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LE
VOYAGE DE MON FILS
CONGO
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de
traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la
Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie')
en novembre 1894.
AUis. typo(;k.\1'H1e ijf. k. m.o.n, NoLhurr kt c", iuk G.\u.\NcifcKK, 8.
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DUCHESSE irUZKS
LE
VOYAGE DE MON EILS
AU
CONGO
ILLUSTRATIONS DE RIOU
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PARIS
LIBRAIRIE PLON
E PLON, NOURRIT et C'% IMPRIMEURS-ÉDITEURS
HUE G A Fi A N C 1 È R E , 10
Lorsque mon lils Jacquos eut accompli le devoir militaire que la patrie
impose aujourd'hui à tous ses enfants et lorsqu'il rentra dans sa famille,
après avoir servi dans un régiment de dragons, il se trouva en face des
difficultés politiques et sociales qui barrent, à notre époque, l'entrée de
presque toutes les grandes carrières aux fils de l'ancienne aristocratie
française.
iMais la vie privée, avec son oisiveté et ses entraînements, ne pouvait
suffire il ses goûts pour l'action.
L'oisiveté lui pesait. Il ne se résignait pas à mener une existence
inutile, et, un jour, il me déclara qu'il voulait jouer un rôle, ici-bas. et
continuer, sous une forme quelconque, les traditions de sa race, dont les
représentants ont, tous, consacré leurs forces au service du pays.
Je n'avais pas le droit de m'opposer à un pareil dessein et, si je
Lavais eu, je nen aurais point fait usage, car. comme mon fils bien-
aimé, j'estimais que Dieu nous a mis ici-bas non pas pour nous, mais
pour aider les autres. J'estimais aussi ({ue Légalité des droits peut
parfaitement se concilier avec l'inégalité des devoirs, et que la France
peut exiger davantage de ceux de ses fils qui portent un nom, auquel
elle a fait plus d'une fois les honneurs de ses annales.
— 6 —
Il trouva donc auprès do moi acquioscomont. appui et concours pour
ses généreux projets.
La vieille Europe a commencé sur rAfri(iue un travail de rapide
dépècement qui suscite les ])lus nobles émulalions. C'est à qui aug-
mentera le domaine national: c"est à qui percera et jalonnera une route
nouvelle: il voulut joindre ses efforts à ceux de ses vaillants devaiu:iers
auxquels se joignait l'attrait des rivalités internationales.
Jacques avait choisi l'itinéraire suivant : remonter le Congo jusqu'aux
Stanley s Falls et de là se lancer au travers des régions musulmanes,
pour tracer un débouché sur TÉgypte où la France a des intérêts sécu-
laires et oi!i dorment les os de tant de nos soldats, aussi bien ceux des
croisés qui suivirent saint Louis que ceux des vieilles bandes qui sui-
virent le jeune Bonaparte.
L'entreprise avait séduit déjà plusieurs explorateurs. La liaison diago-
nale entre le Congo et l'Egypte avait été essayée par l'Abyssinie. Elle
avait échoué. Jacques espérait la réaliser, et. d'avance, nous nous étions
donné rendez-vous au Caire. ^ '
Cette route avait été choisie, d'abord pour ne pas éveiller les soup-
çons des nations rivales intéressées à ce qu'un Français ne pût atteindre
rÉgypte par le Sud. et aussi parce que le gouvernement ne paraissait
pas disposé à prêter son concours à l'expédition.
Je me hâte d'ajouter que cette mauvaise volonté ne fut que passagère,
et que le duc d'Lzès vit bientôt ses efforts secondés par le gouverne-
ment de sa patrie. Il eut l'appui national. H en marqua sa reconnaissance
en se dévouant corps et âme dans une expédition mihtaire et dans une
campagne meurtrière qui. de l'avis des spécialistes africains, fut très
utile et très heureuse, et que précisément le commandant Monteil a mis-
sion de continuer. Je saisis cette occasion d'en remercier qui de droit.
— 7 —
En môme temps que tous les patriotes approuveront mon sacrilice,
toutes les mères comprendront mes angoisses, sur lesquelles je crois
inutile d'insister.
Je voulus du moins qne rien ne manquât à renfauL qui s'aventurait
aussi loin. Toutes les jjrécautions que commande la prudence furent
prises. Tous les procédés d'armement, d'équipement qu'a enseignés
l'expérience furent employés. Jacques emportait avec lui une cargaison
suffisante pour satisfaire à tous les échanges et à tous les besoins de
l'homme civihsé, des bagages oîi se trouvait non pas seulement l'indis-
pensable, mais l'utile, mais encore l'agréable; depuis une chaloupe
démontable en acier qu'il appela la Duchesse Anne, jusqu'à des livres, des
cigares et des instruments de musique. Il emportait trois mille livres
sterling en or anglais.
Il emmenait cinquante tirailleurs algériens, libérés du service mili-
taire, équipés militairement, commandés par des cadres d'élite, divisés
en six escouades, plus une escouade d'ouvriers hors rang. Il avait enfin
autour 'de lu» un petit état-majar de quatre Européens, et c'est à la tête
de ces forces et de ces ressources qu'il s'embarqua, plein d'entrain, à
Marseille, le 25 avril 1892.
Toutes ces jeunesses, toutes ces bonnes volontés, foutes ces précau-
tions, tous ces soins devaient, hélas ! aboutir à un cercueil!
J'ai cru qu'il était de mon devoir d'apporter sur le tombeau de 1 en-
fant disparu le livre qu'on va hre et dans lequel il parle lui-même, car
ces pages ne contiennent que le résumé de ses lettres, de ses notes
intimes auxquelles j'ai joint simplement quelques documents officiels
ou privés qui les confirment.
Je n'ai rien changé. Je n'ai rien embelli. Je me suis contentée de
masquer quelques noms et de supprimer quelques détails qui auraient
pu être désagréables à certains de ses conipaguuiis de ^oyage. Car la
catastrophe tinale rend toute récrimination inutile.
Le public, en possession de ces lignes, écrites, au jour Ir jour, sans
apprêt, sans parti pris, sans intérêt personu(d. portera tel jugement
qu'il lui conviendra sur les hommes et les choses.
Il dira, je l'espère, que mon pauATe enfanl a bien soufï'ert. mais qu'il
a fait ce qu'il a pu et que, comme l'a proclamé sur sa tombe le représen-
tant du gouvernement, il s'est montré un digne fds de la France.
DucuEssK 1) LZi:S
(Née Mortemart).
LETTRES DE JACQUES
DEPART
ESPÉRANCES. — LE DEVOIR DU SANG. — REPTILES.
A bord du Taijgête, le 27 avril 1892.
Ma chère maman,
Eh bien! nous voilà donc partis, et la fameuse expédition qui devait
se tourner en queue de poisson commence sous de très heureux aus-
pices. Jusqu'à présent la traversée est excellente et personne n'est
malade, sauf un ou deux tirailleurs, qui ont eu un peu mal aux cheveux
après le temps qu'ils ont passé à Marseille. Nous avons, tous, été très
émus, au départ, moi surtout, et je vous assure que le premier quart
d'heure a été un des plus désagréables que j"aie jamais passés. Mais main-
tenant l'espérance est revenue et je suis fermement décidé à marcher et
surtoutà réussir. Nous partons, tous, confiants dans le succès et enchantés
d'avoir à faire quelque chose de beau, de grand, et qui peut être utile à
la France et à l'Humanité!
Du jour où j'ai décidé de partir et où j'ai été convaincu que ce voyage
était dans mon existence comme un but sérieux qui révolutionnerait ma
vie tout entière ; du jour surtout où vous avez si noblement compris le
projet et m'avez donné les moyens de l'exécuter, je n'ai jamais varié et
n'ai eu qu'une idée : celle de réussir. J'ai trouvé là un vrai moyen de
prouver que je n'étais pas dégénéré et que je pouvais encore montrer
([ue je suis vraiment le descendant d'une race où il n'y a que des homme.^
— 12 —
braves et dignes de leur nom, et dont vous avez encore vous-même
relevé Téclat, après la mort prématurée de mon pauvre père!
J'espère que tous les serpents cpii parlent contre nousvoni jiouvoir se
taire et ne plus dire que vous m'envoyez me faire tuer là-bas. On sait
bien que, seul, j'ai aouIu partir, et que vous n'avez fait que m'en pro-
curer les moyens.
LU DEPART.
Nous sommes très bien à bord. Il y a des prêtres (pii nous diront la
messe, le dimanclie. Le capitaine est cbarmant et fait ce (pi'il jx'ut pour
nous être agréable. Je ne vous en écris pas plus long anjoiird'bui et
espère recevoir de vos nouvelles par le courrier d'Anvers.
Je vous embrasse bien b'ndremenl.
Votre fds (pii vous aime beaucoup
Jacques.
Fac-similé d'une lettre du duc Jacques d'Usés.
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II
EN MER
COLL.VBOUATEUUS. — DAKAR Eï CONACIU. • — liEHANZIN.
A bord du Taygéte, le 10 mai i892.
Ma chèhe maman,
Au moment où je vous écris, il fait une température un peu chaude et
surtout très lourde et très orageuse. Celte nuit il a fait, paraît-il, un
assez gros orage avec pluie, éclairs et tonnerre. Je dis : « paraît-il »
parce que je n'ai absolument rien entendu. Jusqu'à présent, je me porte
à merveille et ne souffre nullement de la chaleur, qui n'a d'ailleurs com-
mencé à être violente qu'à partir du 7, c'est-à-dire après Dakar. Je
m'entends très bien avec JuUen et avec X...
Julien est vraiment remarquable , dès (ju"on arrive dans un pays
musulman. Outre l'ascendant énorme (ju'il a su prendre sur les tirail-
leurs, je Tai vu, l'autre jour, faire un essai de sa puissance morale sur
des noirs. C'était à Conacri, chez les Soussous ; nous visitions leur village
pendant le temps qu'a duré l'escale. Julien a découvert un négro qui
parlait arabe — ce négro pourrait être considéré connue un sacristain ou
au plus un vicaire — et au bout de quelques minutes, non seulement ce
négro était convaincu, mais encore il avait fait accroire aux principaux
du village que Julien était marabout et une sorte de prophète, descen-
dant de Mahomet en droite ligne. Pour un })eu, ils l'auraient pris
comme grand prêtre. J'ai une grande conliance en lui et je suis persuadé
— 14 —
que, grâce à lui, nous pourrons réussir bien des choses qui eussent été
matériellement et moralement impraticables, sans le secours de ses
talents.
Sliman, notre domestique noir, continue à faire mon bonheur et
ferait surtout celui de Malhilde, si elle le voyait au milieu des négrillons.
De la traversée, je vous parlerai peu. car il n'y a pas grand chose à en
dire. Tantôt la mer est belle, et. Dieu merci, c'estle cas le plus fréquent:
LA JETEE DE DAKAH.
tantôt nous avons un peu de roulis et de tangage. Mais, de[)uis quelques
jours, tout est calme, et nous pouvons manger sur le pont, où il fait
beaucoup moins chaud, grâce à la brise de mer, qui se fait encore très
suffisamment sentir. On a mis sur la dunette une tente qui la couvre
complètement, et c'est là que nous passons presque toute la journée et
une partie de la nuit.
Nous sommes descendus quatre fois depuis notre départ de Marseille :
à Oran, à Las Palmas, à Dakar et à Conacri. Je ne vous parlerai |ias des
deux premières escales. Dakar est peu curieux, uuiis grandira probable-
ment, au point de devenir la capitale du Sénégal, aux lieu et place de
— 15 —
Saint-Louis, qui décroît, malgré le chemin do fer qui joint ces deux villes
et qui parcourt la distance en une douzaine d'heures.
Dakar, quoique construit dans le sable, sur une côte desséchée,
deviendra un port utile pour la relâche de presque tous les bateaux
desservant le sud du Brésil et la côte occidentale d'Afrique. La rade est
assez bonne, et le commerce commence à prendre de Fimportance. L'as-
pect en est cependant désolé, à cause du manque d'arbres et de verdure.
LES GANDINS DE CONACRI.
Toute différente est la ville où nous nous sommes arrêtés. Si c'est
une ville, on peut dire qu'elle n'est encore qu'au biberon; mais, grâce à
sa disposition, elle peut servir d'entrepôt au commerce de toutes les
rivières du Sud, et commence déjà — elle est fondée depuis cinq ans —
à faire du tort à Sierra-Leone. Il n'y a encore que vingt à trente habitants
blancs, mais pas mal de noirs, quelques-uns habillés à la dernière
mode de Paris; d'autres, au contraire, n'ayant pour vêtement que la
ceinture traditionnelle.
Mais combien différente est la végétation de Conacri de celle de
Dakar! Autant Dakar est desséché, autant Conacri est vert et gai. Des
— 16 —
cocotiers, des manguiers, des bananiers, des palmiers, un tas d'arbres
immenses et à végétation luxuriante dominent une sorte de broussaille
verte et épaisse, que Ion défriche déjà'avec rapidité pour créer des jar-
dins où viennent toutes sortes de légumes. L'avantage de Conacri est
d'être situé dans une île où la température est beaucoup plus douce
— quoique encore très suffisamment chaude — et où le chmat est assez
sain, beaucoup plus que dans le reste du Sénégal.
Nous n'avons encore aucune nouvelle de France, sinon que le 1" mai
(1892) s'est passé tranquillement. Mais nous espérons recevoir des lettres
à Boma par le bateau qui a dû partir d'Anvers le 6 mai. Quand cette
lettre vous parviendra, il y aura déjà quelque temps que nous serons
arrivés. Dès que nous passerons à Kolonou (Dahomey), je vous enverrai
les derniers renseignements. En attendant, voici un épisode qu'on nous
a raconté, l'autre jour.
Le Stamboul — c'est le bateau de la Compagnie Fraissinet qui revient
vers la France — passant en vue des côtes du Dahomey, aperçut... deux
blancs, faits prisonniers par le roi Belianzin. Aussitôt le commandant fit
stopper, fit tirer le canon à blanc, et envoya quelques hommes du bord,
armés de fusils de chasse, qui mirent en fuite les gardes noirs et déli-
vrèrent les deux blancs. {Si non e vero...!) Pourquoi n'envoie-t-on pas
une bonne trou[»e? En quinze jours ça serait fini, au lieu de traîner par
petits paquets, ce qui coûtera beaucoup plus d'hommes, d'argent et de
temps, et cela, de l'avis de tous les gens qui y sont actuellement.
LA VEGETATKl.N A COXAClil
III
AL DAHOMEY
lîKLACIlK. — KOTONOU. — ANARCHIE CULUNMALE.
xNOJliS ET IIEQUIN'^- — UNE KÉCLAME.
A bord du Taygète, en rade de Kolouou (Dahomey;
le 16 mai 1892.
Voilà trois jours quo nous sommes en rade de Kotoiiou, perdant ici
une grande partie de lavaiice (pu-, nous avions prise, grâce au l)ean
temps qui nous a favorises jusqu'à ce jour. Il est vrai que nous avons eu
deux ou trois jours de fortes chaleurs, et surtout dorages. Hier, il a fait
assez frais, car nous sommes ici dans la saison des pluies et des orages.
11 tombe pies([ue tous les jours des averses énormes, et le ciel est
constamment couvert. Julien a été assez souffrant de la lièvre, augmentée
du mal de mer. Il s'est guéri en buvant du Champagne — du Clicquot
naturellement — et maintenant il est tout à fait ragaillardi. Je suppose
que le mal do mer est entré pour les trois quarts dans sa lièvre, car d
n'est pas un marin bien brillant. Sauf cela, tout va bien et les autres per-
sonnages de l'e\[>édition se portent à merveille, à commencer par moi.
Nous sommes descendus à terre avant-liier et nous avons admiré les
fortifications de Kotonou, qui consistent en une palissade en buis et
quelques tils de fer tendus pour iirièli'r les Dahoméens. D'après ce que
j'ai entendu dire ici, les fameux Dahoméens sont beaucoup moins nom-
breux et beaucou[> moins épou\antables qu'on ne \eut bien le dii'e à
Paris. Le roi Belianzin, ou pins e\act(Mnent Pedasiué, |ient tout au pins
mettre sur pied (piatre nulle suhlats (pu sont bien (Hsci[.bnés — sur-
— 18 —
tout les Amazones — mais qui ne savent pas se servir des ftisils à tir
ra})iJe dont ils sont pourvus. Le commerce ici est très important, et
(pioique le village de Kotonou ne soil guère composé que de sept ou huit
maisons, dont un petit fort-caserne, le produit de la douane a dépassé,
Tannée dernière, un an après son établissement, la somme respectable
de six cent mille francs. Le commerce consiste surtout en huile de
palme. Il est entre les mains de deux maisons françaises qui font plu-
sieurs millions d'affaires par an. Malheureusement, tous les Français
qui sont ici tirent chacun de son côté, et, dès (pi'il s'agit de se rendre
service, montrent la plus grande mauvaise volonté qui soit possible.
Ce qui est terrible aux colonies, et surtout dans ces petits trous, c'est
le manque absolu de direction unique. Quand il arrive des armes, des
vivres, des campements, etc., c'est à qui ne les débarquera pas. Les
civils déclarent que c'est l'ouvrage de la marine, la marine rejette tout
sur la guerre, et la guerre les renvoie au diable. Or, comme ce dernier
est un très mauvais agent de transports maritimes ou terrestres, les
malheureux convois se détériorent, s'avarient, quand ils ne se perdent
pas com})lètemcnt. Et tout cela, parce que nul n'ose prendre la respon-
sabilité, quand il n'est pas couvert par un supérieur. C'est une anarchie
organisée, et c'est bien dommage, car si Fou veut des colonies, ce qui,
je crois, est nécessaire et traditionnel en France, il faudrait au moins
envoyer un monsieur à poigne qui concentrerait tous les pouvoirs dans
chacune d'elles, de préférence un militaire, dans celles qui sont aussi
peu soumises que le Dahomey.
Heureusement que le roi du Dahomey ignore un peu ce qui se passe
ou a peur, malgré les lettres insolentes qu'il écrit ou fait écrire par son
secrétaire, un Poi'tugais. Sans cela, il eût très bien pu s'enq)arer de
Porto-Novo, ville de trente mille habitants, soumise à la France, et nous
rejeter à la côte. Mais il n'a pas osé, et maintenant il a une « frousse »
carabinée, depuis qu'il a ap})ris que les troupes arrivaient. On (b'\ rait,
si on veut en finir, le pousser à bout et l'envoyer à tous les diables par
une bonne petite colonne de deux à trois mille hommes. Ce serait lini
une bonne fois pour toutes, et il n'\ aurait i)as à recommencer à tout
bout de champ, comme ce sera nécessaire avec l'éternel et idiot système
— 19 —
(les petits paquets. Mais je rabûclie un tas de choses dont les journaux
ont déjà parlé maintes et maintes fois; seulement, sur les lieux, on
remarque beaucoup mieux tout cela, et ça frap[)e davantage.
Nous avons vu déjà des collections de négros, du plus beau noir ou
Inen tournant sur le chocolat. On les voit surtout arriver, pour décharger
les bâtiments, à Grand-Bassam et à Kotonou. Ils sont une vingtaine dans
les pirogues qui viennent chercher la marchandise. C'est, du reste, un
métier fort dangereux, et ils sont obhgés, pour venir de la terre au
LE « TAYGKTE » DEVANT KOTONOU.
bateau, de traverser les lames qui se brisent et forment ce qu'on appelle
une « barre ».
Tout le long du golfe de Guinée, la lame est très violente et vient
briser sur le sable en formant de vraies montagnes d'eau. Les pirogues,
pour traverser et arriver du sable en pleine mer, sont poussées par les
noirs qui, au moment où la pirogue flotte, et pendant l'intervalle rela-
tivement calme que laissent entre elles deux grosses lames, se mettent à
ramer énergiquement avec leurs pagaies, de façon à arriver à cent ou
cent cinquante mètres du bord, avant que la lame suivante ait brisé.
Ils y réussissent presque toujours: mais quelquefois arrive une lame à
— 20 —
loquclle on no s'attendait pas. qui \uns cliavirt^ comjtlrtomont. et vous
n'avez d'autre ressource que de nager \ers le rivaj;e, [>our recommencer
el essa>er de réussir. Certains jours nu^-me la hari-e est im[)raticable,
jtarce que les vagues sont tr(i[i Tories.
Il y a aussi un léger inconvénient. princi[talement à Kolonou: ce sont
des requins qui logent [très du rivage : (juand. par malheur, ils aperçoi-
Aeiit une end)arcation (pii chavire, ils se précipitent et avalent une
cuisse ou un bras noirs. Cela arri\e malheureusement assez fi-équem-
ment; aussi, à Kotonou. a-l-on eu l'heureuse idée de consiruire un warf.
c'est-à-dire une jetée, construction Irès légère en fer, (|ui s'avance à
deux cenls nH'di'es el pernu't de déltarquer les passagers et les mar-
chandises, sans courir les risques d un déchet fort désagi'éable.
C'est par là (pie je suis descendu et que je suis allé visiter la belle
plage de Kotonou, qui ne pourra devenir une ville d'eaux que dans
terriblement longtemps.
Là-dessus, ma chère maman, je termine ma lettre, qui arrivera je ne
sais pas trop quand , car il n'y aura pas de rencontres avec un autre
bateau-courrier, et je la mettrai à la poste de Libreville, pour la direction
de Saint-ïhomas et la voie portugaise. Je vous en enverrai probablement
une autre par le Tai/f/èle, quand il reviendra de Banane, et dame! après,
je crois que a ous les recevrez plus difficilement, car le service postal ne
doit pas èlre d'une régularité extraordiuain^ an Congo belge. Votre
dépêche de Conacri m'a fait grand plaisir, mais elle a eu du relard, et je
ne l'ai reçue qu'à Crand-Bassam, c'est-à-dire trois jours après.
17 mai. — J'ajoule à ma hdire une épîlre que j'ai reçue à bord du
Tdi/i/rtc. en rade de KoloudU. poiii- que \()us la joigniez à la collection
eonqdéle (pii a é|e i-eeue à .Marseille ( I ). On m'a donné aussi le numéro
du Pdii .IdiiiikiI du ±W avril, dale de noire (lé|(arl. où il \ a une réclame
élonnaiile |ionr les savons du Congo, .le la recijpie pour \ons. au cas où
NOUS n'aiM-ez pas l'occasion d(^ la i'elrou\er.
(1) C'était une demaiule de faii-e paiiie de rexpi'diliun dUzès. Le nombre d(
demandes semblables sest élevée à piu.s de ecnl.
21
BONNE CHANCE !
Le jeune duc d'Uzès s'embarque pour rAfrique ;
Il va, cet élégant et noble pionnier,
Aux sources du Congo que découvrit Vaissier
Demander le secret de son parfum magique
Que l'on célèbre en vers, dans l'Univers entier.
Je dois avouer que lorsqu'on lua a[.[)orlé le iiuuirro. celait, il y a
quatre jours, en pleine mer, je me suis mis à rire [HMidaiil quelque
temps, et il a procuré une douce hilarité à tous ceux qui l'ont vu. Je
suis jusqu'à présent enchanté de ceux qui sont avec moi, et aujourd'hui
tout le monde est à merveille.
Je vous endjrasse tendrement.
Jacques.
IV
AU CONGO
A TERRE. — LES TIRAILLEURS. — MIZON ET DYBOWSKI. A l'hÔTEL.
Banane, le 2i mai 1892.
Enfin nou.s voilà parvenus au terme de notre navigation et rendus sur
le territoire de TÉtat belge! Tout s'est très bien passé, pendant cette
période de trente jours, et nous n'avons eu qu'à nous louer de tout le
monde à bord. Les mécaniciens m'ont offert un couteau fait par eux
dans une dent d'éléphant, et je leur ai payé à tous du Champagne, le
dernier jour. L'agent des postes qui était à bord et remplissait en même
temps les fonctions de commissaire du gouvernement nous a photogra-
phiés, tous, à notre arrivée, et doit vous en porter des épreuves, aux
Champs-Elysées. Je lui ai donné ma carte avec un mot pour vous, parce
que je suis sûr que ça vous fera plaisir. En même temps, il vous donnera
des nouvelles de notre voyage. C'est un homme très aimable et extrê-
mement bien élevé, qui nous a été à tous d'une grande ressource durant
la traversée.
Les tirailleurs vont bien, sauf un que nous avons été obligés de ren-
voyer: il était souffrant, et X... a jugé qu'il serait incapable de faire la
route, et (|ue surtout, une fois partis, on aurait presque constamment
élé oldigé do le porter. Le capitaine du Taijgète s'est chargé de le rapa-
liicr. sur les bons que X... lui a faits. Julien va très bien: dès qu'il a
louclié terre, il s'est senti ragaillardi: m.iis il ne veuf plus entendre
— 23 -
parler d'un bateau quelconque, et il dit qu'il fera le lour par la mer
Noire plutôt que de recommencer une traversre.
25 mai ISO^J. — Je reprends ma lellre. iiilerrompue, hier soir, par
l'arrivée de plusieurs explorateurs connus, lels que Mizon et Dybowski
qui reviennent tle France ou y retournent. Le premier a fait un voyage
superbe et a réussi pleinement dans son exploration. 11 est parti des
bouches du Niger et est arrivé aux bouches du Congo, après avoir décrit
un immense demi-cercle dans les terres, coupant par derrière la route
aux Allemands et aux Anglais. Dans presque tout le pays qu'il a }>ar-
couru, après s'être un peu enfoncé dans Tintérieur. il a trouvé des
chanqis de blé, des vaches et une température douce ; surtout des nuits
fraîches, puisque son thermomètre est descendu à ti-ois et quatre degrés
au-dessus de zéro et même une fois à zéro. L'autre, Dybowski, a été
souffrant, et c'est pour cela qu'il revient: mais il est allé retrouver les
restes de la mission Crampel.
Je crois que nous resterons encore ici deux ou trois jours, parce que,
dit-on, l'hôtel de Boma est très inférieur, et cidui de Matadi encore
plus. Nous ne sommes pas mal du tout ici, mais il n'y a absolument rien
à faire, l'unique route du pays étant la plage, et les promenades i)eu
variées. 11 y fait heureusement assez frais, et dans ma chambre, je puis
très bien supporter, la nuit, une couverture de laine, outre une « mousti-
quaire » très épaisse.
X... marche bien, et tout est en bon ordre jusqu'à présent. Nous
attendons avec impatience YAkassa qui arrive d'Anvers, et doit être ici
le 29 ou le 30. Les moyens de communication ne sont pas ra[)ides: il
n'y a pas encore ici de télégraphe, et j'ai dû faire envoyer ma dé[»rche
d'arrivée i)ar le Taijnètc, remontant à Libre\ii]e, dernier point (hi (àhic
de la West African Company.
A BOMA
UN HÔTEL EX TÔl-E. — INE VILLE UUI SUliT VK TEUHE. — PETITS OISEAUX.
CHEZ LE COU VEli.NEUU CENÉliAL. — l'ÉTAT LIUIÎE DU CONGO.
Boina-tlongo, le 3 juin 18'J2.
D'étape en éla[ie nous axanctins tloneenient, sans qne nons soyons
cependant encore en roule. Tout marche assez bien, mais avec une sage
lenteur; le caractère du noir ayant uih' préférence marquée pour l'in-
dolence, et les blancs eni[do}és dans ce pays-ci se faisant )'a[iidement à
ce système du fanilciiir, il est nécessaire de beaucoup se remuer pour
mettre en route les trois cents charges que nous devons transporter à
Léopoldville.
L"^/.m\s'rt est arrivé à Banane le 31 mai au matin. Nous avons immé-
diatement fait embarquer nos hommes et sommes montés à bord.
Le soir du 31 mai, nous espérions arriver à Bonia, mais la nuit nous
a pris en route, et nous avons été, à notre grand désespoir, obligés de
stopper et de passer la nuit à bord, dans une installation un peu primi-
tive. J'ai été réveillé, le matin, }iar un noir (jui cii'aitdes bottines, juste
au-dessus de ma tête. Heureusement que je me suis réveillé à temps.
Sans cela j'aurais été épouvanté et je me serais demandé si on ne m'avait
pas })(Midant la nuit changé en noir, (^e malin-là (1" juin), nous arri-
vions à Boma et retrouvions X... que j'avais expédié en avant, pour faire
le fourrier et préparer logement et vivres. J'ai fait continuer alors Julien
sur iMatadi cl suis dcsccndii à lîonia. aliii de rendre visite au gouverneur
général de l'I'Jat indépendanl du Congo. \.'AI,(tss(( a donc enunené les
autres vers Matadi, on ils onl dû arriver ce soir-là vers cin(| heures et
demie ou six heures et s'installer, puis (•t)niniencer à expédiei- (piehpies
colis sur Léopoldville, par caravanes de trente à (|narant(3 liommes.
Lorsque je suis descendu du bateau, je me suis rendu diieclement au
grand hôtel de Borna, vaste construction entièrement en tôle, où des
chambres nous avaient été préparées. L'hôtel paraît vraiment très beau,
quand on pense que Borna existait seulement sur la carte, il y a huit
ans. C'est un immense bâtiment en tôle avec un assez grand nombre de
chambres, construit sur pilotis, élevés de trois à quatre mètres — comme
■^ l':'anjiejx au l"'état,c V
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Basse -CoxiT^
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Bâtiment ppùicipal
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Entrer du. Jardiny
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'LAN DE LHOTEL DE BOMA.
le sont presque toutes les constructions de ce pays-ci — et renfermant
plusieurs grandes salles à manger et un café ! Tout autour, il y a deux
cours qui renferment un tas d'animaux, tels que poules, chèvres, perro-
quets, singes, canards, etc.
11 y a là de quoi loger pas mal de monde, et les chambres sont très
convenables. Des fenêtres de l'hôtel on aperçoit le Congo, dont la lar-
geur en cet endroit est de quatre à cinq cents mètres, divisé par une
île en deux bras. J'avais oublié de vous dire qu'en remontant le fleuve
sur \Ahmm, nous avions regardé les rives qui sont très plates et boisées,
et qu'on y rencontre de temps en temps quelques fiictoreri(\s, princi-
palement portugaises et hollandaises.
4
— 2f) —
Boma-\il]e! se divise en deux parties : la ville basse et la ville haute.
La Aille basse comprend l'hôtel, une demi-douzaine de petites maisons
et des factoreries. Elle est située le long de la rive du Congo et est rehée
à la ville haute par un petit chemin de fer Decauville, qui ne marche
que trois ou quatre fois par jour. Dans la ville haute, qui se trouve sur
un plateau un peu plus éloigné du Congo, s'élèvent les constructions du
gouvernement, disséminées à une assez grande distance les unes des
autres. Ce sont le palais du gouverneur, le sanatorium, la caserne,
quelques maisons de fonctionnaires et l'église. Cette dernière est égale-
ment construite en tôle, et a dû être apportée, toute faite, de Belgique.
Elle a une allure assez originale et, de loin , ressemble un peu à une
petite église de province en France. 11 y a quelques arbres aux alentours
et le long des berges du Congo, mais le pays est beaucoup moins boisé
(pie dans les bouches du Congo.
On voit beaucoup de petits oiseaux. Le plus commun est le colibri,
qui remplace ici le moineau. Il y a aussi énormément de corbeaux, qui
poussent le même cri que les corbeaux français. Ils ont également la
même forme, mais autour du cou leur plumage est tout blanc; on
dirait qu'ils ont une sorte de collier. Leurs ailes sont un peu plus
bleutées qu'en Europe. J'ai vu aussi quelques oiseaux-mouches et des
collections de papillons à faire rêver tous les entomologistes et les
collectionneurs. On en voit d'immenses et de toutes les couleurs de
Farc-en-ciel. Le chmat actuellement est assez tempéré, et, sauf deux ou
trois heures de l'après-midi, pendant lesquelles il fait un peu chaud,
tout le reste du temps, on peut se promener très agréablement. Les
nuits sont surtout très fraîches, et je dors encore plus qu'à Bonnelles
ou à Paris! Nous sommes, il est vrai, dans la bonne saison qu'on
appelle la saison sèche ou l'hiver, et le soleil ne se montre guère qu(^
pendant trois ou quatre heures, quand il daigne se montrer.
En arrivaul, le 1", je suis allé, dans 1' « après-dîner ». comnn^ on dit
ici, voirie gouverneur général, il a été 1res poli, très aimable, et nous
nous sommes donné mutuellement beaucoup d'eau bénite de cour,
mais il n'a [)as voulu m'autorisera armer les hommes île l'escorte, avant
d'arriver aux Kalls: j(> crois que nous causons aux l)ons Belges une peur
qtoiivantable, et que surtout ils nous jalousent beaucoup, car ils n'ont
aucun nujyen de recruter des soldats, et toutes leurs troupes ne tien-
draient pas un seul jour contre nos cimpiante Arbis. Les soldats de
l'Ktat libre du Congo ne sont que des uiallieureux « gosses » noirs,
[»ris un peu i)artout, vêtus de loques et dont Tunique occupation est
de faire de gros travaux de terrassements et autres.
Le gouverneur, qui est un homme d'une cinquantaine d'années,
peut-être un peu plus, est venu, le lendemain, me rendre ma visite avec
son ofiicier d'ordonnance et a mis son yacht à ma disposilioii, pour
remonter à Matadi. Je compte le faire, probablement d'ici trois ou
(juatre jours, et aller voir à Matadi les commencements du chemin de
fer, entreprise qui doit être extrêmement intéressante, et dont les
Ingénieurs se mettent entièrement à ma disposition, pour me montrer
la partie actuellement terminée, c'est-à-dire dix ou douze Ivilomètres
sur lesquels la machine roule, et quatre ou cin(| où la pose des rails
s'effectuera d'ici à quelque temps.
Dès que Pottier aura fait quelques épreuves réussies, comnn^ photo-
graphies, il vous les expédiera. Je ne sais trop qnand elles arriveront,
parce que les courriers ne sont pas très réguliers. H y a des bateaux
portugais directs qui ne mettent qu'une quinzaine de jours de Banane à
Lisijonne, mais les autres bâtiments reviennent assez doucement et
mettent bien près d'un mois, sinon plus. Cette lettre-ci partira, je crois,
par VAkassa et sera à Paris vers le miheu de juihet. Vous serez proba-
blement, vers cette époque, à Boursault, mais je préfère l'adresser à
Paris, étant plus sûr ainsi qu'elle vous parvienne. Pour les lettres que
vous nous adressez, il faut mettre en suscription, du moins à ce qu'on
m'a dit ici, Stanley-Falls, r/« Matadi, Etat indépendant du Congo. Dans
ce [uiys-ci on ne doit gin^-re compter sur une grande régularité [)0stale.
Une recommandation : mettez vos lettres dans de fortes enveloppes, ou
mieux, toutes en un seul paquet, mais bien ficelé, ou si ce sont des
lettres, cachetez-les avec des crampons de fer, parce que la cire fond, et
que les lettres qui sont simplement gommées s'ouvrent parfois avec une
facilité extraordinaire.
Votre lils. à demi Africain!
VI
EN MARCHE
LES CHARGES. — A LA MESSE.
Boma, le 12 juin 1892.
Cette lettre-ci ne pourra pas contenir beaucoup de détails, car depuis
que je vous ai écrit nous n'avons presque rien fait. Mais je pars demain
matin pour Matadi; car j"ai reçu un mot de Julien me disant que tout
était prêt et que dans deux ou trois jours nous pourrions remonter vers
Léopoldville. Nos charges sont toutes en route, et, malgré les lenteurs
occasionnées par VAIîCL'isa, qui a mis huit jours à débarquer tout à
Matadi, ça marche assez bien. X... a, paraît-il, été un peu soufTrant,
mais il est rétabli. Sliman a eu la lièvre, mais il va bien. Moi, je me porte
à merveille, mais je ne me fatigue pas et no fais aucune imprudence.
Nous serons probablement à Léopoldville vers les premiers jours de
juillet.
Je profite de ce que VAlMssa part demain matin pour vous expé-
dier ce mot, car je crois que vous en attendrez un autre pendant un
mois au moins; à mesure (pie nous allons remonter, les communications
deviendront plus rares et surtout bien moins régulières qu'ici, où, de
temps à autre, il y a des correspondances avec le paquebot portugais
direct pour Lisbonne.
Le temps est toujours assez beau et la tenqtérature très douce; nous
avons, ce matin (dimanche), assisté à la messe ici, à la cathédrale, qui
est, comme je vous lai dit, une petite chapelle en tôle. C'est probable-
— 29 —
ment la dernière fois que nous l'entendons avant notre grande tournée.
Peut-être pourtant aurons-nous une occasion à Brazzaville, où sont les
Pères de la Mission française. La messe était servie par deux entants
de clucur, en rouge; c'étaient deux petits noirs qui avaient, ma foi,
très bonne tenue et auraient pu en remontrer aux entants de chœur de
Bonnelles.
VII
AU CAMPEMENT
MATAUl. 1-K " l'UIN'CE liAl'UUUlN' ». — LE CHEMIN DE FEU.
UNE ANCIENNE CAIMTALE. — LES l'ORTEUliS. — LE CHÊNE DE STANLEY.
MENU. — PHOTOCliAI'HIES.
Au camp, devant Maladi, voilée Léopold, le IG juin 1892.
Depuis que je vous ai ('crit, nous avons drlinilivement quitté la vie
d'hôtel, et nous sommes installés au camp, un peu au delà de .Alatadi, à
sept ou huit cents mètres. Nous ne sommes pas restés à Matadi même,
parce que Ihùtel n'est pas installé, et que, du reste, Tendroit où est
Matadi est très malsain.
Nous sommes campés à deux ou trois cents mètres du Congo, sur une
colline assez élevée, soixante à ([uatre-vingts mètres, et dominons une
partie du cours du Congo, jusipi'au « Chaudron d'enfer ». On appelle le
« Chaudron d'enfer » un endroit où le Congo forme une sorte de lac,
entouré de niontagiu'S assez hautes (pii se retlètent dans l'eau et lui
donnent une teinte noire. Quand on y entre en bateau, par un bout, on
ne voit pas la sortie et on se dirait dans un lac suisse.
Nous sommes partis de Boma, Pot lier et moi. [»our rejoindre les
autres, le 13 à neuf heures du matin.
Nous nous sommes end)ar(piés sur le petit steamer de l'Etat du
Congo, le Prince Baiiduiilii, et. a[u'ès inu' heureuse traversée, agré-
mentée d'un excelleut déjeuiu'f. nous sommes arrivés à deux heures ù
N()i:S AVONS VL' 11 1: A r COUP Dl
— 31 —
Matadi. Lo lonj;- do la roiilo nous avons vu beaucoup do crocodilos et de
singes. J'en ai lire quelques-uns, mais d'un peu loin. Le capitaine du
bateau a été plus adroit que nous, et il a démoli un singe blanc.
A peine arrivé à Matadi, je suis allé voirie commandant du district,
qui a été fort aimable et qui était môme descendu pour nous recevoir,
mais avec lequel j'avais fait chassé-croisé. 11 est marié, et sa femme vit
avec lui à Matadi et se porte h merveille. Du reste, on a remarqué que
les femmes se portaient bien mieux dans ce pays-ci que les hommes, et
pour une raison facile à comprendre ; c'est qu'elles ne boivent pas
LA GARE DE CHEMIN DE FEU A MATAUl.
comme les hommes, qui n'arrêtent pas ici du matin jusqu'au soir, sous
un prétexte ou sous un autre.
De là, je me suis rendu au camp, qui, comme je vous le disais, est
situé à la vallée de Léopold, non loin de Matadi. Matadi, qui n'a pris de
l'importance que depuis le commencement du chemin de fer du Congo,
comprend une centaine de maisons, dont les principales sont l'hôtel — pas
encore ouvert — la gare, les ateliers du chemin de fer et quelques facto-
reries. Le cbemin de fer, dont la voie est posée sur cinq kilomètres et
dont on ouvrira l'an prochain une première section de cinquante kilo-
mètres, part des bords du Congo à iMatadi; il a une voie unique à
écartement d'un mètre (voie étroite) et suit les rives du Congo (la rive
gauche) pendant cinq kilomètres; il est placé au flanc de coteaux
escarpés, avec des tournants oxlrèmomont rapides, des pentes raides.
— 32 —
De sorte qu'à certains moments la locomotive et les wagons du maté-
riel qui y circulent actuellement ont lair de vouloir aller faire une
petite promenade au fond du Congo.
En arrivant à Tembouchure d'une petite rivière qu'on nomme le M'poso,
le chemin de fer tourne à droite et s'enfonce dans les terres; mais ce qui
retarde un peu, c'est que la voie n'est pas encore placée au delà du M'poso,
011 le pont est long à construire. Quand il sera terminé, il y aura vingt
kilomètres sur lesquels la machine pourra circuler, car les nivellements
sont faits. Les ponts sont tous en fer, et tous les travaux d'art sont
...
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* d Je l'altiop >- « J.utvu,
SnJon.,
des lit
HuUeiirs
H IL.lUt se
NOTRE CAMP A MATADI.
construits le plus économiquement possible. C'est par la voie que nous
sommes arrivés au camp, en la suivant pendant douze cents mètres. En
arrivant, j'ai trouvé toutes les tentes dressées et tout bien arrangé ou en
train.
Nous avons été obhgés d'acheter deux tentes ici, parce que les
anciennes étaient trop petites pour nous abriter tous et qu'il est presque
impossible de s'installer à deux dans chacune d'elles, étant donné surtout
le nombre assez considérable de bagages qui nous suivent. J'ai trouvé
tout le monde en bonne santé. X... avait été un peu souffrant, mais il
était complètement retapé à mon arrivée, et aujourd'hui l'état sanitaire
— 33 —
ne laisse lirii à drsircr. .1 ai Uoum' sinilciiiciil ([achjuc hishillc ciilrc
Julien el X...; mais, grâce à mon intervenlion, elle n'a })as lardé à se
calmer, el loul esl renlré dans l'ordre, du moins pour quelque temps.
L'énervemenl et la lassitude qu'on éprouve sous un tel climat ne sont
point élrangers aux manifestations de susceptibilité et d'humeur dont
on est témoin dans ces pays-ci, et elles ne doivent point étonner de la
pari de gens d'ailleurs froids et maîtres d'eux-mêmes dans toute autre
contrée. Mais, au fond, tout a a bien parmi nous, et je suis ravi de
coucbei- sous la tente. Presque toutes les charges sont en route pour
Léo[)oldville, el nous partirons nous-mêmes probablement lundi avec la
dernière caravane qui conqu'endra soixante à quatre-vingts hommes.
La roule est difticile [tendant les premiers jours, mais devient très com-
mode dans la suite. Du reste, nous mettrons vingt-cinq jours à accom-
plir un trajet (pii n'en demande généralemenl (pie dix-iiuit, et nous
})rendrons notre temps.
Hier, nous sommes allés à Vivi, première capitale du Congo que
Stanley avait établie. Il n'y existe plus qu'une seule maison aujourd'hui,
dans la<[uelle réside le cbef de posle, chargé de la réception des cara-
vanes et de leur dé[»arl. Il nous avait invités et nous a retenus à
déjeuner. \ons avons f;\it un i-ejtas vérilablenu'nl copieux et ari'osé de
plusieurs \ins généreux, car les Belges ne comprennent et ne [nati([nent
riios[titalité écossaise qu'à l'aide de nombreuses libations. A l'enconlre
de la mode anticpie, ils les ingurgitent eux-mêmes elles font ingurgiter
à leurs hùtes, au lieu de les répandre inutilement sur un sol toujours
altéré.
Deux mots, en finissant, sur nos deux nouveaux compagnons. Y... est
un peu jeune et un peu distrait, mais plein de bonne volonté et faisant
un dur ap})rentissage. Poltier est très bon garcjon, débi'ouillard. C'est
le boute-en-train du campement; il a fait quelques photographies qu'il
dé\ eloppera ce soir, et, s'il est possible, je vous en enverrai dans cette
lettre.
— :}4 —
(Sons 1(1 iiiciiic ciirclDjqH'.)
Au camp, devant Maladi, vallée LeopoM, lundi :20 juin 18Ui'.
CeUc It'ltre n'est que la contiiuiiition do sa camarade (|ue j'expédie
sous la, même envelo[»[>e. Xdus ne parliruiis pour I.éopoldville que
samedi au plus loi. Ce retard, assez considérable, provient de la difli-
DINER SOUS LE CHENE DE STANI.EY.
culte que Ton a eue à se procurer dos porteurs, et ensuite du nombre
des colis qu'il a fallu refaire ou modifier, sans compter ({u'on a dû en
acbeler de nouveaux, certaines clioses ayant été oul)liées, et pourlant
indispensables, ce qui n"a rien d'étonnant dans un pareil déménagement.
il y a aussi deux caisses qui sont restées à Anvers, mais qui nous rejoin-
dront prol)ablement aux Faits. Aous avons été assez souvent inxilés à
déjeuner, entre autres à Vivi, et je joins à ma lettre une pliolograpbie
de Pottier, nous représentant dînant sous le cliène de Slaidey, ainsi
nommé [)arce que ledit Stanley y donnait audience aux cbefs noirs.
Ledit cbène est dailleurs un baobab.
— m —
Les personnes de la photographie sont, en parlant de la gauche :
r un domestique noir; 2° M. D..., sous-commissaire du district cor-
respondant de Vivi, notre amphitryon ; 3" moi; 4" un Belge quelconque ;
5° Julien; 6° un agent très aimahie de la Société anonyme belge.
Nous avons été obligés do rendre un déjeuner, que nous avons ofïert
au camp, et dont voici le menu. Vous pourrez juger en le lisant que
nous ne sommes pas malheureux du tout. Et vous en serez d'autant
plus convaincue que personne, à l'heure actuelle, n'est malade, et que
la température ne dé[)asse presqne jamais trente degrés le jour, pour
descendre la nuit à vingt degrés ou un })eu au-dessous.
Voici ce menu :
M E N U
Potage julienne.
hoks-d'oeuvre.
PAlés de foie gras, mortadelle.
ENTRÉES.
Bifteck aux pommes frites.
Carottes à l'anglaise.
Poulet rôti au jus.
Asperges de Belgique.
Dessert et café.
Vin du Ilhin Liebfraumilch, Saint-Estèphe 1878,
Champagne veuve Clicquot.
C'est tout à fait remarquable, et vous no croirez ccrtainouKMit pas
qu"on puisse faire d'aussi beaux festins sur les a prés llouris » (pi'arroso
le Congo. J'ai fait devant ma tonte une plantation de })almiers ([iii
est d'un effet réussi. Poltier doit la photographier aujourd'hui; si
l'épreuve est parfaite, je la joindrai à ma lettre. Nous espérons recevoir
des nouvelles de vous dans quelques jours, ou au moins à Léopoldville,
car le bateau qui est parti le G juin arrivera probablement à Matadi
le 2 juillet, et la malle sera de snito expédiée sur Léopoldville, où elle
arrivera a^sant nous, car nous comptons meltro vingt-cinq jours, comme
— 36 —
je vous l'ai déjà dit, pour monler: étant données les difficultés de la pre-
mière mise en marche, ce ne sera pas trop.
Le tassement est long à faire ; il faut un certain temps [)Our que
chacun se convainque bien (pu- (elles et (elles fonctions lui sont attri-
buées, et qu'il doit les remplir avec diligence et rapidité. Mais ça va déjà
beaucoup mieux que les premiers jours, et je compte maintenant, si
nous parlons le 27 juin d'ici, arriver le 22 ou le 23 juillet à Léopoldville
ou Kincbassa: en nqjartir vers le l"août. pour être vers le 1" septembre
CHEMIN DE F El! DU CONGO.
aux Faits, où nous resterons: mais il est impossiI)Ie de le dire exacte-
ment, car on ne peut se faire une idée (pie lors(pi'on \ est. i-t à distance
on se trompe très étrangement.
11 va eu deux tirailleursassezgravement malades, (loiil mi (b's sergents:
mais ce sont plutôt des accidents que la maladie du i)ays: ils ont tous eu
plus ou moins la fièvre, mais ça ne dure pas longtemps, deux ou trois
jours, au grand maximum. Maintenant l'état sanitaire est excellent. Je
vous parl(^ beaucoup de cela, car je suis sur que tous ces détails vous
intéressent. e( puis c'est ici no(re sujet habituel de conversation.
On a ra|ip(U'(r du liau( Kassaï (afiluent du Congo) un agent de la
— 38 —
Société anonyme belge qui avait eu le corps traversé par une flèche,
laquelle est passée à quelques centimètres du cœur. 11 était transpercé
de part en part, et cependant il va mieux maintenant, et, sauf com-
[dicalions, on espère le voir rétabli dans un petit nombre de jours.
J'ai interrompu ma lettre hier soir, et je la reprends aujourd'hui 21.
Nous sommes allés faire une excursion sur le chemin de fer (environ
six kilomètres). Il suit les rives du Congo jusqu'à l'embouchure du
M'poso et est pendant quelque temps à flanc de coteau. Pottier a fait
plusieurs photographies que je ne pourrai mettre dans cette épître,
mais que vous recevrez par la prochaine et que vous pourrez voir dans
Vlllustmtion. Abonnez-vous à ce journal, et si vous avez occasion d'écrire
à M. Marc, son directeur, dites-lui que Pottier, le photographe qu'il
nous a envoyé, me donne toute satisfaction sous tous les rapports, et
que je l'en remercie beaucoup. Tant que nous serons aux Falls, vous
recevrez les épreuves qu'il fera; mais je vous demande de ne pas trop
les communiquer, pour ne pas déflorer « mon volume ».
Je vous demande pardon d'écrire aussi mal, mais l'encre que nous
avons ne vaut pas cher, et de plus elle est trop épaisse.
Je crois, du reste, qu'en route j'écrirai peu, mais vous recevrez le
plus souvent possible de mes nouvelles. Nous n'enverrons de dépèche
que des Falls: il n'y a. du reste, presque pas d'avantage à en envoyer, eu
égard à la difficulté que Ton rencontre à les expédier et à la lenteur de
leur transmission.
P. S. — Je vous (enverrai pas mal d'objets du bas Congo, ces
jours-ci.
VIII
PREMIÈRES ÉTAPES
E.\ FILE INDIENNE. UNE SUISSE AFRICAINE. — DISCUSSION.
LES CAPITAS. — LA MONNAIE D'ÉCHANGE. — SAISON INSALUBRE.
Manyanga-Sud, le M juillet 1892.
Depui.s mon départ de lAIatadi, si je n'ai pas encore écrit, c'est que
nous avons été constamment en marche, et que les étapes dures ne
ilis[iosent guère à mettre la plume à la main pour barbouiller du papier.
Ou n'a guère d'autre idée, en arrivant, que de se couclier et de dormir,
après s'être lavé et avoir déjeuné succinctement. Aussi, je vais vous
reprendre les faits principaux do notre existence, à dater du jour de
notre départ de Matadi, c'est-à-dire du 27 juin.
A cinq heures du matin, on a sonné le réveil, et, à six heures, les
tentes étaient abattues, roulées, les bagages prêts, et nous avions déjeuné
sur le pouce avant de nous mettre en route. Nous avons attendu quelque
temps, à cause des porteurs qui n'arrivaient pas et des difficultés qu'ils
faisaient pour prendre certaines charges, pesantes ou incommodes.
Nous nous sommes mis en roule, Julien, un peu souffrant, Pottier, moi,
les tirailleurs, le sac au dos, par un raccourci qui devait nous ramener
à la route des caravanes, sans passer par Matadi; cent vingt-cinq por-
teurs environ nous accompagnent et traversent ce village où les borde-
reaux de transports doivent être visés. Un peloton de sept tirailleurs
surveille les retardataires.
La première étape (Je la route des caravanes que nous devions faire
était très courte : deux heures environ jusqu'à la rivière de M'poso.
40
Nous avons d'abord [iris le raccourci ot atteint la roulo des caravanes
au l)oiit de vin^^t minnios. Enfin! nous commencions ces routes afri-
caines, où l'on marche à la jilc indienne presque toujours entouré de
^ .'t
V/^^:
11 ou TE DE ].A CARAVANE DANS LA li li 0 U
grandes herbes, parfois plus grandes que soi d'un ou deux mètres. La
route des caravanes, nuilgré son lutm pompeux de « route », est im sen-
tier où les porteurs, montants ou descendants, à la (pieue leu len, font
le tratic entre Alatadi et Léopold\ille. eiilr(> le bas et le liant Congo.
EXTUI-I- DANS [.A FOUK
41
Rien qno par cette roule, il passe plus de six mille porteurs par mois,
ce qui. à quarante francs le porteur, représente déjà un joli mouvement
de capitaux.
(^^'>
.^
J E V X E FEMME DU VILLAGE D A X C 0 L A .
Nous arrivons à notre première étape, après quelques montées et
descentes caillouteuses, au bord de la rivière M'poso que nous traversons
en pirogue. Nous avons traversé de même, les jours suivants, de nom-
breuses rivières: c'est ass(^/ ennuyeux, car axcc nue (•ara^all(' comme
(I
— 42 —
la nôtre, on y porcl bien près do doux heures. Arrivos au Arposo, nous
nous installons et attendons nos vivres; mais, par une raalechance
extraordinaire, c'étaient les bordereaux qui avaient été distribués les
derniers, et les porteurs ne sont arrivés qu'à quatre heures du soir;
aussi crevions-nous de faim, et le malheureux chef des porteurs, dont
c'était un pou la faute, a été accablé de reproches à son arrivée, telle-
ment qu'il en est resté quelques heures complètement abruti.
Enfin, tout s'est calmé, et, le lendemain, nous sommes repartis à six
heures précises. Cette étapi^ commence par Tascension d'une montagne
de 560 mètres, dont la première rampe est si rapide qu'on Ta sur-
nommée le « tombeau des blancs ». Nous l'escaladons, non sans souffler
et suer: mais enfin, après trois heures de marche, on arrive en haut.
Quelques tirailleurs tirent la patte, à cause de la lourdeur du sac dont
ils ont perdu l'haljitude.
En haut, la vue est ravissante : on se croirait en Suisse, avec, en plus,
des arbres immenses, des taches do verdure, paraissant au milieu des
herbes, et un nombre incalculable de fougères poussant tout à côté de
la route. 11 y a en haut du Palaballa, ou Palapalla, une mission américaine
établie : mais nous ne nous y sommes pas arrêtés et avons continué en
descendant, pour camper, vers midi, au bord d'une rivière appelée le
Mséké.
Cette étape-là nous avait assez fatigués, mais, hélas! celle du lende-
main doA'ait être encore plus éreintante. Il y avait six heures à peu près
que nous marchions par monts et par vaux, ([uand nous sommes arrivés
au pied d"une côte très longue et très rapide. Los hommes n'en pou-
vaient plus, mais il fallait absolument la franchir: il faisait très chaud ;
midi, du soleil, pas d'aii-. cl lu côte dans une excellente position pour
faire mûrir le raisin champenois le plus rétif.
Enfin, à force d'énergie. Julien enlève ses hommes et leur fait gravir
la côte, et nous arrivons à un petit poste, qui s'appelle Congo di Lemba,
où nous avons été très gentiment reçus par un sous-officier de l'Etat
belge, lequel a fait de son mieux pour nous traiter selon ses ressources,
qui, du reste, étaient maigres.
Le jour suivant, 3() jnin. 1 étape était plus facile: on descendait
:^!
)ti
- 43 —
presque tout le temps, et la dernière heure s'est passée en pleine forêt.
Cétait la première forêt africaine que nous voyions d'un peu près, et la
première fois qu'on y pénètre on ne peut se défendre d'une grande
émolion; ces grands arbres, avec ces lianes immenses qui les lient les
uns aux autres, les lierres, les fleurs de toutes sortes; tout ça est mer-
veilleux. Il fait très frais là-dessous et presque nuit.
Au sortir du bois, nous sommes arrivés à Loufou (ou plutôt Lufu,
'ONT SUR LA LOUFOU.
mais on prononce Loufou), poste d'étape, avec cases pour blancs. La
Loufou est un petit affluent du Congo, au bord duquel est établi le
campement, dans un ravissant emplacement. Les deux rives en sont
réunies par un pont suspendu (i)our piétons nalurellement). Ce pont
suspendu consiste en deux cbaîncs de fer, accrochées à un arbre d'un
côté, à un autre arbre de l'autre côté, ([ui soutiennent tout le pont;
c'est très primitif, mais du [dus pittoresque effet. Poltier en a fait des
photographies ainsi que de notre cami)ement.
Vous m'y verrez avec un de mes hommes en train de faire une modili-
cation aux caisses. Le fourrier me lit le raiq)ort du jour. \... i»répare des
— 44 —
bilongues (en flotte, ça veut dire des médicaments). Ce juiii-là, les
tentes ne sont pas montées, car nous UAons couché dans la case ou
schimbeck, dont vous apercevez un ctiin vers la droite. Dans le fond, on
voit de la brousse et une des cordes qui servent à soutenir le j»ont.
Nous avons diné là très gaiement, et on a décidé que les hommes ne
prendraient plus les sacs et qu'on les distribuerait aux porteurs. Il se
tromaiit justement que certaines charges de vivres consommés n'exis-
taient plus, et le lendemain les hommes se mettaient en roule d'un pas
léger et guilleret. L'étape devait être de quatre heures et, pendant
presque tout le temps, assez douce. Mais il était écrit que ce jour-là
devait tourner au tragique et presque au drame.
Arrivés à l'étape, nous trouvons bien une case pour les blancs, mais
pas très « chouette », comme dirait un Anglais francisé. De plus, l'eau
était à une certaine distance. Alors, sans nous arrêter, Julien et moi,
nous continuons avec les hommes à aller de l'avant, parce que sur
l'itinéraire se trouvait marqué, à trente-cinq minutes de là, un. campe-
ment éventuel, et que nous dimiiuiions d'autant l'étape du lendemain
qui devait être très dure.
Il commençait à faire assez chaud, les montres mar(|uaient onze
heures et demie; on monte, on descend; il est midi..., midi et demi...,
toujours pas d'eau. Les montées et les descentes deviennent de plus en
plus raides, nous souffrons, jurons, tenqȐtons. Enfin, vers une heure,
nous faisons halte à l'ombre de quelques arbres, mais d'eau, point.
Tandis que Julien et moi continuons encore pour voir si l'eau était très
proche, laissant les hommes se reposer, car les noirs disaient tout le
temps : « Coco tama vé », ce qui veut dire : « L'eau n'est pas loin »,
arrive X..., la hgure congestionnée, et qui commence à crier après
Julien, lui reprocliant d'avoir imprudemuKMit dé[)assé le « schimbeck »
— ou iqqielle schindjeck une case à blancs — disant que c'est de l'im-
prévoyance, (pion va nous tuer, etc.
H faut (lin- (piil a\ail la lièvre et était très fatigué. Julien, très
énervé, riposte par des choses très dures, et je les sépare tant bien que
mal, en disant qu'il vaut mieux parer au plus pressé, c'est-à-dire voir où
est Teau; et nous continuons nos recherches.
^^Ka-\
— 4S —
Pour é^^aycr la situation, qui n'était pas rose, nous rencontrons sur la
route un noir couché en travers, tué d"un coup de bâton, et dont
Todeur caractéristique et le ventre ballonné indiquaient qu'il n'était pas
de la première fraîcheur. Tout le monde passait sans autrement s'en
inquiéter, et enfin nous apercevons une petite rivière, près de laquelle
nous avons pu camper.
Mais là, j'ai dû m'interposer pour que Juhen ne provoquât pas X...
en duel et qu'un malheur ne se produisit pas. Je lui ai dit qu'une fois
en France il pourrait le tuer dix fois, s'il le voulait, mais qu'ici je ne
l'admettais pas. Enfin, après deux ou trois heures de palabres dans
lesquelles Pottier m'a rendu de très grands services, nous sommes
parvenus à calmer la colère de Julien, et tout est rentré à peu près dans
l'ordre.
Le lendemain, 2 juillet, nous campions, à deux heures plus loin, dans
un village assez pittoresque, au-dessus d'une rivière appelée l'Unionzo.
Là, nous avons été témoins d'une scène assez curieuse.
Arrivés à l'Unionzo, le chef du convoi fait une récapitulation des
caisses et s'aperçoit qu'une d'elles a été laissée à Loufou. à deux étapes
en arrière. 11 fait rrunir les ca[»i(as (on ap[)('lle cajiita le clicf d'un cer-
tain nondjrc de }»ort('urs : ce sont des noirs (pii commandent ces
derniers pendant la durée des trajcds et sont responsaldes di'S charges
confiées à leurs hommes). A[)rès avoir contrôlé la charge de chaque
porteur, nous nous apercevons vite qu'il en est un (pii, comme le
quatrième officier de Marlborough, « ne porte rien du h)nt ». Se voyant
pincé, notre homme se sauve en avant et met la rivière entre lui et
nous; les capilas ont beau le rappeler, il ne veut rien savoir et continue
sa fuite.
11 gravissait déjà la colline, à cinq ou six cents mètres de nous, quand
un de nous a une idée lumineuse et, saisissant un fusil, le met en joue.
Les autres se mettent à lui hurler quelque chose, il se retourne, et,
voyant un fusil entre les mains d'un « moundelé » (blanc), il rebrousse
chemin et revient précipitamment, persuadé qu'à six cents mètres un
blanc ne le manquerait pas, et que la fuite était absolument inutile.
Le soir même, il partait pour Loufou et nous avait rejoints à l'étape
— 46 —
suivante, le 3 juillet, ayant marché vingt-qi»ati'e heures d'affilée.
Ce jour-là, notre étape fut courte et assez facile, quoique nous dussions
traverser à gué deux ou trois riAiéres de la manière suivante : les
hommes retirent leurs bottes et leurs guêtres, relèvent leur pantalon et
nous passent sur leur dos; quelquefois on risque de tomber, mais un tel
accident serait une distraction. JNous couchons ce soir-là à Nsékelobo,
où nous sommes arrivés vers dix heures du matin, étant partis à six,
comme d'habitude. En arrivant à notre gîte, nous avons traversé un
marché noir où des femmes, assises sur leurs talons, vendaient un tas
de petites babioles ou des vivres, tels que du pain de manioc — c'est
ce qui remplace le pain pour les noirs, cela ressemble à une espèce de
pomme de terre très pâteuse — des patat(^s douces, excellentes, des
noix d'arachides, des papayes, sorte de melon, du malafou ou jus de
palmier, qu'il faut boire le jour nu'me de son extraction. Cette boisson
est très alco()b({ue en même tenqis ipie rab'aîchissante et très agréable
au goût; dès qu'elle a perdu sa fraîcheur, elle prend un goût très [»ro-
noncé d'eau de Barèges et n'est })his buvable. On vendait aussi des œufs,
des j)0ules, des cocbons, des clièvres. La monnaie en cours est la
perle de verre bleu, et pi-incipalement la pièce de mouchoirs.
Les vivres sont fort chers sur la route des caravanes, étant donné le
nombre des porteurs qui y [)asse })ar mois. Un petit poulet, par exem-
ple, coûte une pièce de douze mouchoirs ou 2 fr. 60; une poule, deux
pièces ou 5 fr. 20; une chèvre, de huit à dix pièces, environ de vingt à
vingt-quatre francs. Plus loin , quand nous aurons passé Manyanga, ce sera
le hl de cuivre coupé en barrettes, ou « mtako », qui seul aura cours avec
la pièce d'étoffe. C'est une des choses qui étonnent le plus les soldais
et qui les agace aussi, parce (pie les indigènes ne veulent [las de leur
monnaie en payement.
Des autres étapes jusqu'à Loukounga, je ne vous dirai l'ien, saufcpi'un
jour, en une d(,'mi-heure de temps, nous avons rencontré cin(| cadav res
de noirs, dans les positions les plus variées, tranquillement en train de
se décomposer le long de la roule. Nous sommes arrivés le 7 à Loukounga,
et, ayant pris froid, je n'allais pas très brillamment. Dans votre lettre
du 29 mai, m)US me dites (pie la cbaleiir est étouffante à Paris, et vous
'^^^S^&^^
.\ssa(;k I) UMc
— 47 —
vous figurez que nous devons avoir très chaud ici; c'est une erreur.
De[)uis que nous sommes sur les plateaux assez élevés, comme nous
sounnes en plein hiver, nous jouissons d'une honne température pen-
dant le jour. Nous avons vingt-quatre à vingt-cinq degrés; mais, la nuit,
il fait très froid et très humide; à partir de cinq heures du soir, le serein
tomhe, et le thermomètre descend à dix-sept degrés; et lorsque le vent
souffle, nous sommes heaucoup plus incommodés par le froid que par la
chaleur. De là Tinsalubrité de ce climat pendant une saison où il ne
[deut pas, mais où le soleil paraît très rarement, le ciel étant couvert
presque toute la journée, comme dans les jours brumeux d'octobre en
Europe. Aussi, que de fois ai-je regretté mon pardessus! Je suis certain
([ue si je l'avais eu, j'aurais évité l'accès de fièvre assez violent que j ai
éprouvé à Loukounga et qui, grâce à une bonne purge le lendemain, a
passé aussi vite qu'il était venu. Nous sommes restés vingt-quatre heures
pour nous reposer en cet endroit, et, sans cette halle, j'aurais été inca-
pable de faire un pas dans la journée du 8 juillet.
Le poste de Loukounga a été établi par l'Etat belge, pour s'occuper
principalement du recrutement des porteurs qui silloiuient la route des
caravanes, car les caravanes apportent les charges de l'Etat de JMatadi
à Loukounga, et d'autres porteurs les prennent de ce dernier poste pour
les portera celui de Léopoldville. Nous avons été très gracieusement et
très aimablement reçus et traités à Loukounga par le chef du district et
par ses aides, car il y a là environ sept ou huit blancs.
Le 9, nous [lartions pour Manyanga, qui est pour la Société anonyme
belge la même chose que Loukounga pour l'Etat, c'est-à-dire l'endroit où
l'on change de porteurs. J'ai fait une partie de la route en hamac, une
autre à pied. Il y a environ cintj heures et demie de marche entre ces
deux postes, et, comme disent les Belges, « assez bien des montées! »
ÎManyanga-Sud se compose d'une vingtaine de maisons, appartenant
[)resque toutes à la Société anonyme belge — société qui nous remonte à
Léopoldville — et situées sur les bords du Congo, qui fait une chute à trois
ou quatre kilomètres en amont. Presque en face, sur une colline de la
rive opposée se trouve le poste français de Manyanga-Nord . qui est
perché comme un nid d'aigle.
IX
HALTE
A MANYANGA. — MESURES DE RIGUEUR. — LE 14 JUILLET.
REVUE ET RÉJOUISSANCES. — BOUSCULADE.
Manvanga-Nord. Congo franrais. le lo juillet 1892.
Je reprends ce soir la Icllic (lue j'ai interrompue ce malin. Xous
sommes mainlenant sur le Iciiiloiie du Congo français. En arrivant à
Mainaiiii,a-Sud. poste l)elg(\ on nous a proposé de passer [lar le terri-
toiic fiançais, parce (pic la route a\ait l)eaucoup plus de vivres frais,
et était moins ruinée que celle de Léopoklville par le territoire de
l'État.
Le 1 1 . nous avons reçu la visite du chef du poste français qui venait
nous inviter au déjeuner officiel du 14 juillet. Nous y avons d'abord
déjeuné le 12. et il nous a vivement engagés à venir nous établir à son
poste et à passer par la route française; et, comme j'objectais que peut-
être on nous ferait des difficultés à Brazzaville, parce que nos ports
d'armes n'étaient valables que pour l'État indépendant du Congo, il nous
a répondu qu'au contraire le passage d'une troupe de blancs armés ferait
une excellente impression sur certaines tribus, dont les intentions paci-
fiques laissaient à désirer, et que nous rendrions plutôt service en
passant du côté nord; que, du reste, malgré son grade infime dans la
biérarchie administrative, il prenait tout sous son bonnet. Là-dessus, il
n'y avait plus à bésiler, et. comme les vivres et ravitaillements seront
plus faciles, nous avons décidé qu'il y avait tout avantage à quitter
momentanément l'État indépendant et à nous diriger .sur Brazzaville,
— 49 —
d"où nous nous embarquerons pour les Falls. Joubliais de vous dire que
j'étais complètement remis de mon accès de fièvre, et que je me sentais
aussi bien qu'après une cliasse à coui-re.
Par conséquent, le 13 juillet, nous nous sommes rendus avec armes
et bagages à Manyanga-Nord pour nous y établir. Nous avons traversé
le Congo, qui est fort rapide en cet endroit, qui en pirogue, qui en
baleinière. Le transbordement s'est effectué dans les meilleures condi-
tions, et tout le monde et tous les effets sont arrivés sains et saufs sur la
rive française. Le poste de Manyanga, percbé en baut d'une colline qui
domine d'environ cent mètres le Congo, est très bien }tlacé, au point de
vue sanitaire, étant exposé à l'air; mais il est assez froid, et pour y par-
venir, lorsqu'on arrive des bords du Congo, on doit gravir un petit sen-
tier d'un raide auprès duquel la « grimpette des IMarécliaux » de la
forêt de Rambouillet est une pente douce.
Le chef du poste nous reçoit à merveille. Il est seul fonctionnaire, et
il n'a avec lui qu'un scribe noir. Il y a à côté du poste une factorerie
hollandaise, et un peu plus loin, à une heure de marche, une ancienne
factorerie française qui vient d'être vendue aux Belges. La station elle-
même comprend une place en forme de rectangle très allongé. A l'une
de ses extrémités se trouve un mât surmonté du drapeau. Deux cases
occupent l'autre ; l'une de ces cases sert de chambre et de bureau au chef
de poste — c'est là que j'écris; — l'autre consiste en une pièce qui tient
lieu de salle à manger et de salon. Il y a encore quelques cases à l'usage
des noirs de la station et des quatre soldats sénégalais qui forment à
eux seuls toute la garnison et suffisent à tenir en respect plusieurs mil-
liers de noirs.
En arrivant ici le 13, X..., qui était assez souffrant depuis quelques
jours, est tombé sérieusement malade, surtout dans la soirée du jour de
notre arrivée, où il a eu une sorte de crise nerveuse et fébrile qui a duré
une heure. Grâce aux soins de Julien et de nous tous, il est aujourd'hui
rétabh et peut se promener quelque peu. Mais il est encore assez faible.
Pottier, le photographe, a aussi eu son accès; mais il va bien à présent.
Un des tirailleurs a été sur le point de mourir, et s'il est encore debout,
c'est qu'il a de la chance; car malgré les défenses, pendant toute une
7
journée de marche, il est resté en arrière pour boire de Teau. 11 était
caporal, et Julien a été obligé de le casser, pour re\enii)le. Il entre
aujourd liui cm convalescence; mais il a eu une dysenterie terrible.
Julien a dû casser aussi un des sergents et. probablement nous serons
obligés de le renvoyer en Europe. C'est un faux bonhomme qui taisait
les plus grandes courbettcvs et les plus chaleureuses protestations de
dévouement devant Julien et moi, mais criaillait tout le temps par
SOLDATS A L G E It 1 E X S U N I F 0 li M E DE L E S C O R T E DU DUC D U Z E
derrière. Les hommes sont venus nous dire qu'il leur donnait de mau-
vais conseils: de plus, comme il s'était montré très insolent envers le
chef de [)Oste en arrivant ici. Julien a dû sévir. Cet homme a été atterré
de cette mesure, car il se ligurail que jamais on n'oserait lui enlever son
grade. Il était consterné. Aujourd'hui Julien l'a remplacé par un Fran-
çais dont il était très content, et tous les autres ont applaudi à cette
décision et se sont montrés décidés à nous suivre n'inq>ort(^ où. Quant
au sergent cassé, il est venu supplier Julien de le garder, même conmie
simi)le tiraillimr, disant (pi'il ne voulait pas qu on le rapatriai, et (pi'il
ferait tous ses efl'orts [)Our elTacer son passé. Mais, comme il esl déjà
-0
11
Lli li JUILLET al; POSTK I)K m \XV.\N(;A-NI>|{I
— 51 —
venu pleurer une demi-douzaine de fois et que Julien l'avait ménafir,
on a été inflexible.
Hier, c'était le 14 juillet, et si, lorsqu'on est en France, il est permis
de ne pas prendre part à une fête dont la date a été si mal choisie,
lorsqu'on est à quelques centaines de lieues de Paris, au milieu d'étran-
gers, on peut bien faire taire ses ressentiments et ne penser qu'à la
patrie. Aussi avais-je accepté l'invitation de M. Gros, chef du poste, et
do concert avec lui avons-nous réglé le programme des réjouissances
qui devaient avoir lieu.
A neuf heures du matin, Juhen a fait défder devant M. Gros et moi,
et les autres membres de l'expédition, tous les tirailleurs, en grande
tenue avec le drapeau en tête.
A onze heures et demie, grand déjeuner au poste auquel prennent part
le chef de poste français, moi, à sa droite, Julien, à sa gauche, Pottier,
nn chef d(; l'escorte, le chef de poste de Manyanga belge, le gérant du
poste de la Société anonyme belge de Manyanga-Sud, trois Hollandais
de la factorerie. A..., H..., V.... et deux Français de la maison Daumas,
actuellement Société anonyme belge Nord. Le déjeuner a été très gai:
X... y manquait, étant couché. Je vous envoie le menu que j'ai gardé
et que je vous prie de conserver, car j'y tiens comme à un des souve-
nirs de l'expédition.
L'après-midi, le chef de poste avait fait venir des noirs et des
négresses avec les chefs des villages environnants, et nous avons eu six
heures de tam-tam et de danses nègres, assez curieuses. Nous avions
aussi offert des prix pour les hommes, consistant en poulets, en étoffes
d'échange, en pièces de cent sous, en bouteilles de vin et en des tas do
menus objets offerts par les membres do l'expédition, par le chef do
poste, par la maison hollandaise et par la maison belge. Il y avait un
mât de cocagne — un peu do travers, mais peu importe, — deux prix de
courses, dont un de courses en sac. Nos Sénégalais se sont surtout dis-
tingués dans ces dernières courses. On avait aussi enduit une casserole
de poix et de suie, et il fallait, avec les dents, détacher une pièce de
cinquante centimes qui y était accrochée.
A un moment donné, j'avais ouldié de vous le dire, les prix élaient
— 52 —
exposés par terre sur des nattes, avec de belles étiquettes donnant les
noms des gracieux donateurs. Les négresses, excitées par la vue des
perles bleues et des étofï'es, ayant aussi mal compris un geste de l'un
de nous, se sont précipitées comme des folles sur les lots, et, malgré
tous nos efforts, se les sont adjugés. Il a fallu plus d'une beure de pala-
bres pour les ravoir. Elles avaient cru qu'ils étaient pour elles, et de
bonne foi se les étaient partagés à grands coups de pied et de poing.
Un blanc qui avait essayé de s'opposer à ce torrent féminin a été débordé
et projeté avec violence sur le sol. où il s'est légèrement avarié.
Le calme revenu, on a donné des prix de lutte à main plate, de bâton
et d'escrime. Mais la nuit nous a surpris avant l'heure, et nous avons été
obligés de renvoyer à aujourd'hui le tir au fusil, pour lequel il y a trois
prix et un prix d'honneur.
Je pense que nous resterons ici encore quelques jours, d'abord
pour que X... se remette, et aussi afin de réunir nos cent A'ingt-cinq
porteurs. On croit que ça va avancer tout seul, quand on jiart: mais,
malgré toutes les précautions, ça avance 2)iaiio. piano, pidiiissinio. et
impossible autrement. Enlin je suis très content.
X
SJ^JOUR
DIFFICULTES DE RECRUTER DES PORTEURS. LES NOIRS VOLEURS.
Manjanga-Nord, Congo français, le 19 juillet 1892.
Ce n'est décidément pas facile de recruter des porteurs, et on ne peut
avancer qu'avec une lenteur désespérante. Quand on pense que nous
devions être ici pour cinq ou six jours, grand maximum, et que nous y
serons probablement quinze au minimum, et dans un pays où le portage
est relativement facile et où le recrutement des porteurs s'opère régu-
lièrement! D'après tout ce que je vois, il ne nous sera guère possible
d'être aux Falls avant la mi-septembre au plus tût, et je ne crois pas que
nous puissions en partir avant les premiers jours de 1893.
Il y aura des modifications imprévues, mais je crois rester dans les
grandes lignes, d'après ce que j'ai vu en posant ces délais. 11 est vrai
que la température et les conditions climatériques changeant à mesure
que nous avançons, il est impossible de prévoir quelque chose de fixe à
quelques mois près.
Nous sommes allés, hier, A^oir un village nègre, où le chef nous a
reçus; c'est un gaillard extraordinairement solide, qui, paraît-il, a porté
une fois trois charges d'ici à Matadi. Trois charges représentent environ
quatre-vingt-dix kilogrammes, et c'est rudement lourd, étant données
surtout les grimpettes de la route, telles que vous pouvez vous en con-
vaincre, en jetant les yeux sur la lettre que j'ai écrite à ma sœur. Notre
— 54 —
départ n'est pas encore fixé à Theure où j'ajoute ces lignes (20 juillet,
onze heures et demie du matin), mais je ne crois pas qu"il s'effectue dans
plus de deux ou trois jours, ce qui nous fera ici un séjour très respec-
tal)le et très clier, vu que les vivres coûtent horriblement et que les
nuirs ont [tour le vol une inclination encore plus marquée que celle
des Juifs d'Orient, ce qui est invraiseudjlable.
XI
A BRAZZAVILLE
Ui\K UOUTE. l'OTAGKRS FRANÇAIS. — Ui\ A li 15 1! E GÉANT.
'OULES ET OEUFS. — UNE NOCE. — ACCÈS DE FIÈVRE. — CINQ CENT MILLE
PIEDS d'ANANAS. AUltlVÉE A li lî AZZ A VILLE.
Urazznville, lo 7 aoiiL 18!)2.
Ma dernière lettre de; Alaiiyuiiga faisait supposer que nous n'en par-
tirions jamais et que nous étions, pour ainsi dire, vissés à ce [»oste, où,
nialj;ré l'aeeueil très aiiualdc (pie nous aAaimt fait son chef et ruiii({ue
blanc du poste, la ^ie n'avait rien de folàlie. VAi bien! nous en sommes
partis, non sans peine, le 25 juillet.
Auparavant, Julien, pour occuper ses tirailleurs, leur avait fait com-
mencer un chemin superbe, menant du poste au Congo, cest-à-dire une
descente d'environ deux cents mètres, par un sentier à pic que Julien,
grâce à des courbes savantes, avait transformé en route presque car-
rossable.
Le 23 au soir, nos porteurs se sont décidés à arriver, et je dois dire
que leur entrée en scène a été assez pittoresque. Ils sont descendus
comme un torrent, en poussant des hurlements de sauvages. Ahiis le
lendemain était un dimanche, et nous avons décidé de partir le jour de
la Saint-Jacques. Nous devions nous mettre en route à cinq heures du
malin; mais les agents de la Société anonyme belge sont [»eu habitués
à se lever de bonne heure, et c'est vers dix heures seulement ((ue nous
avons vu poindre celui (jui devait expédier notre caravane. Eniin à onze
— 56 —
heures cinquanlc-cinq minutes, nous nous mettions à reprendre la petite
allure de marche, qui n'est rien moins que réjouissante.
Notre rtape du 25 était très courte. Je Tai mémo personnellement
coupée en deux, en marrctant sur la route à la factorerie française, où
un repas somptueux, arrosé d'eau et agrémenté de pain de manioc, ou
« cliikervanz », nous était servi. Ce qu'il y avait surtout dagréable dans
ce rcpa,s, c'étaient les légumes, tels qu'épinards, carottes, pommes de
terre fraîches, etc., et salades, fournis par un jardin bien tenu, eu égard
à la situation.
Ce qu'il y a, du reste, de remarquable, quand on pense au Congo
belge où l'on a le plus travaillé, c'est de voir qu'en certains endroits
comme Borna, où habitent plus de cent cinquante blancs, il n'y ait pas
de potager, tandis que dans le moindre poste français, on a des radis et
des salades au plus bas prix.
La route française de Manyanga à Brazzaville, prise dans son ensem-
ble, est beaucoup plus riche que la route belge ; car les villages qu'on y
trouve encore fournissent des quantités suffisantes de provisions. Mais
les blancs ont en beaucoup d'endroits gâté les prix : à Manyanga, entre
autres, où une chèvre atteint le prix de soixante francs, une poule celui
de six francs. La monnaie du pays n'est pas la même qu'entre Matadi et
Manyanga-Sud ; le fd de laiton ou « mlako » , valant environ dix centimes,
passe comme monnaie courante. Ce fd de cuivre a une longueur de dix
centimètres environ sur un de diamètre. Les noirs plient en deux tours
ces morceaux et les accrochent par paquets de dix avec lesquels ils
achètent ce dont ils ont besoin.
Je reprends ma route au 25 juillet. Après avoir traversé une rivière
à gué, nous couchons à un village qui a nom Lembo. Le chef de poste
de JManyanga nous avait accompagnés jusqu'à ce village, où tout le
camp était très pittoresquement enchevêtré et se trouvait tout entier
abrité par un seul arbre (le canqi se composait de cinq tentes de maîtres
et de neuf de soldats). 11 était malheureusement trop tard pour faire
de la [)hotograpliie, et on ne songea qu'à dîner et à se coucher. Pour-
tant les indigènes avaient battu du tam-tam, et nous avions bu à votre
santé, pensant que nos souhaits se joindraient, par une communication
magnétique quelconque, à ceux que tout le monde devait vous adresser
en ce moment-là.
Le lendemain, 26, debout avant Taube, nous quittions le village de
Lembo, et par une route!... un sentier qui n'ofïre rien de remarquable
nous arrivions à Kimbanda, pauvre village autour duquel se groupe un
amas d'une vingtaine d'autres, dans un rayon de deux kilomètres. Nous
campions là dans un site très pittoresque, sur un plateau à pic au-dessus
d'une rivière.
Le lendemain, 27, l'étape n'a pas été longue, mais nous avons escaladé
une hauteur de trois cents mètres qui nous a demandé plus d'une heure
d'efforts. Vous ne pouvez vous figurer combien on est peu capable d'un
effort prolongé sous le ciel momentanément grisâtre de l'Afrique, pen-
dant la saison sèche. Ce jour-là. nous avons campé à Banzakaï, groupe
de villages, situé dans une espèce d'entonnoir, partagé en deux par une
crête sur laquelle nous nous sommes installés. Je suis allé, ce jour-là,
l'aire le marché pour acheter des poules (en langue indigène soussou).
des œufs (mochi), du vin de palme (melifou), du manioc (manioïo).
Nous avons fait nos emplettes; mais je dois avouer que sur les œufs,
je me suis un peu trompé, et qu'il y a une vieille canaille de noir qui
m'en a vendu plusieurs ayant subi une assez longue période d'incuba-
tion. Ce qu'il y a d'agréable, c'est que ce sont les porteurs qui se chargent
d'ordinaire de tout acheter moyennant une « honnête » commission et
vous épargnent ainsi la peine de le faire vous-même.
Mais iMJM. les porteurs de la rive française sont assez indisciplinés
et nous ont joué quelques tours pendables. Le 23 juillet, après trois
heures un quart de marche, nous devions passer dans un de leurs
villages. Aussi s'y sont-ils réunis à la hâte. Tout allait bien, puisque
nous devions y camper et que nous y avions trouvé des vivres en (pian-
lilé. xMais, le lendemain matin, quand il s'est agi de partir, ces gentlemen,
qui avaient dansé toute la nuit et fait une noce de tous les diables, se
sont probablement réveillés avec un fort mal de cheveux, car un bon
quart manquait à l'appel vers neuf heures, alors que d'habitude nous
partions à huit heures. Et la comédie a recommencé tous les jours où
nous avons couché dans un de leurs villages, au grand dési^spoir du
— 38 —
chef du convoi qui ne pouvait arriver à le faire avancer proprement.
Un jour, il manquait trois tentes; le lendemain, trois cantines, (piand ce
n'rliiit [»as une vinylaine de charges qui n'arrivaient que le soir.
D'étapes en étapes, nous passons le 29 à Banza-Mbimhi, auquel on
arrive par un raidillon très court où les ronces et les épines sont repré-
sentées par des plants d'ananas, mais dont le fruit, hélas! est encore
vert. Ils poussent au hasard, absolument comme une mauvaise graine.
Le 30, après trois heures de marche, nous arrivions à Banza-Yellala,
village très important, dont le mfouman (chef) n'a pas voulu mettre des
vivres à notre disposition. Nous en avons acheté tout de même et
confisqué audit mfouman deux fusils à pierre qui valent bien quatre
francs à eux deux : mais ils tiennent beaucoup aux armes à feu, car il
leur est assez difficile de s'en procurer. A Banza-Yellala, Julien est tombé
très malade de la fièvre, et il a été obligé de se faire porter en lippoï
(hamac) tout le tenq)s jusqu'à Brazzaville, où il va mieux aujourd'hui.
Le 31, nous campions à Banza-Ouendou. Rien de bien remarquabl(\
ni dans l'étape ni dans le village, et le 1" août nous avons couché à
Banza-Bondo. (Banza veut dire village dans la langue du pays.)
Là, j'ai eu un accès de fièvre extrêmement fort. Il m'a pris au milieu
de la route, et, comme je marchais à la tête de la colonne, je n'ai pas
voulu m'arrêter. J'étais mort en arrivant à l'étape, qui n'était i)as dure
heureusement. J'ai eu une fièvre épouvantable toute la journée, mais,
chose extraordinaire, le lendemain matin au réveil, je ne ressentais
(pi'un ap[)élit féroce; j'ai fait l'étape d'un pas alerte, et au bout de
deux heures un quart de i-oulc plate — heureusement! — nous soninies
arrivés à Ma) ond)ola.
Le village, par lui-même, n'otfre absolument rien d'inléi-essant: mais à
notre point de vue il est à signaler, car nous y avons trouvé au moins ciiu]
cents charges, dont une centaine à nous. Ceci mérite une petite (b'gi'es-
sion. Du côté de Brazzaville, les populations Ballilis, se trouvant lésées
par un arrêt de la colonie, ont déclaré que les porteurs Bangouyos, faisant
la route entre Manyanga et Brazzaville, ne passeraient qu'après la fin du
palabre, c'est-à-dire lorsque le difi'éreud qui les séparai! di^ l'autorité
coloniale serait trancbé. Or. il y a plusieurs jours qu'il t>st tranrbé:
mais les porteurs, pour se faire payer plus cher, prétextent que la route
est dangereuse et laissent leurs charges dans un des derniers villages
Bangouyos où ils iront les chercher quand on se décidera soit à les y
forcer, soit à leur donner un matabich ou pourboire ; car, ici comme
partout, on obtient beaucoup de choses par ce moyen, mais il faut bien
se garder de le donner avant que la besogne soit faite, car la reconnais-
sance, à quelque degré infime que ce soit, n'existe pas chez les noirs
du Couffo.
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UN TOMBEAU
Le 3 août, nous arrivons à Banza-Sangabondo, où nous avons
admiré (?) le tombeau d'un chef, assez curieux. Ce chef a été enterré
dans sa case, sous une sorte de tumulus dont les bords sont surélevés,
de façon à former cuvette, et à l'emplacement de la tète du mort se
trouve un petit monticule de terre. Tout autour on a placé un tas
d'objets bizarres appartenant au défunt, tels qu'une vieille lanterne, des
assiettes, des bouteilles de gin, des pots cassés, des objets de devanture
de cheminée, provenant de factoreries portugaises. Dans le petit mon-
ticule conique (pii doit dominer l'emplacement de la tête, on a creusé
— a —
de petits trous profonds, par lesquels, chaque jour, les indigènes versent
à boire au mort du melifou (vin de palme).
Le 4 août, après une étape de six heures de marche au moins, par
une route aussi plate que la précédente, nous sommes arrivés à la
mission de Linzolo. Je remplirais plusieurs pages à décrire la mission, et
je n'arriverais pas encore à vous en raconter les merveilles. Je parle au
point de vue africain, comme plantations de toutes espèces. Non seule-
ment les indigènes ont fait pousser des salades et des légumes de toutes
sortes, mais ils ont défriché environ trente-cinq hectares de terrain où
ils ont environ cinq cent mille pieds d'ananas. Enfoncés, tous les
Rothschild !... Vous pourrez, leur dire que, de longtemps, je doute qu'ils
arrivent à en avoir un nombre approchant. De plus, des bananiers en
quantité, du manioc, des manguiers, despapaïers, du maïs, des carottes,
des navets, du cresson, etc. Outre cela, une basse-cour supérieurement
montée : cinquante lapins, des chèvres, des moutons, des poules, des
cochons...
Et combien croyez-vous qu'ils soient pour entretenir cela? Deux : un
Père et un Erôre. Il est vrai qu'ils ont pour les aider une soixantaine de
petits gamins qui travaillent, auxquels ils donnent la nourriture maté-
rielle et intellectuelle. Ces bons missionnaires sont sur pied de cinq
heures du matin à huit heures du soir ; mais ils sont heureux et trouvent
le moyen de se livrer encore à quelques petits raffmements. Par exemple,
ils fabriquent do l'eau-de-vie d ananas qui rappelle l'excellente eau-de-vie
de marc de Bourgogne; ils font aussi du curaçao, etc. Ils ne sont établis
en cet endroit que depuis neuf années et ont fondé deux embryons
de villages chrétiens qui comptent treize ménages à eux deux. De ce
côté, les résultats ne sont pas très satisfaisants. Ils possèdent cependant
une jolie chapelle où les noirs chantent assez bien, ma foi, des can-
tiques en français et en plain-chant. En Thonneur de mon passage, ou
leur avait donné congé, et je dois dire que pendant le séjour que nous y
avons fait, pendant vingt-quatre heures, nous y avons été royalement
traités.
Hier, enfin, à sept heures du matin, nous avons pu nous arracher aux
étreintes des bons Pères (pelas, en langue fiotle), et nous ne sommes
— 61 —
arrivés à Brazzaville que vers cinq heures du soir. L'administrateur,
M. Dolisie, vieux Congolais et ancien élève de Polytechnique, m'avait
prié de lui mander l'heure de mon arrivée un peu à ravancc. Quand
nous parûmes, il fit sortir son poste, et les clairons sonnèrent aux
champs, tandis que les hommes défilaient militairement sur quatre rangs.
Tout cela avait un chic extrême. Ao ne vous parle pas de Brazzaville, que
je n'ai pas encore eu le temps de visiter, le courrier partant à midi, et le
prochain départ ne devant pas avoir lieu avant le 21 . Je vous en parlerai
dans ma prochaine lettre.
Une triste nouvelle, pour finir. Un caporal de tirailleurs, celui qui
avait été cassé, nommé Saïd-ben-Lakhdar, celui qui recevait tant de
lettres, est mort ce matin même de faiblesse, des suites d'une maladie
contractée en buvant trop d'eau, un jour de marche. Toutes les forma-
lités le concernant seront remplies au poste. Les lettres qui vous
arriveront pour lui devront être renvoyées au commissaire de police de
Constantine avec la mention : Dccrdc.
Je ferme ma lettre à la hâte, très heureux de celles que j'ai reçues un
peu partout.
Votre fils, à huit cents kilomètres de la mer.
XII
UNE MISSION CATIIULTQLE
llOiNNEUUS FU.NÈBUES. — FACHEUSES NOUVELLES.
LES ARABES SOULEVÉS. — M :' ' AUGOUAltD. LES MISSIONS AI li ES. — l'UÈTllEÏ
MAÇONS ET I.NSTITUTEUKS. — PETITS ANTII 11 0 l'O l'il AG ES.
nrazzaville, a la .Mission L-alliuli(iue, le l.j aoùl 18!)2.
Cette lettre i)or(eia deux dales. car je la eomiiieiice dans la soirée du
14 août et ne la linirai (|ne lors du départ du courrier pour Loango et
l'Europe, cesl-à-dire dans cinq ou six jours. Je dois vous dire d'abortl
que j'ai été épouvanté du nonibi-e incalculable de mariages que vous
m'annoncez. Je comprends à présent pourfjuoi j'ai eu, la nuit dernière,
un cauchemar de mariages qui m'a donné la lièvre toute la journée.
Cette plaisanterie terminée, je sauterai sans transition du plaisant au
sévère, et commencerai par vous déliter le chapelet des mauvaises nou-
velles pour m'en débarrasser tout de suite, rien n'étant malsain à garder
en ce pays-ci comme les choses indigestes. Je vous ai déjà annoncé
la mort du tirailleur Saïd-ben-Lakhdar. On l'a enterré avec les honneurs
militaires et suivant la mode arabe. Le cercueil était enveloppé dans un
immense drapeau tricolore et porté par des tirailleurs de l'escorte, en
grande tenue. C'était émouvant. J'étais assez malade ce jour-là, mais
j"ai pu cependant y assister. La cérémonie terminée, je suis rcMitré me
coucher. Julien a aussi été très malade: il a voulu marelier sansprendri^
de médicaments — ô sainte borreui- di'^^ médecins! — et linalement il
s'est trouvé sur le liane conqdèlemeut. lleureusemenl (ju(^ le docteur de
— 03 —
la station de Brazzaville (colonie dn Congo français) est en train de le
remêttr(> sur pied, et qu'aujourd'hni il va beaucoup mieux. Tout fait
esprrer qu il « u engraissera pas la Icr^re de la station ». suivant ses
propres e\[)ressions. un peu macabres. Ne faites pas allcnlion si Ton
plaisante comme cela avec la mort, mais elle sendjle si près ici (pie
forcément elle paraît familière dans presque toutes les circonstances.
Troisièmement, une mission belge de M. Ilaudister, chargée d'aller
dans le Kazongo pour faire le commerce et créer de nouveaux débouchés
aux sociétés belges du Ilaut-Congo, s'est vue réduite de douze Euro-
péens à zéro, en un clin d'œil, par les voies suivantes : un s'est suicidé,
un est mort de la dysenterie, et sept ont été charcutés par les indigènes
ou par les Arabes. Vous dire les petits raffinements de cruauté inventés
par ces messieurs est inutile. Cependant une invention, assez neuve,
consiste à grignoter le bras du prisonnier devant lui et à lui en offrir un
morceau. J'oubliais de dire que trois des Européens sur douze se sont
échappés pour apporter ces tristes nouvelles. Mais tout cela n'est rien,
au point de vue de l'expédition. Ce que je réservais pour la bonne
bouche est autrement grave et alors réellement ennuyeux.
Les environs des Falls sont tous soulevés, et le poste belge doit être
évacué à l'heure qu'il est. Voici pourquoi : S. M. Léopold II, souverain
de l'État indépendant du Congo, trouvant que l'œuvre antiesclavagiste
était une belle chose, a mis beaucoup de capitaux personnels dans l'État
du Congo. Mais une bonne œuvre coûte cher. Or donc, S. M. Léopold,
voyant prol)ablement dans le lointain le fantôme d'un bon conseil judi-
ciaire, s'est dit : « Si nous pouvions faire rapporter à l'Etat et rentrer au
moins dans une partie de nos avances, en attendant que la Belgique se
campe le Congo sur les bras? » Et il monta une expédition, sous la
conduite d'un nommé Vandekerkouni, avec mission de délivn^r beau-
coup d'esclaves, mais surtout de débarrasser les maîtres desdits esclaves
de l'ivoire qu'ils pourraient posséder. Or, les susdits maîtres sont les
Arabes, et dejjuis près de deux ans, mon sieur ^'andekerkoum pille
tranquillement les Arabes, à la tète de forces considérables. Ceux-ci
commencent à la trouver mauvaise et se vengent comme ils peuvent, en
égorgeant les blancs el en ennnyant les Belges d'un aulre côté. Mais
— 64 —
moralité de l'histoire : pour nous, la route par les Falls est bel et bien
barrée.
Jai expédié en toute hâte X. . . à un quart de la route, à Lirranga, pour
voir quelqu'un qui redescend des Falls; mais je ne crois pas que nous
puissions rien faire par là, car deux hypothèses se posent : ou les Falls
ne sont pas évacués et seront investis un de ces jours par les Arabes, et
je ne tiens nullement à défendre avec mes hommes un poste pour la
Belgique; ou les Falls ne seront pas attaqués, mais nous n'en serons
pas plus avancés, toutes les routes autour étant barrées par des popula-
tions révoltées.
Mais, et ce mais sert de transition des mauvaises aux bonnes nou-
velles ou simplement à des anecdotes et des narrations de l'intérêt le
plus palpitant; mais, dis-je, ne pouvant passer par les Falls, à moins de
changements peu probal)les. je suis en train d'élaborer un nouveau plan
de route qui aura autant de chances de succès et que je vous enverrai,
dès qu'il aura été définitivement arrêté.
Excusez-moi d'avoir employé le style ironique en parlant de choses
sérieuses : mais j'écris au courant de la plume, et la i)hrase ne s'emmanche
qu'à la suite d'un mot arrivant comme un crocodile pour avaler les
jambes d'un pêcheur imprudent sur les « prés fleuris qu'arrose le
Congo ».
Nous sommes arrivés à Brazzaville le 6 août au soir, et ma lettre est
partie le 7. au matin. A l'exception de Julien, tout le monde se portait
bien: je ne com})te pas les migraines et indispositions: ça n'est rien!
Nous fûmes invités à dîner par .M. l'administrateur principal de Brazza-
ville et dépendances. M. Dolisie. t-t après nous pûmes goûter un som-
meil ré})arateur. qui nous était him ilù à la suite d'une marche de dix
heures que nous venions d'absorber dans cet après-midi, en y compre-
nant une partie de la matinée. Le lendemain matin, je vous expédiai en
toute hâte le récit de nos faits et gestes pendant le trajet de .Manyanga
à Brazzaville. Le matin, drjeuner à l'administration tlela station, comme
je vous l'ai dit plus haut.
.Mais la partie intéressante de la journée commence un peu plus tard,
avec notre visite à la .Mission, où nous avons été reçus admirablement.
— 6o —
Je dis nous, car Julien m"accompag-nait, allant un pou mieux ce jour-là.
AlgT Augouard, vicaire apostolique et évèque du Haut-Congo, nous a
fait le plus charmant accueil. Il nous a immédiatement offert à la Mission
riiospitalité dans des chambres très confortables. .Alalgré les douceurs de
la vie sous la tente, je n'étais pas fâché de pouvoir me reposer un peu dans
une chambre un peu plus vaste et d'avoir un lit à peu près convenable.
Aussi me suis-je empressé d'accepter avec la joie la plus \i\e et lui ai-je
répondu que je débarquerais à la Mission, le lendemain soir, avec armes
4^.'^
lÉTr^
1 -J^ ;ife--^
'^m:
^^
VUE DE BRAZZAVILLE.
et bagages. En effet, le jour même cela m'eût été impossible, car la
mission de Brazza^ille est située à 1,730 mètres de la station du gouver-
nement.
La Mission consiste en une habitation construite en briques, jusqu'au
premier étage qui est en planches. C'est un carré, recouvert d'un toit
en zinc, et dont une galerie couverte fait le tour, à la hauteur du
premier. C'est sur ce balcon qu'ouvrent les portes des chambres aussi
confortables qu'elles peuvent l'être au Congo, à quelques centaines de
kilomètres de la côte, et lorsque l'on pense que trente kilogrammes
de marchandises coûtent environ trente -cinq francs pour arriver du
paquebot à Brazzaville !
— GG —
Kii l»as. au i('z-(l('-cluuiss6e, se ti'Oiivenl le lérecloirc, les magasins et
la cliapelle pi'ovisuire. On est en li'ain de coustriiiie — et ce sont les
Pères qui en sont les architectes — une Ncrilahlc callinliale en briques,
mais qui n'est encore (|n'à moitié acIicM'c. i.rs anlics hàlimciils de la
Mission, presque tous en l)ri(jues, sunt une rcole et un dortoii' [lour les
enfants, une basse-coui-. une cuisine, dillérents hangars et ateliers, et
un [M'tit hàlinient. [(oétiquement dénommé « Pavillon de Flore ». 11
parait, m'a raconté Mgr Augouard, que les noirs qui construisaient ce
petit I)àtiment en briques se demandaient à quoi cela pouvait bien servir.
Les uns disaient : « ('/est trop [tetit[>our y coucher » ; les autres : « C (îsl
Irop haut pour y mettre des la[)ins » : enhn, lorsqu'ils ont vu apporter
les nuMihlcs (pii complètent ces locaux d'agrément, ils se sont dit :
« Faut-il qu'ils soient sales, ces blancs, pour se construire des nuiisons
a lin d'y mettre ça!... »
Je vous i)arle de briques : mais j'oubliais de vous dire que toutes
celles qui ont servi à construire les édifices de la lAlission ont été faites
par les Pères, qu'ils ont eux-mêmes fabriqué un four à briques et qu'ils
se servent de toutes les ressources du pays, pour se meubler, se char-
penter, etc.. C'est également à la mission de Brazzaville que j'aurai
mangé pour la première fois de la trompe d'éléphant. Sans vous dire que
ce soit excellent, c'est bon et ça rappelle vaguement la langue de bœuf,
ou [)lulùt ça tient le miheu entre la viande de bœuf bouilli et ladite
langue. A la station, j'ai mangé de l'hippopotame; on m'a dit que ce
n'était pas un bon, et cependant on l'aurait servi dans bien des endroits
à Paris comme bifteck, sans que personne, j'en suis sûr, en fît la
remarc jue.
Nous sommes allés aussi avec l'administrateur faire un tour sur le
Stanley-Pool, avec des bateaux de l'administration. Le Pool, ou, pour
parler français, le vaste lac que forme le Congo avant de traverser les
défilés, qui le transforment en une série de chutes et de rapides, est une
immense étendue d'eau de forme ovale et dont le courant est très ra[)ide,
au milieu de laquelle sont des îles fort vertes. Brazzaville, et en face
Léopoldville et Kinchassa, sont à l'extrémité ouest.
Nous avons remonté de l'oiiesl à l'est sur le bateau don! je vous
parlais et avons mis plus de quatre lieures et demie, à toute vapeur,
pour remonter jusqu'à quelques kilomètres de l'autre extrémité. Il
paraît que le Congo forme d'autres pools aussi importants, sinon plus,
dans la partie supérieure de son cours.
Kous cherchons à nous occuper ici, car nous y sommes pour assez
longtemps probablement, étant donné que nos charges n'arrivent pas,
étant donnés surtout les incidents des Falls. Nous déjeunons à la station
et dînons à la Mission. Je suis installé ici avec Pottier, et j'y ai fait
transporter Julien, qui va de mieux en mieux, mais qui est encore
extrêmement faible et a été un moment « épouvantablement » démora-
lisé. Les bons Pères se chargent de le remettre sur pied.
Mgr Augouard, qui est un ancien zouave pontifical, mène sa mission
militairement, mais est charmant pour tout le monde et nous traite en
enfants gâtés. Tous les soirs, nous faisons bombance. Il a avec lui deux
Pères, dont l'un est absent pour quelques jours, et quatre Frères, qui
sont en réalité de vrais chefs de chantiers. Tous les jours, à cinq heures
moins vingt, tout le monde est debout, et, à sept heures et demie, pre-
mier déjeuner. Je dois avouer, à ma honte, qu'un jour, ne m'étant pas
réveillé pour sept heures et demie, j'ai trouvé mon chocolat au lait...
qui m'attendait près de mon ht et que j'ai pu déguster dans mon dodo,
tout comme à Bonnelles. Ne racontez pas cela, car on ne me prendrait
plus du tout pour un explorateur sérieux, malgré les beaux extraits de
mes lettres que publie le Gaulois. A propos, je crois que dans une de vos
lettres vous m'aviez fait espérer un ballot de newspapers. Probablement
que les requins leur auront fait sulïir le sort de Jonas ; car oncques n'en
ai aperçu un.
('/est dommage! Je vous assure que de temps à autre un ou deux
journaux font beaucoup de plaisir: surtout qu'il est absolument impos-
sible d'en acheter ici. les kiosques à journaux, les fontaines Wallace,
les colonnes jAlorris ou Rambuteau faisant complètement défaut dans
ce beau pays du Congo.
Hier 14. et aujourd'hui io août, nous avons vécu en pleine dévotion:
aujourd'hui, Monseigneur a dit une messe basse avec chants. Les petits
noirs ont chanté le Credo et le Gloria, plus quelques cantiques en français.
— 68 —
On a beau s'y attendre, ça vous produit toujours une certaine impression,
d'entendre chanter dans sa langue maternelle par tous ces petits visages
barbouillés de suie. Nous avons eu aussi salut solennel et bénédiction
du Saint Sacrement. L'évèque, les cérémonies terminées, nous a
raconté sur les noirs une collection d'anecdotes et d'aventures, qui
tiendrait plusieurs volumes. Comme il est très gai et qu'il a la langue
bien pendue, on resterait sans se fatiguer à l'écouter pendant des heures
entières.
Il nous a dit qu'un jour, étant à la côte de Landana, je crois (il y a déjà
neuf ans qu'il est au Congo), on lui avait envoyé une crèche magnifique
avec les trois rois mages, dont un nègre. Il paraît que les noirs ne vou-
lurent pas admirer la crèche avant qu'on eût retiré le mage de leur
couleur. Ils alléguèrent pour raison que l'artiste lui avait donné un teint
du plus beau cirage, et cette couleur, trop foncée, était pour nos bons
sauvages un signe de laideur. Il faUut donc enlever le roi nègre de
Fhonorable compagnie, et, à ce prix, ils consentirent à trouver la crèche
de toute beauté.
Tout le temps, Mgr Augouard nous raconte avec une égale bonne
humeur les histoires les plus fantasmagoriques, mais qui n'ont de
charme, ou n'en gagnent énormément que lorsqu'on connaît le pays et
les blancs.
Les blancs de ce pays-ci ne sont pas encore tous des Européens, sur-
tout les agents des factoreries, plus sauvages que les noirs. Je termine
ma lettre par une anecdote sur les agents de factoreries qui m'a été
racontée par M. Dolisie. A la fin d'un dîner où plusieurs de ces individus,
souvent peu recommandables, surtout à Tépoque dont je parle, avaient
très bien mangé et pas mal absorbé de bouteilles, la discussion tomba
sur l'àme des noirs. L'un d'eux soutenait « mordicus » qu'ils n'en
avaient pas, et, comme preuve, il appela son boy nègre. Il lui fil mettre
la tète sur la table et la trancha d'un coup de couteau, en disant : « Vous
voyez bien qu'il n'a pas d'âme! » Vous croyez peut-être que cela se
passait en l'an 1500 et quelques. Non, c'était en Fan de grâce 1883 ou
1884. Et, le lendemain, la tai)le était achetée très cher par un Anglais.
Pas besoin de commentaires. Du reste, on le raconterait en Enrope qu'on
G9 —
n"y croirait pas. Depuis, les choses ont changé, du moins en bien des
endroits. L'histoire est authentique, mais, naturellement, je ne citerai
ni les noms des acteurs, ni celui delà locahté où eut heu cette exécution
sommaire.
Pour les lettres, je vous conseille (du reste, je n'en recevrai plus beau-
coup probablement) de les envoyer vid Loan go-Brazzaville, Congo fran-
çais, la poste étant infiniment i»lus régulière et mieux administrée que
celle de l'État, et le cabinet noir n'existant pas ici ; tandis que de l'autre
côté, il est pratiqué sur une si grande échelle que les employés de l'État
préfèrent envoyer leur courrier par la voie française, qui ne coûte aussi
que vingt-cinq centimes.
XIII
LE CONGO BELGE
FONCTIONNAIRES. VITUAUX. — UN MOT DU ROI DES BELGES. — M^' AUGOUARD
ET JULES FERRY. — MORT d'uN SERGENT. — ENVOIS.
Brazzaville, du 27 août au 5 septembre 1802.
Je vous préviens que celte lettre sera d'un décousu abominable ,
parce que j"y mettrai, au jour le jour, les nouvelles intéressantes que je
recueillerai ou qui pourront nous arriver jusqu'au départ du courrier.
Mgr Augouard est charmant pour nous et nous a reçus de la façon la
plus aimable, nous donnant une hospitalité tout à fait écossaise que je
vous ai décrite. J'ai cru bien faire en lui offrant pour sa cathédrale
deux vitraux représentant sainte Anne et saint Jacques. IMgr Augouard
désire que mes armes soient ^dessus avec la mention : Offert par.... etc.
11 doit me donner l'adresse de l'artiste qui les fait, parce qu'il en a
déjà commandé et qu'il voudrait qu'ils fussent faits sur le mrme
modèle. J'ai pensé que ce serait un moyen de le remercier de tout ce
qu'il a fait pour nous: car nous sommes ici nourris et logés, et ma foi,
sans lui, nous coucherions sous la tente, ce qui est peu réjouissant.
J'attends toujours X... qui est allé à Lirranga. pour recueillir les der-
niers renseignements sur les Falls et décider la nouvelle direction à
donner à l'expédition, s'il est impossible de passer par là. Je crains bien
que nous ne puissions pas y aller pour les raisons que je vous ai données
l'autre jour. Du reste, je compte bien vous donner notre itinéraire pro-
bable avant la (in de cette épîlre.
Les fonctioiinaiiM's du Gougo fran(;ais sont cliarmanls pour- nous cl
nous iioiirrisst'iil absdliinicnl gialis. Au^si cheiclions-iiuiis [kw Ions les
moyens possibles à leur rendre service, el en (|iu'l(jii('S circonslunces
avons-nous réussi, cuire autres àMauyaiii;a, où, eoniuiejerai dil. Julien
a fait faire une route }»ar les lionunes. de[uiis le [)ost(' jus(ju'au (iouj-o.
Il ue nous manque plus qu'une quarantaine de cliai-j^cs. et piobaldcnnMd,,
dès que X... sera revenu, ne les attendrons-nous jias.
Nous avons encore un tirailleur très gravement malade, el mallieu-
reusement c'est un des sergents; je crois même que nous serons obligés
d'en laisser deux ou trois ici. Quant aux autres, ils vont bien et sem-
blent pouvoir résister au climat; quelques fièvres et quelques boutons
les incommodent seulement, mais au fontl rien de grave. Sauf ces petits
incidents — on arrive facilement à traiter ici la mort de petit incident —
la })lus grande tranquillité est à l'ordre du jour, et rien ne fait prévoir
daccidents sérieux, au point de vue de la réussite de l'entreprise. Il est
cependant probable que nous ne pourrons pas exécuter entièrement le
plan que nous avions tracé sur le papier. Mais peu importe, n'est-ce
pas, si nous faisons quelque chose de bien? Au fond, ce pays-ci me
plaît, et j'aime beaucoup cette vie indépendante et un peu sauvage; mais
c'est encore trop civilisé, et j'attends avec impatience le moment où
nous pourrons nous enfoncer résolument dans la brousse.
Nous avons eu, ces temps-ci, quelques scènes assez curieuses. L'État
belge du Congo, qui occupe la rive opposée à celle oii nous sommes
à l'heure actuelle, bien qu'il ne soit que le produit d'une société dite
antiesclavagiste, traiic les noirs comme de véritables bêtes de somme,
et pour un oui comme pour un non les fonctionnaires brûlent leurs
villages, avec un de ces sans-gêne remarquables qui caractérisent le
Flamand congolais. L'autre jour encore, ils ont trouvé bon de se payer
une ilhmiination gratuite en mettant le feu à un village im])ortant, situé
à côté de Kinchassa. L effet n'a pas été long à se faire sentir; et ledit
village a été évacué le jour même. Le chef, les hommes et les femmes
sont partis, ont traversé le Congo et sont venus se réfugier sur la
rive française, demandant l'hospitalité et l'autorisation de construire
un nouveau village à l'ombre du drapeau tricolore.
Si les Belffes continuent, ils auront fait bientôt de leur Etat un vaste
désert, à moins qu'un beau jour, les noirs, exaspérés, ne se soulèvent
et ne réexpédient à leur domicile les bons Flamands, comme de vul-
gaires lettres tombées au rebut. Et cependant les fonctionnaires belges
sont, paraît-il, très améliorés.
Au commencement, d'après ce qu'on m'a raconté, toute la crème
— tournée — de la Belgique s'était donné rendez-vous ici, et il s'en
passait de terribles. Un jour, un haut personnage de la cour disait au roi
Léopold : « Vraiment, Sire, c'est épouvantable de penser quels fonc-
tionnaires sont envoyés au Congo. — Monsieur, lui demanda le Roi,
combien avez-vous de fds? — Mais, Sire, trois. — Voulez-vous mêles
donner pour aller au Congo? — Votre Majesté veut rire? — Eh bien!
quand on ne peut pas choisir, on prend ce qu'on a. » Et l'autre se
retira, reconnaissant que le Roi avait dit juste.
Depuis, c'est un peu modifié ; mais il y a encore une vieille croûte de
fonctionnaires, à tel point que le prince de Croï, venu comme fonction-
naire belge et se trouvant à Léopoldville, préférait passer tout son temps
à Brazzaville plutôt que de frayer avec ses confrères et concitoyens. Mais
je fais peut-être trop d'honneur au Congo belge en l'éreintant comme cela,
et quelques administrateurs français n'étant pas à l'abri de tout reproche,
je me tairais, si les Belges n'avaient pas un orgueil démesuré et ne se
croyaient pas plus puissants que la France, par la seule raison qu'ils
sont établis au Congo. Un Belge ne disait-il pas — et c'est le chef du
district de JMatadi — que la Belgique et la France ne pourraient vivre
d'accord que lorsque les Français auraient restitué Lille et Arras ! . . .
28 août. — Je rehs ce que j'ai écrit sur les Belges hier; je ne sais pas
trop si je n"ai point dépassé un peu la mesure, car, au fond, ils nous
ont très bien reçus et nous ont rendu pas mal de services. Dire qu'ils
aient été enchantés que nous allassions chez eux voir ce qui s'y passe
serait exagéré, mais ils ne l'ont pas témoigné, et je leur en sais gré.
Mais il y a une grande difi'ércnce entre l'accueil (ju'ils nous ont fait et
celui que nous a réservé Mgr Augouard, et en général toutes les missions
catholiques françaises que nous avons renconlrées jusqu'à l'heure
actuelle.
La Duchesse Anne a oprrô une première traversée du Congo, de Léo-
poldvillo à Brazzaville, remorquée par un bateau à vapeur de l'État
indépendant. On y a malheureusement oublié quekpie chose : ce sont
les porte-avirons que l'on va faire mettre ici, où il est fort heureux que
nous ayons abordé; car je doute fort que plus haut nous eussions pu
parer à cet oubli. Vous aurez peut-être reçu une dépèche demandant
des perles dont la pénurie se fait beaucoup sentir pour nous en ce pays,
et nous embarrassera certainement pour payer certaines choses dans le
haut fleuve.
C'est aujourd'hui dimanche, et nous avons eu messe et salut par Févè-
que lui-même, car c'est l'une des fêtes patronales de la mission du
Saint-Esprit dont font partie les Pères de la mission de Brazzaville.
Du reste, la mission ne s'appelle pas Brazzaville, mais bien Sinita, et
Mgr Augouard met sur ses cartes : « Evêque titulaire de Sinita, vicaire
apostolique de l'Oubanghi. » Autrefois, les missions du Saint-Esprit
avaient des fondations dans l'Etat indé[M'ndant belge, entre autres à
Borna; mais les Belges ont regardé les religieux comme des espions
français et les ont priés, plus ou moins poliment, d'évacuer le ton-itoire.
Ils les ont remplacés par des missionnaires catholiques belges. Mais la
Belgique n'ayant pas d'école de missionnaires spéciale, ceux-ci, n'ayant
pas reçu l'éducation primitive appropriée, se sont trouvés désorientés et
forcément inférieurs aux missionnaires français. Du reste, le gouverne-
ment, appliquant toujours la fameuse phrase de Gambetta : « L'anticléri-
cahsme n'est pas un article d'exportation », les appuie et les protège ici.
Mgr Augouard me racontait même qu'un jour, n'étant encore (|u'nn
simple Père, il était allé trouver M. Jules Ferry, et que celui-ci, après
l'avoir fort bien reçu, lui avait fait donner vingt mille francs sur les
fonds secrets. Voilà un emploi auquel ces fameux fonds doivent être
]»eu habitués et qui est peu connu. Je suis content de le dévoiler.
Mgr Augouard a rendu ici beaucoup de services à la France, du moins
en ce qui concerne le Congo français; et si, en plusieurs circonstances,
on eût plus écouté ses avis, peut-être eùt-on fait inieux. 11 est et vit en
fort bons termes avec l'administrateur princi[)al, M. Dolisie, (|ui, lui, est
un Congolais fervent. Voilà neuf années qu'il est attaché au Congo,
sur lesquelles il n'a fait eu France que de courtes apparitions. 11 connaît
à merveille le pays; mais je vous en reparlerai une autre fois.
J'ai peur d'avoir demain une triste nouvelle à vous annoncer; le ser-
gent Acliour est à la mort par suite de la dysenterie. Le docteur du
poste, un médecin de la marine, très intelligent et très instruit, déses-
père de le sauver. C'est une bien terrible maladie que cette dysenterie;
quand elle vous empoigne un bonhomme, on peut dire qu'il est nettoyé,
et on le voit décroître de jour en jour, plus exactement d'heure en heure.
A un moment donné, le malade est mort; faute de sang, la machine
s'est arrêtée tout d'un coup ! — Nous devions nous attendre h faire des
pertes; mais ce serait bien désagréable d'en faire deux ici et presque au
début. Que sera-ce à la fin? Ceux qui reviendront pourront le dire...
Des membres de l'expédition, la santé continue à être bonne: je crois
que je suis même en train de refaire les cinq kilogrammes que j'avais
laissés sur la route de Manyanga à Brazzaville. Julien est retapé, et la
(lèvre l'a complètement abandonné. Quand on entre ici chez un Euro-
péen, la première chose qu'on aperçoive sur sa table, à côté d'un
encrier ou d'un verre à boire, est un flacon de quinine, et on vous invite
à prendre aussi bien un cachet de quinine qu'à boire un verre d'absinthe.
Pour moi, j'en ai très peu usé et je suis, je crois, celui qui en dépense
le moins. Les autres se sont déjà drogués à fond. Je suis content de ne
pas les avoir imités, car tous ces articles-là ne me disent rien qui vaille
et m'inspirent peu de confiance.
Toujours pas de joui-naux, du moins de ceux que vous m'aviez
promis et dont vos lettres aniuMiccnt l'euNoi. Heureusement qu'à la
station de Ih-azzaville on les reçoit, et (pie j'ai ])u les lire tous jusqu'aux
premiers jours de juillet. Ji^ n'y ni guère lrou\é de clujses intéressantes.
Nous avons appris cpie le niinislère é|;iit toml)é. mais cela par voie télé-
graphique à LibnMilIc et lettre de Libreville au Pool. La politi(pie
intéresse peu an C-ongo. et on ne lit guère (jue C(> (pii a trait aux événe-
ments qui nous louclient de plus près. Poiiilant on a IxNtucouj» parlé de
la lettre du Pape qui paraît avoir ciuisé en iMance pas mal de l»niil.
iMais on s'intéresse ici l)eaucou|t plus à la polili(ph' coloniale et aux laits
et gestes des luvbilants de l'autre rixe. C'est vrai, la Fraïu-e est loin
d'ici. (Jiiaiid je [kmisc (|iroii louniiil, la [loslc. il faiidrail an iiioiiis deux
mois cl demi [luiir reidrer! Mais laid, (itie lu suiilé csl J)oiiii(', loiil va
])ieii. Dieu se chai;i;('m du lesle!
J'ai clé licLiieux d'apprendre que vous aviez vu iMizon. Il a dû nous
raconler un las de choses iulcressunles el vous donner de bonnes
nouvelles de nous. J'espère que vous en avez reçu, ainsi (pie des
l»liologi'aphies, par le Taijrjèlc.
Je joins à celle lidlre (juel(|ues épreuves de Pollici-, mais le malheu-
reux gan;ou a un las de mésavenlures avec ses pliolograpliies. Un jour,
c'est Feau qui est trop lbi-le el lait fondre ses négalifs; unaulrejour,
ce sont les cancrelals qui lui en rongenl la moilié; on poui'rail presque
écrire un bouquin avec les mésaventures qui lui arrivcid. Cela ne Fem-
pcche pas d'être un charmant garçon et d'une hunu'iu- constamment
égale, exceidé les jours où un de ces contretemps lui arrives ce qui le
plonge dans des désespoirs faciles à conq)rcndre.
11 y a dans ces pays-ci, en dehors des moustiques, dont je ne vous
parle que pour mémoire, un tas do petites hèles qui vous dévorent tout,
et vous dévorent vous-même, quand elles ne trouvent pas autre chose.
Vous ai-je raconté qu'un jour, à Maladi, j'ai trouvé mes deux éponges
complètement absorbées par les fourmis? Ce sont encore de petits
épisodes qui charment désagréablement les journées africaines. Mais
tout cela n'est rien, paraît-il, en comparaison de Finlérieur. Nous
verrons bien !
29 août. — La Irislc nouvelle que nous ]-edoulions hier a été pour
aujourd'hui : le sergent Achour, le plus grand, le plus fort des trois ser-
gents, a été emporté par une attaque terrible de dysenterie. Il est mor-t
aujourd'hui, à deux heures de l'après-midi, et sera enterré demain malin
à neuf heures. C'est le deuxième honnne que nous perdons. On jiou-
vait s'allendrc à la mort de l'autre qui traînait depuis longtemps, mais
la maladie de celui-ci a été beaucou}) i)lus foudroyante. 11 est vrai qu'ils
no sont pas raisonnables, et qu'on a beau faire el beau dire, les menacer
même de punitions très sévères, ils boivent de véritables tonneaux
d'eau, et, dame! ce n'est pas un remède, bien au contraire! On peut
— 76 —
presque toujours l'allrihuer à une imprudence do ce f^enre, si on passe
si vite Tarme à gauclic dans ce pays-ci, et rien d'aussi effrayant que la
rapidité avec laquelle on meurt. On commettra peut-être vingt impru-
dences impunément: uiais un jour on succombe fatalement pour une
gorgée d'eau de trop. Ça n'empêclic pas le pays d'être agréal^le, mais
tout le monde n'est i)as constitué i)Our l'habiter et i)our en snjiporter le
climat.
Je crois jusqu'à présent que je suis assez fort pour résister aux atta-
ques et pouvoir gaillardement endurer même pas mal de fatigues.
Depuis que je suis à Brazzaville, je me sens aussi robuste qu'en France,
plutôt même davantage.
Aujourd'hui, je suis sorti un instant pour chasser et j'ai rapporté deux
oiseaux. Vous dire leur nom, je l'ignore profondément et, en l'absence
d'un naturaliste, je ne ]»uis me prononcer. J'avais l'intention d'en faire
empailler un et de vous l'envoyer, car il a un assez joli plumage ; mais
je ne le ferai probablement pas, parce qu'on vient de me dire qu'il est
très commun ici. Je vais aussi chercher à tuer quehjues singes. Ils sont,
paraît-il, très bons à manger; seulement il ne faut pas les servir tout
entiers, car on croirait manger un petit enfant, et bien que nous soyons
destinés à nous trouver bientôt au milieu des anthropo[diages, nous
ne sommes [)as encore endurcis à ce point-là.
30 aoâl. — L'enterrement du sergent a eu lieu ce matin. Il serait
temps que nous quittions Brazzaville, sinon la démoralisation se met-
trait peut-être facilement parmi nos hommes, qui viennent de voir
deux des leurs expirer ici en moins d'un mois; et puis, quand on est en
marche, on pense moins à tout cela que lorsqu'on est en station, où
l'inactivité et le manque de fatigue corporelle laissent le temps de réflé-
chir aux dangers qu'il y a pour les hommes dans ces pays-ci.
Nous attendons toujours avec impatience le retour do X... qui se fait
beaucoup attendre, car il devait être revenu ici bien avant la fin du
mois, et, dame! demain, c'est le dernier jour d'août. De phis. la nourri-
ture est horriblcmenl chère ici, et on ne peut pas faire grand'chose.
Heureusement que nous autres, nous sommes logés dans des maisons
qui ne font pas de commerce; mais la siliialioii n'en esl que plus
délicate.
5 septembre. — Rien de nouveau, au point de vue de la situation;
mais, connue le courrier part demain, je vous expédie les quelques
renseignements que je vous ai promis dans le commencement de ma
lettre.
Voici d'abord l'adresse ([ue Mgr Augouard m'a donnée. Vous voudrez
bien expédier les vitraux. Ce ne sera qu'une faible rétribution de l'hos-
pitalité qu'il nous a offerte et qui, dans une maison de commerce, se
serait chiifrée par plusieurs milliers de francs. Je vous envoie aussi la
photographie que Mgr Augouard vient de m'olfrir et que je vous expédie
de peur que je ne l'abîme en la promenant. J'y joins quelques pho-
tographies de Potlier, dont quelques-unes ont été absorl)ées par les
cancrelats.
J'expédie en même temps pour Symone un oiseau vert de Brazzaville
que Mgr Augouard m'a donné pour elle. Il s'appelle un foliolocole.
C'est un joli nom, un peu long, mais ça ne nuit pas à l'affaire. Là-des-
sus je ferme ma lettre, parce que le courrier français va partir et qu'il
n'y en a [)lus avant quinze jours. Si je savais une nouvelle d'ici quatre
ours, je vous la ferais parvenir par le courrier portugais qui part le 10;
mais l'arrivée est beaucoup moins sûre.
J'espère qu'on a expédié un théodolite neuf que j'ai demandé i)ar
dépêche, car il n'est pas possible de se servir du nôtre.
XIV
C H A N G E 31 E N T 1 ) 1 T I N É K A I U E
NOUVEAU l'LAN DE CAMPAGNE. SOLDATS RÉFOIÎMÉS. — NOUS SÉCHONS. —
LA QUININE. — M. DOLISIE. — MESSE ET SALUT. — VOICI LES PLUIES.
— HISTOIRE DE CIGARES. PEUi'LADES ANTHROPOPHAGES. — INATTENDUS.
lîrazzaville, Congo français, du 8 au 21 septembre 1892.
Ma chkrk maman,
Quelques miaules seuleiiieui après le départ de ma dernière lettre,
X... revenait do Lirranga, où je l'avais expédié en toute hâte pour con-
naître un peu les nouvelles qui arrivaient des Falls. C'était bien ce que
j'avais prévu.
11 est de toute impossibilité de passer }tar là, les Arabes ayant
décidé dattaquer en forces tous ceux qui, pour le moment, tente-
raient de passer sur leur territoire, à quelque nation qu'ils appar-
tiennent. Aussi ai-je décidé un imuveau plan de campagne, de concert
avec M. Dolisie, administrateur de Brazzaville et ancien camarade de
Pierre de La Guiclie à lV)lyteclini([ue.
Je joins à cette lettre un petit topo que vous voudrez bien consulter,
pour la facilité de la compréhension, comme dirait Ramollot.
La colonie française du Congo leiid à se développer du côté du
nord v( l'S le Tchad, d'une part, et l'Algéi-ie, et. dautre part, cherche
à annihiler l'inlluence anglaise dans le ba.ssin du Haut Xil. En 1890,
un Français, M. Liu(ai-d, arrivait à Brazzaville. Al. Dolisie avant
appris que les Belges cherchaient, Jans ce moment-là, à couper la
route aux Français et venaient de fonder un poste sur la rive droit(i
de rOubanghi, envoya de ce côté M. Liotard. Pour plus de clarté, je
vous rappellerai que la conférence de Berlin avait donné comme limites
à l'Etat indépendant rOubanghi, et ensuite le 4° degré de latitude nord,
ainsi que vous pourrez le voir marqué sur le topo ci-joint. M. Liotard
arriva, en 1891, là-haut et fonda le poste marqué sur la carte sous
le nom do poste des Abiras, et avança de plusieurs kilomètres au nord
l'influence française? Les Belges la trouvèrent mauvaise et essayèrent
de soulever contre M. Liotard les populations. Ils ne purent y réussir.
Malheureusement, M. Liotard manquait d'hommes pour avancer, et
les Belges décidèrent de lui passer sous le nez.
Alors, nous arrivons à Brazzaville à peu près en même temps que les
nouvelles des Abiras. lAL Dolisie me proposa d'aller par là, prévenir et
devancer les Belges, et de pousser une reconnaissance très impor-
tante, au point de vue français, dans la rivière Mbomou. La route des
Falls étant barrée, il n'y avait pas à hésiter, et le jour même du retour
de X... j'acceptai la proposition de M. Dolisie, et nous nous préparâmes
à partir.
M. Dolisie met à notre disposition les deux bateaux de la coloni(;
qui sont ici pour nous remonter jusqu'à Banghi. Ensuite nous irons
à pied au delà des chutes qui sont marquées au-dessous de Banghi,
et nous trouverons des pirogues pour nous conduire aux Abiras. Ce
sera très long, mais très intéressant, ce voyage ayant été rarement
fait, et étant à peu près inconnu. Arrivés aux Abiras, nous ferons
comme nous eussions fait aux Falls; nous resterons quelque temps, et
de là nous pénétrerons dans l'inconnu. Ce n'est que delà que je pourrai
vous envoyer notre nouvel itinéraire, qui, vous le voyez, est très différent
de notre premier projet. Mais à l'impossible nul n'est tenu, et. dame! ce
(pie nous pourrons faire là-bas. même en supposant que nous ne- puis-
sions pas rejoindre le Caire, sera très intéressant et très utile au point
de vue national.
11 m'est difficile de vous donner des dates; cependant voici celles que
je crois probables : départ de Brazzaville le 15 ou le 16 de ce mois-ci;
— 80 —
arrivée à Lirranga (ronfliiont do l'Onbanglii ol du Congo) vers le 25.
Arrivée à Banglii vers le 12 octobre. A Banglii, séjour de quelques
jours, et aux Abiras... je ne sais trop vers quelle époque, probablement
un peu avant la fin de l'année.
Les moyens de locomotion ne sont pas rapides, et il faut un certain
temps pour se remuer.
Les soldats sont assez encombrants, bien que très nécessaires. J'ai
été obligé d'en réformer trois, ce qui, avec un autre renvoyé, réduit
mon contingent à quarante-trois bommes blancs et six Sénégalais. C'est
l)lus que suffisant, s'ils ne meurent pas en trop grand nombre sur la
route, ce qui ne laisse pas d'être à craindre. Et reffet moral qu'ils
produisent sur les noirs est bien plus considérable que celui d'une"
troupe de cent hommes de couleur.
9 septembre. — Rien de nouveau à Brazzaville ni aux environs. Ce
matin, un triste accident est arrivé ici, à la mission. Des noirs étaient
en train de creuser dans une minière et, malgré les défenses faites, s'obsti-
naient à enlever la terre de façon à former une sorte de caverne dans
laquelle ils s'enfonçaient en travaillant, laissant le sol au-dessus de leur
tête.
A un moment donné, un éboulement s'est produit, ensevelissant cinq
d'entre eux. Un a été tué sur le coup. Deux autres ne valent guère
mieux que lui, le quatrième a la jambe cassée et le cinquième seul n"a
presque rien. Cet événement a causé une vive émotion dans toute la
mission, et puis tout est rentré dans l'ordre. Comme je vous l'ai dit, la
mort dans ces pays-ci est regardée par ceux qui les ont iiabités long-
temps comme une chose tout à fait secondaire.
X... a voulu le prendre de haut avec M. Dolisie et lui raconter un tas
d'histoires, disant qu'il avait des instructions spéciales et secrètes du
ministère: (\ue sa mission était de la dernière importance: que... etc.
M. Dolisie a bien vu qu'il lui « moulait des bateaux » : etlorsque X... lui
a demandé de voir certaines pièces confidentielles dans les archives, il les
lui a carrément refusées et me les a communiquées, à moi. X... aurait
voulu passer pour le chef; mais j'ai dit nettement à M. Dohsie qu'il n'y
— 81 —
avait d'aulre chef (nic moi, et ([ue je iic rocuniiaissais à personne le
droit de me dire quoi que ce fût. In gros orage nous menace à
l'horizon. S'abaltra-t-il sur nous? Qui vivra verra.
Quant à moi, cela m'amuse, et j'en discute avec INdlicr. ([ni, rhuit le
contident des deux, se trouve à certains moments dans des positions
embarrassantes, dont il se tire, d'ailleurs, toujours avec un merveilleux
à-propos.
Mais tout cela n'est pas grave, et, j)Our le momeni, l'horizon me
semble beaucoup moins noir qu'il y a quelques jours.
La santé est excellente, sauf naturellement quelques petits accès de
lièvre, inévitables, qui m'ol)ligent à avaler de tenq»s à autre des [)etits
cachets de quinine. 11 y a quelque chose d'assez curieux à signaler dans
notre état, c'est que nous ne maigrissons pas : nous séchons. Moi, par
exemple, je ne pèse plus que soixante-neuf kilogrammes. Je dois avouer
([ue ce poids est minime, et que je ne me rappelle pas y être descendu
d(q)uis cpndques années, puisqu'en entrant au régiment je [lesais soixante-
treize kilogrammes. Et cependant je ne parais pas très différent, mais
j'ai perdu une bonne partie de mon... arrière-train.
Les lettres que vous recevrez de moi après celle-ci seront })roba-
blement de plus en plus espacées, non conmie envoi, mais comme
arrivée. Car il faut compter sur les diflicultés et la rareté des moyens
de communication. Cependant, j'espère que vous en recevrez une ou
deux tous les trois mois. Toutefois, il ne faudrait pas vous inciuiéter
si leur absence dépassait ce terme et vous étonner d'apprendre que
nous sommes morts, au moins -une demi-douzaine de fois. Ne le croyez
que lorsque je vous l'aurai écrit moi-même, et encore!
Voulez-vous savoir nos occupations à Brazzaville? Le matin à sept
heures et demie, je me lève et descends prendre en bas une tasse de
chocolat au lait avec du pain. Les Pères se lèvent à (piatre heures (pia-
rante, mais je trouve cette heure beaucoup trop matinale pour mes
faibles moyens, et ne me décide à sortir du lit qu'au cou[» de cloche de
sept heures trente. Après ce déjeuner agréable, je nu' li\re aux douces
opérations de ma toilette. Vers neuf heures et demie, nous — j'entends
par nous ceux qui sont logés à la mission, c'est-à-dire Julien, Pottier et
- S2 —
moi — nous nous rendons à la station située ù environ deux kilomètres, et
après avoir rendu visite aux liounnes, vu si leur nourriture était satis-
faisante, remonté leur moral par (pudiques punitions, et quelques
bonnes paroles aussi, nous attendons l'heure du déjeuner, qui a lieu
vers onze heures ou midi, suivant que M. Dolisie est ou n'est pas trop
occupé.
Après le déjeuner, on fume, on cause, d'aucuns font des parties de
jacquet, — car nous sommes tous devenus enragés sur le jacquet. —
Ce jeu va probablement être le seul auquel nous pourrons nous livrer
désormais, et nous allons nous en faire faire un pour charmer les loisirs
de notre voyage. Je suis sûr qu'il aura une grande influence sur l'issue
de notre expédition.
Quelquefois les amateurs de musique s'amusent à tourner la mani-
velle de l'orgue de Barbarie, à la grande joie des indigènes, qui trouvent
que cet instrument fait « beaucoup de beau bruit très fort ». Peut-être
l'orgue de Barbarie sera-t-il plus lard un des grands instruments de
civilisation de l'Afrique centrale.
De temps en temps, un des nôtres se détache pour aller chasser ou
chercher des vivres à Linzolo. C'est \... qui est chargé de cette dernière
fonction. Puis, les hôtes de la mission reprennent la route de leurs
domiciles et reviennent y travailler jusque vers six heures trois quarts.
A cette heure, il y a parfois salut; d'autres fois, on se préi)are pour le
dnier, qui a heu à sept heures précises.
Vers huit heures et demie, les Pères vont se coucher, et nous remon-
tons, soit }»our écrire des lettres, comme je fais ce soir, soit pour lire
des œuvres de choix ou mettre à jour des notes quotidiennes. Puis on
se couche aussi, le cœur content et l'esprit à l'aise, pour... recommencer
le lendemain.
De temps en temps, il y a de légères variations au [)rogramme, mais
rarement. 1/autre jour, par exemple, M. Dolisie m'a retenu à dîner, parce
(pi'il a\ail iii\ enté des plats sucrés extraordinaires : un biscuit de Savoie,
une omelette sucrée aux bananes, des pêches de conserve; tout cela
pas ensemble, mais à la queue leu leu. Il y avait aussi de la [)erdrix aux
choux. Mais toute cette bombance est exceptionnidle et ne provenait
— 83 —
que d'un ofTot du hasard. Les vivres soiil rares ici, el par conséquent
fort chers.
Du reste, je radote et je dois vous avoir raconté tout cela vingt fois;
mais il f;uit m'excuser; la quinine en est la cause. A'ous no sauriez
croire combien l'usage de ce médicament, absolument nécessaire dans
,1
'H^'
L ORGUE DE BARBARIE FAIT LA JOIE DES INDIGENES.
ce pays-ci, vous fait perdre la mémoire et vous affadit le tempérament.
Aussi ne soyez pas étonnée si je répète quelquefois à la lin d'une lettre
ce que j'ai noté au commencement: vous n'aurez qu'à vous dire :
Jacques a pris de la quinine entre le monuMit où la lellre a été
commencée et celui où il l'a terminée. Quand il me vient une idée,
j'ai ma lettre, entamée, devant mes yeux, et innnédiatement je la
saisis pour transcrire sur le papier ce que je crois pouvoir vous inté-
— 84 —
resser; et ensuite je quitte la lettre pour reprendre autre chose, et
ainsi de suite, jusqu'au jour où le facteur rural déclare qu'il va partir.
10 septembre. — J'ai causé aujourd'hui avec M. Dolisie, et je vois que
mes calculs ne m'ont guère trompé : nous ne serons aux Abiras que le
15 ou 20 novembre, en admettant que nous partions d'ici du 15 au
20 septembre. Il faut environ trois semaines pour remonter à Banghi et
à peu près autant de temps de Banghi aux Abiras, ce qui, avec la perte
de temps dans différents postes, nous fera un trajet d'environ deux mois.
Mais là nous serons tout à fait au cœur de l'Afrique et nous pourrons
commencer à faire quelque chose. C'est long, mais, je le répète, il n'y a
pas autre chose à faire, et, du reste, nous pourrons être très utiles.
Reviendrons-nous par le Caire? Oui, si c'est possible; mais je ne puis
l'assurer, car toutes ces combinaisons modifient étrangement tous nos
plans et ne permettent plus de rien prévoir pour l'avenir. Le curieux et
l'intéressant de ce pays-ci est de ne jamais savoir par où l'on va passer,
et de ne jamais pouvoir dire : Nous ferons ceci demain, et de ne pou-
voir être sûr de pouvoir le faire. Ce n'est pas tout à fait la même chose
que lorsqu'on voyage avec un billet circulaire, avec un itinéraire fixé
d'avance, et je ne crois pas que d'ici longtemps on puisse appliquer
ce système au Centre africain. Cela ne me déplaît pas, au contraire.
Mais ce serait si bien, ce retour par l'Egypte !
Au moment où je vous écris, ma table est envaliie par des myriades
de petites fourmis qui viennent avaler les nombreux éphémères qui ont
brûlé leurs ailes à la lumière de ma bougie. Elles poussent le toupet
jusqu'à venir se promener sur ma lettre et essayent même d'escalader
mon porte-plume. C'est un des plaisirs de l'Afrique.
La température remonte sensiblement. Bientôt va commencer la
saison des pluies, avec son cortège inévitable d'averses, d'orages, de
tornades, d'éclairs et de tonnerre. On aperçoit déjà à l'horizon de
nombreux éclairs qui annoncent cette saison désagréable et chaude.
J)(q)uis quebpu's jours, il n'y a plus de vin à la Mission, et nous
sommes réduits à boire de l'eau, ce qui n'a rien de bien suave, surtout
pour moi qui avais })lutôt la mauvaise habitude de baptiser mon vin le
moins possible. Mais ce n'est qu'un léger désagrément. Nous a\ons heu-
reusement peu de moustiques, mais nous en trouverons, paraît-il, dans
le haut un nombre très considérable. Belle perspective!
11 septembre. — Aujourd'hui, dimanche, messe et salut; suivant les
traditions, repos pour tout le monde. Il est vrai qu'aujourd'hui res-
semble un peu pour nous aux autres jours, et que nous n'en faisons pas
long parce qu'il n'y a j)as grand'chose à faire.
Je vais étiqueter pas mal d'objets divers que j'ai recueillis ici, dc-ci
de-là, grâce surtout à Mgr Angouard, et qu(^ je vous e\[)édierai i)ar la
plus prochaine occasion, dans une caisse quelconque, rouge et bleue, .le
crois qu'on ne l'ouvrira pas en douane, et, en tout cas, il n'y aurait pas
beaucoup à payer. 11 y a un tas de couteaux, de hracelets, de trompes
et d'objets divers, dont quelques-uns sont assez rares et assez curieux.
Je vois qu'il y a aussi des lances qui ne pourront pas entrer dans la
caisse et dont on sera probablement obligé de faire un ballot à part.
Pour elles, j'ai bien peur qu'une main adroite « n'étende son protec-
torat » dessus, suivant une expression euphémisti(|ue.
S'il y avait un poulain d'ici quelque temps, voici une collection de
noms où vous pourrez choisir celui dont vous voudrez le gratifier; ce
sera tout à fait neuf et de bon goût : Oubanghi, Mbomou, Sanga. Ce
dernier irait mieux à une pouliche. A mon retour, je me divertirai en
retrouvant ces noms remplis pour moi de souvenirs lointains.
La cavalerie ici se compose d'un unique cheval que Crampel avait
remonté jusque dans ce pays et qui erre en liberté aulour du posie,
sans jamais s'en éloigner et sans jamais (Mre monté. 11 est blanc et
me rap[)elle beaucoup l'ancien Blanc-Blanc de l'Ktang de la Tour, à
Dupré.
Probablement, quand vous lirez cette épître. aurez-vous déjà pris dr
nombreux cei-fs et sonné maints hallalis. J'espère également, à cette
heure, avoir immolé (pielques éléphants, hippopotames, crocodiles et
autres animaux du même acabit.
Juscju'à jtrésent, mes chasses ont été pou nombi-euses et peu variées.
Cela tient à ce qu'autour d'ici les chasseurs sont relativement trop
- 86 -
nombreux cl qu'il faut faire de longues trottes pour rencontrer quoi que
ce soit. Pourtant il y a pas mal de perdrix, d'outardes, quelques singes
et antilopes; mais je ne suis pas encore assez acclimaté, et la paresse
m'envahit par trop.
Aujourd'hui, après le déjeuner, j'ai fait un whist qui a duré jusque
vers quatre heures. Pour chasser, il faudrait partir d"assez bon malin
et mouiller plusieurs douzaines de chemises. De plus, on croit tout le
temps qu'on va bientôt partir, et ça vous ôte toute idée d'aller faire des
excursions, à deux ou trois jours de marche, pour trouver de la grosse
bête.
Espérons que dans le haut, ce sera plus facile; et d'abord on sera
forcé de se ravitailler en AÏande fraîche, car la conserve est excellente
pour... fatiguer l'estomac. Je suis certain de revenir avec une demi-
douzaine de dyspepsies, gastralgies, et toute la clientèle de noms
bizarres dont les carabins décorent les maladies stomacales.
Nos charges ne sont pas toutes arrivées; cependant, aujourd'hui, il en
est passé quelques-unes qui arrivent par petits paquets. Espérons que
nous pourrons nous mettre en route vers le 20. C'est la grâce que je me
souhaite. Ainsi soit-il!
14 septenibrc. — ^'oici les premiers indices de la saison des pluies qui
se succèdent rapidement. Hier soir, il avait fait très chaud; le soir, ainsi
que toute la journée, les éclairs se montraient plus fréquents et plus
lumineux, et vers dix heures la pluie est tombée, accompagnée de quel-
ques grondements de tonnerre. Elle n*a cessé que ce matin vers sept
heures et demie, après avoir abattu, à notre grande satisfaction, l'épaisse
poussière qui recouvrait la terre.
C'est très heureux, car sur le chemin de la Mission au poste, la route
est lellemenl poussiéreuse que chaque jour on revient ici avec des
pieds de noirs. J'ai rarement vu une poussière aussi sale et aussi
pénétrante. Nous aurons désormais des pluies assez fréquentes, car
lorsqu'elles ont commencé, elles ne cessent qu'au bout de six mois.
Dans le haut ou dans l'intérieur, comme vous voudrez, elles sont
encore plus fréquentes qu'ici, à ce qu'on m'a raconté du moins. Je
crois que celle de ce malin n'est, encore lieureusemenl qu'une fausse
alerte, et que nous aurons quelques beaux jours de plus.
La journée s'est aclievée très belle et relativement fraîcbe. absolument
comme en France linit une belle journée d'été, après une nuit et une
matinée orageuses.
Nous attendons maintenant pour [)artir que quelques hommes qui
doivent remonter au poste des Abiras soient arrivés. Dès qu'ils seront
ici, nous nous mettrons en roule. Il y a beaucoup de chances pour que
ce soit dans le courant de la huitaine. Si les probabilités ne nous trom-
pent point, nous serons en route d'ici sept à huit jours. Ce n'est pas
qu'il ne manque encore certaines charges; mais qui trop attend ne fait
plus rien de bon; et si les charges n'arrivent pas! Dame, tant pis!
Je vais vous raconter au sujet des charges une histoire qui montrera
combien les Européens qui habitent l'Afrique sont peu scrupuleux.
^'ous savez que j'avais fait mettre dans les charges une caisse de cigares.
Elle est arrivée avec des retards insensés. . . et de plus elle était défoncée.
Ce n'est encore rien; mais on m'avait escamoté les bons cigares que
j'avais fait mettre dedans, environ un millier, et on les avait remplacés
par des mégots qui ne valaient absolument rien et au nombre seulement
de cinq cent cinquante. J'ai trouvé le procédé un peu violent et j'ai
réclamé; mais il est peu probable que le « on » dont je parle vienne se
dévoiler et raconter son larcin à tout le monde. Je crains donc bien
d'être obligé, faute de mieux, de fumer ces horribles infectados, ou de ne
rien fumer du tout, ce qui serait évidemment préfi'i'able, mais inappli-
cable en pratique, d'autant que je suis persuadé que la fumée de tabac
empêche absolument un grand nombre d'accès de lièvre et a de plus
l'énorme avantage d'écarter les moustiques autour de vous. Ces inté-
ressants petits animaux ont commencé à faire leur apparition en nombre
suffisant et ont déjà entrepris de nous disséquer tranquillement. Heu-
reusement les moustiquaires de la Mission sont bonnes, et on peut
dormir sans entendre ces insupportables ronronnements.
15 acplemhrc. — Pour m'écrire, vous n'aurez toujours (pi'à adresser
les lettres à Brazzaville, et M. Dolisie ou son remplaçant se chargeront
— 88 —
de les faire [lai-Neiiir eu toute sécurité. Pour celles que je vous écrirai,
elles vous arriverout recommaudées par la voie frauçaise, c'est-à-dire
que Fadministratiou de Brazzaville les fera recommander à ce poste et
vous enverra sous pli les bordereaux postaux de recommandation.
Il ne faudra pas vous étonner si des lettres, qui nous seraient adres-
sées par vous, ne nous parvenaient pas, ou si on vous les renvoyait, car
j'ai demandé qu'au cas où une impossibilité manifeste se présenterait et
empêcherait de nous les faire parvenir, on vous les renvoyât toutes pure-
ment et simplement. C'est beaucoup plus pratique comme cela et aussi
beaucoup [dus sûr. Par la voie belge, il y a beaucoup moins de sûreté, et
les lettres s'égarent avec une facilité surprenante.
ÎVous attendons en ce moment, avec impatienc(\ \c courrier qui est
parti le 0 août d'Anvers. Mais nous avons reçu les lettres du () juillet dont
la [)lupart sont arrivées par le paquebot qui part de JMarseille le 25... Je
m'end)rouille dans les mois et ignore les trois quarts du tem})s la date
on nous sommes; car il me semble impossible que nous ayons quitté
Marseille depuis cinq mois déjà.
La chaleur augmente légèrement tous les jours, ainsi que les mousti-
ques; le thermomètre ne descend jilus au-dessous de vingt degrés: mais
les journées ne sont pas beaucoup ])lus chaudes, et, somme toute, c'est
très supportable.
Il y a bien ces maudits accès de fièvre qui vous torturent succes-
sivement pendant deux ou trois jours; mais pour l'instant, tout le
monde en est exemj)t.
Pour moi, j'ai un appétit féroce et je ne maigris pas trop. 11 est vrai
que la nourriture manque souvent de variété depuis quelques jours, et
que les boîtes de conserve entrent en danse avec une régularité déses-
pérante. Ileureusenu'ul la Mission est riche en fruits et en salades;
j'(Mi fais une consommation prodigieuse; mais mon bonheur est surtout
d'absorber une innombrable ([uantité de tranches d'ananas. J'arrive à
en ('(MIN rir coiniilélcnicnl nion assielle. cl je nous assure ([u ici on n'est
pas rationné jtour cela. Sans compter (pi'on jteul aussi [)rendre des
bananes et des goyaves, sorte de fruit qui rappelle beaucoup par son
goût la tVaise et la fi'amhoise mélangé(\s.
89 —
Je no vous ai pas encore parlé beaucoup des populations noires que
nous avons rencontrées sur notre roule. Depuis Maladi jusqu'à Linzolo,
ce sont les Bangouyos, peuplades occupées d'agriculture et de portage.
Ce sont eux qui transportent les charges de Matadi à Léopoldville, ou de
Manyanga à Brazzaville. Ils ne sont pas complètement noirs, c'est-à-dire
que leur couleur s'approche de celle
du chocolat. Leur coiffure n'a rien
de bien particulier ; ils [tortent géné-
ralement les cheveux courts et sont
assez tranquilles , quand on ne les
ennuie pas ; mais quant au portage,
ils le font d'une façon assez irrégu-
lière. La langue qu'ils parlent et
qu'on a appelée fort improprement
« flotte », ce qui veut dire « langue
des noirs », tend à se répandre dans
tous les environs, parce qu'elle de-
vient pour les autres une sorte de
langue commerciale.
De Linzolo à quelques kilomètres
d'ici, se trouvent plusieurs villages
de Bahilis ou Ballahs, populations
qui ne font que toucher les rives
du Congo et s'étendent davantage
vers le nord. Ils sont uniquement
agricoles et se distinguent assez faci- femme batkkk.
lement par des tatouages ou cica-
trices qu'ils se font de Foreille vers les yeux en forme de patte d'oie :
ils ont, en ces derniers temps, eu maille à partir avec le gouvernement,
par suite de palabres dont les causes sont assez ol)scures. Tout autour
d'ici, sont les Batékés, qui, eux, parlent une langue tout à fait tlilïérenle
des précédentes peuplades et sont adonnés au commerce. Ils ont une
coiffure assez particulière; ils forment avec leurs cheveux et mémo avec
le cuir chevelu qu'ils se tirent dès leur jeune âge une sorte de bourrelet
!
— 90 —
circulaire tout autour do la trie, en forme de couronne très ronde. Leur
type est généralement beaucoup plus régulier et plus fin que celui des
autres noirs. Ils ont les lèvres moins épaisses et le nez moins épaté.
Quelques-uns travaillent le cuivre et les métaux. Je vais vous expédier
un ballot où il y a deux Itracelets fabriqués à M'pila, village distant de
quelques kilomètres de Brazzaville, et qui m'ont été vendus parle fabri-
cant en personne. J'ai joint aussi un autre bracelet, dit « bracelet de
Makoko ». Ce bracelet sert aux administrateurs français de Brazzaville
pour se faire reconnaître, et leur donner autorité dans les palabres.
C'est, du reste, une des clioses les plus curieuses d'ici que de voir les
indigènes venir au poste de Brazzaville pour faire palabre, autrement
dit, pour venir exposer leurs récriminations et faire les réclamations
qu'ils croient urgentes. Ils commencent par se procurer un pavillon
français et viennent s'asseoir devant le poste; puis ils attendent patiem-
ment, quelquefois deux ou trois lieures — ça leur est égal — que le com-
mandant — c'est ainsi qu'ils appellent l'administrateur — soit prêt, et
ensuite lui exposent leurs affaires et se soumettent à sa décision, après
avoir appuyé leurs racontars, souvent faux, par de grands gestes et de
grandes paroles.
Ils viennent en groupes, souvent avec leurs femmes ou du moins quel-
ques-unes d'entre elles. Car la polygamie se pratique sur une très large
échelle. Lechef d'un village de l'autre coté du Pool, qui venait demander
aide et itrotection à la France et la permission de s'établir sur la rive
française, a bien accusé pour sa propre part dix-sept femmes. Presque
toutes ces femmes sont esclaves, ledit chef ayant déclaré qu'une seule
était libre; mais ils traitent leurs femmes esclaves sur \o même pied que
les autres, et même celle qu'il a déclarée comme sultane. . . — je veux dire
comme première femme, — n'était qu'une esclave. D'ailleurs, les Pères
qui rachètent les enfants pour les élever, quelquefois même les sauvent
au moment où on allait les faire passer à l'état de gigot, (lis(Mit-ils que
le prix moyen d'un enfant mâle est de 600 m'takos, environ 00 francs,
et d'une enfant femelle de 1,200 m'takos. 120 francs.
Les Batékés, contrairement aux Bangouyos et aux Ballalis . étaient
anthropophages. Ils ne le sont plus aujourd'hui, du moins ofliciellement.
— 91
Mgr Aiigoiiai'd nous a fait à ce sujet une cuficuse reniar(|U('. Il nuu^
a dit quo pn'S([U(' toutes les peuplades noires qui mangent du rliieii
mangent aussi de l'iiomme, tamlis que celles qui i»rofessaient le nuqui^
de la viande canine traitaient les anthropophages de sauvages.
(le que je dis là me rappelle une
anecdote que nous a racontée le même
Mgr Augouard. Parmi les entants cpi'il
avait à élever dans une des missions du
haut, alors qu'il s'apjtelait « le Père Au-
gouard » , était un v rai petit sauvage qu'au-
cune instruction lu' parxenait à adoucir,
l'n jour arri\e à la mission un pauvre
}ielit noir, malade de la dysenterie et qui
ATEKK RICHE.
S^
ne semljlait pas de\ oir guérir. Pséanmoins,
le Père le fit soigner et ordonna aux autres
enfants d'aller, à tour de rôle, faire le ser-
\ice auprès du petit malade. Quand vint
le tour du petit sauvage , il alla trouver
le père Augouard et lui dit : « Pourquoi
TYPE BALLALI.
rien; il salit tes étotfes, et il nous donne
du mal, à nous autres; tu ne pourras rien en faire. Baptise-le si tu veux,
et après je prendrai le couteau de la cuisine et j irai lui couper le cou.
Un en sera débarrassé, et nous l'enterrerons. »
Le gamin qui prononçait ces sages paroles avait peut-être une dou-
z;aine d'années. Je ne suis pas sûr que le Père Augouard ne lui ait pas
— 92 —
envoyé une bonne taloche; mais l'autre avait raconté son boniment avec
la plus entière sincérité et parut profondément surpris du peu de succès
de sa proposition.
Heureusement tous ne nourrissent pas C(>s idées . et on ne doit les
regarder que comme de rares exceptions. Ceux qui sont ici sont assez
doux, et plusieurs parlent le français; quelques-uns ou plutôt presque
tous le comprennent. C'est assez curieux, du reste, de les entendre
chanter des cantiques en français. Un dimanche sur deux, ils chantent
en langue indigène. Tous les noirs, en général, aiment beaucoup la
musique, et la classe de chant obtient auprès d'eux un véritable succès.
Il n'y a qu'une chose à laquelle ils soient communément très réfractaires :
ce sont les mathématiques. Dans les maisons de la côte qui sont plus
anciennes que celles-ci , quelques-uns vont jusqu'à apprendre le latin ,
et même à Loango un élève de la mission est sur le point d'être ordonné
prêtre , et viendra probablement un de ces jours seconder ses frères
blancs. Ce sera, je crois, le premier missionnaire congolais.
C'est une chose absolument merveilleuse que de voir les missionnaires
travailler. Debout à cinq heures moins vingt minutes, aussitôt après
leur [trière du matin, qu'ils font en commun dans uin^ cha[)ell(^ provi-
soire, située au-dessous de la chambre de révê([ue, ils se rendent au
travail, prennent un quart d'heure à huit heures jiour déjeuner, et
ensuite ne lâchent qu'à six heures du soir leur ouvrage, à peine inter-
rompu à midi pour le second déjeuner. Etions ont quelque chose à faire.
Un Père s'occupe des enfants, l'autre de l'économat. Quant aux Frères,
ils sont partout chefs de chantier et mettent eux-mêmes la main à la
pâte. Aussi, dès que le dîner est terminé, rentrent-ils dans leurs appar-
tements, et vers huit heures et demie tout dort à la Mission. L'évêque
s'occupe de tout, surveille tout, est partout. Souvent même on le voit,
juché sur les mui's de sa cathédrale, en h'aiu de pousser ses ouvriers
noirs. Il faut bien dire que sans cela ceux-ci ne feraient rien; car ils ne
connaissent que le onzième commandenicul de Dieu, (pii recounnande
seulement de ne pas se faire jiincer.
16 scpiciiihrc. — Les ouvriers dont je [tarlais hier ne >unl pas tout à
^
1 1^
1 |3
^|h
é «-Il
4 1^ si
I^M ^
^ uij^^dcJd.
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W r. . .;
1 ^
— 93 —
fait (les iiidigriios ; co sont des liabilaiils de Loanp,o ou Loangos qui
Aiouuent delà côte et s'engagent pour un au ou deux dans l'intérieur,
(leux des environs du Pool considèrent qu'il ne serait pas de leur dignilî'
de faire tous ces métiers, et laissent même les soins de l'agriculture à
leurs femmes. Les Bangouyos no veulent ou ne savent que porter, et il
faudra quelqm^ lemps et quelques générations pour les décider à taire
autre chose. Peut-être, quand le chemin de fer aura supprimé le porlage,
se décideront-ils à essayer autre chose. Mais jusque-là ils trouvent qu'ils
ont assez, pouvant se nourrir une semaine ou mémo deux avec six
barrettes, ou soixante centimes. L'intrusion des Européens leur cause
bien certains nouveaux besoins, et peut-être se croiront-ils forcés de
travailler pour satisfaire les habitudes contractées, devenues des néces-
sités.
Nous avons encore eu un nouvel orage peu violent et delà pluie, cetlc
nuit. Je me suis amusé à vous crayonner provisoirement et de mémoire
Brazzaville, pour vous en donner une idée quelconque.
Les })rincipales maisons sont construites en briques. Les autres sont
en torchis; })resque tous les bâtiments importants sont conslrtiils sur le
même modèle, avec une véranda. Seul, le palais épiscopal a deux étages,
le rez-de-chaussée et le premier. Tous les autres sont de simples rez-de-
chaussée, un peu surélevés. Les photographes ont un tas de mésaven-
tures ici, et le jour est, en général, défavorable aux instantanés; c'est
pour cela que vous avez remarqué le peu de types figurant dans nos
envois.
17 seplonhrc. — Je reçois à l'instant (piatro lettres (hî vous, entre
autres celles dans lesquelles vous me parlez de Libreville et de ce qui
s'y s'est passé. Je sais bien que j'ai eu tort de ne pas aller voir M. de
Chavannes. Maintenant, quant à Fépisode du bateau, du dîner, etc.,
c'est la première nouvelle que j'en ai. J'avais su ici que iM. de (Iba-
vannes avait été surpris de ne pas me voir; mais qu'il m'ait fait demander,
et que j'aie refusé, cela eût passé toute vraisemblance. Il y a eu un
malentendu fâcheux, c'est possible: mais j'ai écrit de suile d'ici pour
m'excuser et lui dire que j'étais le premier à regretter ce qui s'était
— 94 —
passé. Je crois à [)eii près avoir reclilié les affaires, et, du reste, vous
])Ouve/. croire (pioii ne nous en a pas voulu à Brazzaville; tout ce (jue
j'ai 1)11 Aous j'acoiili'r jus([u'iri r| la l'aruii doiil nous avons été reçus par
TaJuiinistration française le j)rouvenl. .\r m'en expliquerai aussi claire-
ment que [(ossible avec i\I. Dolisie. et connue M. de Cliavannes est son
camarade, j'cspcre (pi'il lui fera facilement conqu'endre cpu' mon inten-
tion n'a jamais été de le blesser, et qu'il y a tout au plus étourderie de
ma part. .le préfère, du reste, recevoir le moins de reproches possible
de vous, [larct' ([ue les courriers étant 1res rares, (piand on en reçoit, on
aime mieux que ce soient de bonnes que de mauvaises paroles qu'ils vous
a[)[)(nlent, et surtout dans un pays comme celui-ci où les mille et un
retards (pion éprouve dans leur réception nous jcdtenl dans un étal
d'énervement et de lièvre ([ui malheureusenu'nt aurait son contre-coup
sur vous.
Notre date de dé[)ai't est toujours incertaine, ce (pii ne laisse pas d être
agaçant, car nous sounnes maiulenaut sur un [terpélmd » qui-\iM' ». id
on n'ose rien entreprendre, de peur d'a])[irendre (jue l'on [lart le lende-
main ou le surlendemain. Dès cpu' la date sera délinilix émeut livée, je
vous mettrai un mot à la posti; (|ui partira quand il jjourra, si par hasard
le courrier de ce mois-ci avait pris la poudre d'escampette, emportant
18 ncjilciiibrc. — A l'instant arrive ici la nouvelle (pu' les soldats séné-
galais (pii Niennent dt' la côte, [tour reid'orcer Ai. Liotard. sojd arrivés.
Les bateaux vont ètri! réparés, etdans (juatre ou cinc] jours. ena\;ud ! Dès
demain, je i)0urrai probablement vous tixer la date de notre départ sur
les deux steamers de la colonie : le Djuitê et VOkIhiikiIiI. A[)rès celte
lettre, vous ne recevrez donc que de Banglii nm' nouNcdle é[)ilre, c'est-
à-dire dans un mois et demi. Quant à nous, les lettres (pu,' nous venons
de recevoir sont [trobablenuMil les demièi-es d'ici longtemps, car les
bateaux mettent à [)en i)rès trois fois plus de tenqjs à remonter (pi'à
descendre, ce qui se comprend, étant donnée la violence du courant.
21 ifrpIfDihre. — Le courrier part: je termine ma lettre télégraphique-
— 93 —
mont. Grave dreision priso. Partons vendredi ponr les Abiras. Enverrai
détails.
Bien [)orlanl: tendresses.
Jacques.
(Imporlanle et confidentielle.} Brazzaville, le 21 septembre 1892.
(Contenue dans la précédente.)
Ma ciikre maman.
M. Dolisie, comme administratenr et en vertu de droits à lui conlrrrs,
nous donne pleins pouvoirs dans 1(^ Ilaut-Oubanghi, et nous pourrons
faire ïuks bien. M. Pottier ne me quitte pas; les antres... Vous recevrez,
du reste, un procès-verbal qui vous édiliera. Cette défection vient de C(î
que j'ai remis la direction mib"taire de notre e\[)é(lilion — le mot crpédi-
lion est le vrai — à Julien (pie j'estime et (pii méi'itc celle dislinclion de
ma part.
A un autre jour des détails, et lendresses.
Jacoies.
J'écris dans la liévi'e du (lé[)art (ne croyez [)as que ce soil la liè\re
paludéenne).
XV
UNE LETTRE DE M"" xVUGOUARD
DISSENSIONS ET DEPARTS. — UN ANCIEN ZOUAVE PONTIFICAL. — ADIEUX.
8 octobre 1892.
Nous partons demain malin à six liouros. Tout est oml>all(''. et je ne
trouve que ce moi'ceau de juipier, car tout le monde dort à la mission,
et en cherchant je réveillerais la communauté. Comme 'y vous Fai
annoncé, à la suite de regrettables incidents, X... s'en va. Y... a cru
devoir en faire autant, et je ne me plains pas du départ de ce dernier,
qui, ma foi, no me plaisait guère.
Je ne suis pas fâché de quitter Brazzaville et d'avancer un peu vers
rinconnu. M. Dolisie vous enverra les deux procès-verbaux des convin-
sations de X... et Y... qui motivent leur départ. Je n'y ajoute rien pour
l'instant, quitte à vous envoyer ces jours-ci quelques appréciations.
Prol)al)lemenl, la prochaine lettre que vous recevrez sera datée de
Banghi. Nous ne recevrons plus de lettres de vous d'ici quatre mois au
plus tôt. Aussi, j'espère que vous continuerez à vous bien porter d'ici
là. et que les nouvelles que je recevrai seront excellentes.
La santé est toujours dans le meilleur état, et, sauf les inévitables accès
de fièvre qu'occasionne le moindre désagrément, tout est pour le mieux
dans la meilleure des sanlés. Mes deux autres copains, Julien et Poltier,
vont aussi très bien, et la navigation sur le Congo s'annonce comme
devant être excellente. 1! n'y a pas de mal de m(M- à craindre, et nous
III' Iroiivt'i'ons |»as la |diiii' a\;iiil iiiir iiiiilaiiii' de j(»urs. Dame! a[»rès. il
— 97 —
faut bien s attendre à la voir fréquemment et à se faire arroser régulière-
ment presque tous les jours. J'ai écrit au gouverneur (M. de Cliavannes)
à Libreville pour m'excuser; loul est donc en régie de ce cùLé, et vous
Itouvez dormir IraïKpiilIc.
Nous partons, (•nicicllcnicnt appu\rs par la colonie, et allons passer
le [dus de traités possible au nom de la b'rance. Xous \errons jns(pi'on
cela nous mènera. Kn attendant, vous pouvez vous ivassurer, Julien
mecbargede vous le dire; nous serons très prudents, et je ménagerai le
bis à maman, m' tenant [las du loid à servii' de bifleck e| de roaisbeef
à MM. les antliropo[)bages.
Demain, a\anlde parti)-, nous assisterons à la nu'sse de Mgr Augonard,
et recevrons, j'es[)ère, sa bénédiction, ce (pii ur pouri-a ([iw nous faire
du bien et sanctitier un peu notre œuvre. J'ai dit à lévéque que vous
eussiez été très contente qu'un missionnaire nous acconq)agnât, pour
semer les premiers vestiges de la civilisation cbrétienne. Il m'a répondu
qu'il aurait été ravi d'aller avec nous dans le Haut-Oubangbi, jusqu'aux
Abiras, mais que, pour l'instant, il y avait trop à faire, et lui personnelle-
ment était trop occupé pour pouvoir y aller ; que, sans cela, il se serait
fait un vrai plaisir de nous accompagner. S'il venait en France et à
Paris, pendant mon absence, je serais très beureux que vous le vissiez,
mais je ne crois pas qu'il vienn(\ M. Dolisie, au contraire, y sera proba-
])lement dans six mois. Il ira vous voir certainement; en tout cas,
invitez-le. C'est un homme très sérieux, très poli et extrêmement bien
élevé.
Jacques.
Lettre de Mgr Augonard contenant la préeédente.
VICARIAT APOSTOLIQUE
DE l'oubanghi (HAUT-coNcio FiiANÇAis). BrazzavilIc, le 0 oclohre 1892.
Madame la Ducuesse,
C'est avec le plus grand plaisir ([ue je viens m'acquilter d'une com-
mission de la part de votre cber Jacfjues, qui, presque au départ de
— 98 —
Bia/.za\ill('. a loucoulrr le Ij'hh XllI. [x'iil NapL'iii' de la uiissioii. el lui a
conlié la Icllrc ci-joiiilf.
Pendant sv[\[ semaines, j'ai en le |tlaisii- de dunnef l'Iiosidlalilé à
M. Jacqnes, ainsi qu'à MAI. Jidicn el l'ollier, et je ne vous sur[)rendrai
|tas en vous disant (|ue je n'ai eu ([u'à lue louer de l'amabilité et de
1 urljanilé de tous ces messunii'S.
La famine que nous suhissous de[»uis de longs nu»is n'a |»as [lermis ù
notre Père éc(un)m(' d(^ traiter ces messieurs a\ec tout le luxe des
('dianq)s-Klysées, mais du moins l hospitalité était sincère et corcliale.
Aux bons jours, des morceaux d'éb'qdiant ou d'Iiippopotame formaient
les « pièces de résistance », et je dois tlire que M. Jacques était toujours
le [iremier à s'accommoder gaiement de ces mets exotiques.
Le samedi 24 seidembre, fête de Notre-Dame de la Merci, nos trois
botes se levèrent à ciu(j bcui'es du matiu pour assistera ma nnvsse, qui
fut dite poiu" le succès du Aoyage et Ibeureux retour des voyageurs.
A[)rès le déjeuner, nous descendînuis tous au port de Brazzaville, où
tout le personnel de l'expédition était déjà entassé sur le Djoué t^iVOnr-
baïKjki, deux canonnières du gouvernement, mises gracieusement à la
disposition de M. le duc par M. Dolisie. Bientôt les sifflets des deux
bateaux retentirent joyeusement, et toute l'expédition prit la route du
haut fleuve, emportant les souhaits les plus sympathiques de tous les
Français présents à Brazzaville. M. Jacques vous aura sans doute
annoncé le dé[)art de ALM. X... et \ ... (pii sont eiu-ore sur la rive belge,
ne sachant trop que faire. M. Julien est un nt»ble cœur (pii saura
suppléer à tout el ({ui veillera fratei-nellemenl sur votre cher lils. Que
pieu les conduise et les ramène tous sains el saufs près de vous, après
avoir planté le drapeau de la h'rance an milieu de nou\ elles contrées.
Pendant son séjour à Brazza\ille, M. le duc, ^isilanl un jour notre
cathédrale en conslruction. \onhit bien nu' [n'omettre deux \itraux de
saint Jacques et de sainte Aniu'. I un en vcilre iu)m el I autre en son nom
propre. Je saisis la |)résente occasion pour ^ous remeri'ier de votre
oilVe généreuse, (pii. pendant de longues années, redira à nos pan\res
noirs \(dre nom et \(dre cliarile. ,j'ose espérer t\\\i' nous aurez bii'il
voulu donner à nu)n correspondant à Paris (.)L Couza, .'iO, rue Meslay)
— 99 —
vos armes ot les insci'i[>tions qui' je désirais voir iignr(M' sur ces vilniiix.
Si, dans le cours de son expédition, ou à son retour, M. Jacques avait
besoin de quelque chose, vous pouvez être assurée, Madame la Duchesse,
qu'il trouvera à Brazzaville des comrs d'amis qui lui rendront bien
volontiers tous les services en leur pouvoir.
En qualité d'ancien volontaire de l'Ouest, pourrais-ji^ vous prier de
présenter mes respectueux comphments à M. le duc de Luynes, en lui
faisant connaître que le général de Charette m'a promis un anirl avec le
concours de tous nos anciens compagnons d'armes?
Daignez agréer, Madame la Duchesse, l'expression du |»bis profond
respect de votre très humble serviteur en N. S.
-f- Prosper Augouard,
Evèiiiio lie Sinila, \ieairo apostolique du Haut-Congo français.
XVI
SUR LE CONGO
DÉPART DE BRAZZAVILLE. — NOS DEUX VAPEURS. — LE POOL. VIE A BORD.
LE RIZ. — UN LÉZARD. MISSIONNAIRES PROTESTANTS. — LE FARD DES
NÉGRESSES. — CHASSES. — PROVISIONS. TORNADES. LES MOUSTIQUES.
UN CERF. — DU BOIS. — VILLAGES NOIRS. — LES CONGOLAIS. LES
ILES DU CONGO. — UN CONCERT. — LA MISSION DE LIRRANGA. — EN AVANT.
A bord du vapeur français l'Ouhaiiglti, sur le Congo et l'Oubanghi,
du 24 septembre au 12 octobre 1892.
De Brazzaville à Banf/hi.
M
A CHKIIE MAMAN,
Nous sommes partis de Brazzaville le 24 septembre (samedi). Le
24 au maliu. nous nous sommes levrs à cinij lieui'es et nous avons
entendu la messe. Monseif;n('nr nous a fail serAir un hou })elit déjeuner,
|)()iir nons rrconforler a\aiil, le drparl,. Il nous a ensuite accompagnés
jusqu'au [lort (»m les dnix hateauv de la ((donic. Vihiliaunhi ciAo Djoné,
nous atleudaieiiL Ils éhiicul sous pression (d ponssaicnl depuis quelque
lemps des sifMemenIs d'iniiialience. Aussi, à peine a\ons-nous eu le
lemus de serrei- la main à Al. Dolisie. ipii. je ne sais si je vous l'ai dit,
nous a donné, en \erln (\{'s |»on^oil■s (|iii Ini sonl conférés, le droil de
passer des liailés el d(> faire |ias mal dacles uliles dans le Ilaul-
Oubaiiglii. vers leqiiid nons voguons anjcnird'lini. A sept heures quinze,
les deux haleanx soilaienl dn pml r\ nous qniUions Hrazzaville. en
sahianl la foule iioinhrense (pii axail \oiihi assislei- à indre ilépai-|. Nous
^v-/.-
il
— 101 —
étions tous los trois sur YOiibanfihi. .luli(Mi. Pollicr cl ui(»i. ;i\t'c [irosquc
tous les hommes de troupe. Les aulros (uh(^ di/iiinc (Mi\irou) sont sur le
Djoné. Nous aA^ons à bord avec nous un uu'canicicii cl Al. Tli admi-
nistrateur de qualricme classe des colonies. (|ui (li'|triul dr Ui'a/./.avillc
mènu> et qui doit aller régler certaim^s (|uestioiis à Han<;ln et sur le
Congo.
Sur l'autre bateau, en didiors de nos dix liouiuics cl d'une Ircnlaine
do miliciens sénégalais, ai)[>arlcuanl au Congo français, sont cinq Euro-
péens, dont un capitaine, un uu''canicien et trois agenls qui doivent
remonter dans le Haut. La Duchesse Anne, avec une dizaine de soldats
(pi'elle porte, est renior(piéc par XOubatKjhi.
Les deux bateaux ipii nous rcnu)nlcnl et conlicuucnt une [)arlie de
nos charges méritent une descri[»lion. Us sont couslruits sur le même
modèle. Le pont est surélevé avec le chargement d'environ cinquante
centimètres au-dessus du niveau de l'eau. Le bateau cale environ un
mètre à un mètre dix. Sur ce pont, ])resque tout l'avant est occupé par
les machines et chaulï'eries. L'arrière contient une calune à deux places.
Par conséquent, le pont où Ton j)eut circuler consiste pres(pie unique-
ment en une passerelle d'un mètre de large qui euloure toutes les
dépendances. Tout à fait à l'arrière, est ménagée uiu' petite place où
se trouve la table sur kupiellc on déjeune, dîne, lit et écrit. C'est là que
nous nous tenons généralement durant la marche. Au-dessus <U\. [tout,
un toit en t(Me sup[iorte uu petit ;dtri pour le timonier. C'est sur celte
l)late-forme (pu^ sont jiicliés les bouiuies el une piulie de ceux (jui. le
soir, fout ilu bois. C;ii- ces Iransporis sont cbaidl'es au l)ois: mais je \ous
expli([nerai cela lout à l'iieiue.
Api'ès noire dépari de r>ra/./,a\ ille. assez éniolionnaid. je dois l"a\ouer,
nous avons renu»ule le Pool du côte français: malgré cerlaiiis petits
bancs de sable avec Icsipnds iu)us aAons eu (pu'hpics |iriscs de bec... ou
plnléd de proue, tout s'est bien passé. Lue grande ilc csl située au
milieu du Pool, tni peu plus rapprocliée cciieiidaul du côlé bançais,
et (die domie un double accès aux bab'aux. (pii |tassciit iudilléremment
par Tun ou l'autre bras |huii' remoidcr le (leuve. Le soir. n(Uis avons
stojjpé el coucbé au banc du docteur lîalla}. à la soi-|ie (\\\ Pool.
— 102 —
Je vais vous donner exactement la composition et les occupations de
la journée à bord de VOiibanfihi. Le matin à cinq heures, réveil; on
embarque ; départ entre sept et huit heures, suivant la quantité de bois
préparée ou celle qui reste à faire. Une fois en route, on regarde atten-
tivement le paysage qui se déroule sous les yeux, qui s'etïace peu à peu
derrière soi pour faire place à un autre, comme en une scène où les
changements de décors s'opèrent à vue. Vers onze heures, on déjeune;
ensuite on lit, on écrit ou l'on joue au jacquet. Puis, vers deux heures,
la machine se ralentit peu à peu faute d'aliment. On arrête près de terre,
quelquefois bord à bord, et nous débarquons. Les hommes de troupe
dressent les tentes, et, pendant ce temps, l'équipage du bord, formé de
noirs, se disperse en tous sens pour scier des arbres, fendre des bûches,
et emploie presque toute la nuit à faire du bois pour le lendemain matin.
A sept heures, nous dînons à bord et chacun va se coucher, pour recom-
mencer le jour suivant. Maintenant que vous avez saisi la marche
générale, je vais me contenter d'inscrire au jour le jour les faits saillants
et de rédiger une sorte de journal de bord.
24 septembre. — Départ de Brazzaville à 7 heures 15. Arrivée au banc
du docteur Ballay à 4 heures 45. Le Djoué campe au même endroit que
25 septembre. — Départ du banc du docteur Ballay à 8 heures 45.
Arrivée au campement {Pointe dn palmier sec) à deux heures; le Djoué
a pris Favance et campe plus haut que nous. Je suis allé à la chasse avec
Pottier; nous avons aperçu un \illage en formation et de nombreuses
traces d'éléphants. Je vois plusieurs singes, mais ne puis en tirer un
seul. En fait de gibier, nous ne rapportons que deux poules, offertes par
les indigènes, (-e sont encore des Batékés qui se montrent très aimables
pour nous et sont stupéfiés par le tic tac d'une montre qu'ils viciuicnt
tous, comme de grands enfants, écouter à tour de rôle.
20 septetiibre. — Partis \\ se|»t beiires. Heiicoutré deux biitenux descen-
dants. Le Djoué prend sur nous nue gi';uide ;i\ance. Ai'ri\ée à {\i'\\\
,K.S NOIIiS UliUAUljUEN'T l'OUlî FAlltE L K HUIS MOCESS A I l! I
— JU3 —
heures au cainpeuieiil. eu\iiuit à mie lieiiic au-dessus de la lli\ièi"e uoire
(sur le cùlr franeais).
27 seplcnihre. — Parlisà (i heures 45. A|uvsa\oir fcucuiili-r une i-i\ iri'e
([u'uu api>elle la « Rivière bleue ». cl doiil les eaux sonl \erl clair, uoiis
nous arrèluiis sur la rive fraucaisc. uu [»cu a\aul deux heures. J'ai
voulu aller chasser: uiais celait uu Ici fouillis darhres (d de lianes
eulrelacées que j'y ai renoncé, après avoir mis mes vêtements presque
en compote. Le Djonê nous précède toujours de quelques heures, et nous
ne l'apercevons prescjue jamais.
Le 28, réveil à cinq heures, départ à 6 heures 40, car il faut un
certain temps pour plier et rouler nos tentes, embar(|uer le bois qui a
été coupé la veille, ai»pareillcr et se mettre en roule. 11 y a des endroits
où le Congo forme des coudes très brusques, et alors le courant devient
d'une violence inouïe, si bien qu'a certains moments le bateau semble
rester sur place, tellement sa marche est lente et pénible. Le courant du
fleuve est d'ailleurs très violent partout, si ce n'est sur les rives où il se
ralentit; mais au passage des coudes il lance sur la terre do véritables
petites Aagues. Par moments même nous dansons comme sur l'Océan.
La Dnchcsse Anne, qui suit à la remorque avec une dizaine de tirailleurs,
reçoit les Ilots de tous les côtés et zigzague d'une façon effrayante,
quand le courant se met de la partie.
Nous passons aujourd'hui devant N'Gantchou, village assez important
près duquel se trouvait autrefois un poste français qui servait à commu-
niquer avec le célèbre Makoko. Ce pauvre Makoko ! Il ne conqirend pas
bien pourquoi on ne lui envoie plus d'étoffes comme jadis, quand on
avait besoin de lui. Ce ianieux chef est une espèce de vieux singe,
féticheur, qui avait pris beaucoup d'iidluence, grâce à sa femme,
que Mgr Augouard appelle irrévérencieusement « Makokotte ». Celle-ci
lui persuadait de laisser se battre les chefs trop inffuents de l'endroit, et
elle appliquait si bien le précepte : « Di>iser pour régner », que Makoko
devint le chef d'une grande partie de la hibu des Batékés dont je vous
ai entretenue. Makoko est très imbu du [uestige de son autorité, et il a
une coutume bizarre et singulièrement gênante : c'est de marcher sur la
104
pointe des pieds, car la plante de ses extrémités inférieures ne doit pas,
d'après sa religion, fouler le sol.
Un peu après N"Gantcliou, nous traversons le Congo et nous nous
trouvons, veis 2 heures 15, à court de bois. Aussi sommes-nous obligés
de nous arrêter à (piclipics Uilomèlres (deux on trois) de rendjoncbure
du Kassaï. sur la rive de l'Ktat indé[)endant du Congo. Nous trouvons
là plusieurs villages dont les chefs
viennent nous vendre des [laiiis de
manioc, des chèvres et des poulets.
Ce sont encore des Batékés avec des
coiffures plus ou moins extraordi-
naires, .l'en ai remarqué un dont la
tête était rasée, excepté aux envi-
rons de la ligne médiane, où ses che-
veux formaient une touffe seml)lable
en tous points à un casque de pom-
pier de la Restauration. Ce jour-là,
pour la première fois depuis le dé-
part de Brazzaville, le fond de notre
nourriture n'est pas du riz, et nous
mangeons de la viande fraîche. Eh
bien! je commence à être tellement
habitué au riz, que les jours où il
n"y en a pas, aux deux repas, je fais
presque une tête. J'espère qu'à mon
retour ce goût exagéré du riz m'aura
passé, car je ne crois pas que vous tiendriez beaucoup à avoir sur la
table deux beaux plats de riz matin et soir.
COIFFURES DE CHEFS BAÏEKÉS.
29 septembre. — C'est encore à peu près vers la môme heure que nous
levons l'ancre, aujourd'hui, et que nous reprenons le cours de notre
navigation congolaise. Seulement, nous suiAoïis la rixe belge, au lieu de
la rive française. A iiciiic sommes-nous [lartis cpie je remarque très bien
que les eaiix (Ui Congo sont beaucoup plus jaunes qu'elles ne l'étaient
— 105 —
jusque-là. Cola iioni à co que nous a|)i)roclions du Kiissjiï, le iiicmicr ou
le dernier (au choix) dos j^rauds affluonls du Congo. En on'ot, nous
passons, cinq minutes après, devant une factorerie belge située sur la
rive gauche du Kassaï, et nous apercevons la rivière, qui mesure à son
confluent cinq cents mètres do large. ImmédialonuMit ajtrès, les eaux du
Congo reprennent leur jolie conlovn- [)issal de vache. Excusez cette
expression, mais c'est la >raio loiute dos eaux congolaises, a nos sous
une certain(; épaisseur. Dans nn verre, elles prennent ra|»[)ai'oncc de
thé assez fort.
De l'autre côté du Kassaï se trouve Borglie Sainte-Marie, mission que
les Pères belges ont fondée autrefois. Mgr Augouard, entre aulres, et les
Pères français y avaient leur résidence. Mais depuis, l'Etat indépendant a
fait de telle sorte quïls ont été remplacés par des Belges. Nous saluons
leur drapeau en passant, mais nous ne nous y arrêtons pas. Nous aper-
cevons quelques villages. Vers onze heures, le bois manque, et, nous
trouvant alors plus près de la rive française, nous y accostons, ramas-
sons rapidement des bûches, et en route vers une heure et demie.
Quelques minutes après, passage en vue d'une autre grande rivière : la
Lelini: mais celle-ci est française, et nous ne l'apercevons que de loin,
étant le long de la rive belge, à un endroit où le Congo a bien trois ou
quatre kilomètres de largeur. Nous stoppons vers quatre heures et demii^
En arrivant au campement, ou plutôt en débroussant, les hommes
découvrent une sorte de gros lézard ayant environ un mètre de longueur.
Vous jugez quelle émotion parmi nous. On avait d'abord cru que c'était
un crocodile. Mais ce qu'il y a de curieux, c'est qu'après l'avoir assommé
à coups do bâton ot lui avoir coiqié la langue (i-otio dcniièrc l'oiiiialili'
remplie par les indigènes qui la croient nécessaire), on \r mit dans un
coin, attendant que le camp fût dressé etqu'on put le a idor. Toiil à ron|t.
l'animal se réveille, et le voilà roparli, au milieu des acclanialious et do
l'ahurissement général. Heureusement qu'un coup de sabre sur la tôle
le réduit à l'étal de cadavre, et aussitôt après on retire toute sa viande,
pour ne gai'der que la peau, qui est fort jolie. Les indigènes, ou plnhil
les noirs du bord. « s'y en sont régalés ».
Le 30 se])tembre. nous étions prèls At^ moilliMiro beure ([uo les aulios
— iO(i —
jours: mais le bateau s(? trouvait uu p(Mi ensablé, et le temps employé à
le remettre à flot ne nous a permis de partir que vers sept heures. La
navigation s'est poursuivie sans encombre jusqu'à dix heures et quelques
minutes, où nous sommes passés en vue de la mission protestante de
Tchoumbiri. Cette mission étant entourée de villages, l'administrateur
et le capitaine ont décidé de stopper là. pour avoir des vivres et du bois.
Nous y avons donc dressé le camp.
Les missionnaires protestants du Congo sont assez nombreux;, mais
font peu de prosélytisme. Ils ne se foulent rien, comme on dit. Les uns
appartiennent à une secte dissidente américaine, the American baptist
rhurch. et d'autres font partie d'une secte anglaise. Ceux de Tchoumbiri
appartiennent à la première. Le Révérend anglais, bien qu'attaché à la
mission américaine, était sur le bord à notre arrivée, et, comme seul à
bord je pouvais parler ou baragouiner l'anglais, je lui demandai quelques
renseignements. Il voulait m'inviter à déjeuner; mais, me méfiant de sa
cuisine, je préférai prendre mon repas à bord, lui promettant d'aller
ensuite visiter sa demeure et prendre une cup of tca. Je me rendis donc,
après déjeuner, chez l'honorable clergyman et fus reçu par lui, sa
femme et un de ses bambins âgé de neuf mois.
La maison qu'il habite est assez gentille. EHe est construite en bois
du pays et, par conséquent, tout en planches fabriquées par les indi-
gènes, sous la direction du missionnaire. Elle comprend une salle à
manger, un salon, une grande chambre à coucher et une salle de bain
ou cabinet de toilette. Elle est surélevée d'un mètre à un mètre vingt
au-dessus du sol et recouverte en tuiles de zinc et en chaume. Une autre
maison identique s'élève à quelques mètres de là et sert de résidence à
Lautre missionnaire, qui. pour l'instant, est et sera absent pendant douze
mois.
Les missionnaires protestants s'occupent un peu de botanique et
d'horticulture, beaucoup de politique, mais presque pas des noirs. Leur
ministère se borne à aller faire de temps en temps des conférences dans
les \illages. el ils soni Ions nieml)res de sociétés de tempérance. Quant
aux petits noirs, ils ne s'en préoccupent, pour ainsi dire, nullement.
Je dois toutefois ajouter, à leur louange, que la cup of tea offerte par
— 107 —
}>\. le ini.ssioiiiiaiic et misdess la uiissioiiiiairrssc dail cxecllciilc. arcuiii-
pa^iire ([u'cllc riail de pclils pimii-cakes cl de coulilurcs drllciriises.
Aussi ui-je usé de leur liospilalilé écossaise et surtout de leur llicirre de
faeon ù leiu' faire honueui'. J'aNais oublié de nous dire que riin el laulre
de aies liùtes étaient natifs de l'Ecosse. A[»rès ce lé^cr lundi, absorbe
a\ec plaisir, j'ai laissé le missionnaire et son épouse [loiu' aller faire un
tour dans les villages \oisins.
Tclioundjii-i, ou mieux ÎNtcliumbiii. est une étendue de terrain de
plusieurs kilomètres de long et de peu de profondeur, s'étendant sur la
rive gauche du Congo, et dont la mission protestante occupe à peu près
le centre. Elle est habitée par lesBayanzis. peuplades plus industrieuses
et surtout plus travailleuses que leurs voisins, les Batékés. A notre
arrivée dans les villages, les noirs ne se sauvent nullement et continuent
leurs petits tra>aux. Comme pres([ue partout dans ces pays, ce sont les
femmes qui font à peu près tout, les hommes étant guerriers, pour la
plupart. Nous voyons des femmes en train de moudre de la farine de
manioc dans des sortes de petites auges qu'elles placent sur des piliers
en bois. Elles la font ensuite cuire dans des marmites fermées, après
l'avoir préalablement enveloppée dans des feuilles de bananier et l'avoir
divisée en petits [taquets d'environ huit à neuf cents granmies. Elles se
dépèchent le plus qu'elles peuvent, car elles viendront nous les vendre
tout à l'heure, au prix d'une barrette, environ dix centimes chacun. Les
hommes nous vendent aussi quelques poules; mais le Djoué, qui est
parti une heure avant notre arrivée à N'tchumbiri, a opéré une rafle
pour ses provisions et ne nous a presque rien laissé. Nous avons aperçu
aussi une fennne en ti'ain de faire du rouge. })our s'en barbouiller le
corps et se faire des fioritures sur la ligure. Vous voyez qu'il n'y a pas
qu'en Europe on les femmes se mettent du rouge. Elle })ilait, j)ilait, sur
nue pierre, du rouge extrait d'une certaine plante, le mêlait avec du
sable lin et de l'huile de palme ou de beau. C'était une parfumeuse!...
Dans les villages, nous avons vu aussi (pu:d([ues sièges indigènes, mais
il paraît qu ils ne sont [las de fabrication locale, el que nous Irouxeroiis
des marchands de nu'ubles [tlus haut. Pottier lui-même a vu dans sa
tom-née un vieux féticheur; comme c'était assez curieux, je vous copie
siiii|)loiii('iil la elesciipliuii (ju'il m'a l'aile, n'ajant [lu jouir iiiui-inOiiiu du
spectacle qu'il a eu sous les yeux. A'oici couimcut il s'exprime :
« Au loin, j'aperçois le N'ganga, féticheur et médecin de la contrée.
Il se trouvait sous une véranda, occupé à confectionner un piège pour
les rongeurs qui aJiondent dans celte contrée et dont les indigènes sont
très friands. C/esl une large manne à mailles espacées de quatre centi-
mètres euAiron, ayant un mètre do diamètre à sa partie la plus large et
se terminant \n\r une ouverture à tube intérieur, ressemblant un peu à
nos nasses à poisson. Autour de cet homme étaient jetés pêle-mêle, ou
rangés, tous les accessoires nécessaires à ses diverses occupations, tels
que flèches, hochets de danse, chapeaux à plumes de coq, petites
gourdes dont je n'ai pu connaître le contenu. Cet homme étrange, à la
barbe grisonnante et teintée de rouge ponceau, le corps peinturluré en
entier avec la même couleur, me reçut très cordialement, ce qui se
traduit par le mot d'amitié )it'bo(é (bonjour). Sur un ton de rapsodie, il
me chanta une chanson dont les mouridelés (blancs) étaient le sujet; mais
sans interprète je ne pus la conqirendre. Je lui adressai la parole pour
savoir s'il } avait sonssoa mingué (beaucoup de poules). Un jeune N'ganga
ébène me répondit : Soiissou té (pas de poules) ; mais le N'ganga me fit
comprendre que les poules ne rentreraient qu'au coucher du soleil, et
qu'alors on pourrait les prendre pour venir les vendre aux blancs. »
Je vous ai écrit ou plutôt recopié ce petit entrefdet pour vous donner
une idée de la vie indigène. Les cases des trois villages que nous avons
visités ont presque toutes des vérandas où les indigènes se tiennent
pendant la journée et se livrent à leurs occupations ou dorment sur les
nattes. Le missionnaire me disait que, lorsqu'il élail arrivé, les villages
étaient beaucoup plus peuplés, mais qu'une maladie terrible, le « sleep-
sickness », les avait décimés, et que les guerres continuelles qu'ils
s'étaient faites y avaient aussi contribué jtour une large part.
1" octobre. — Nous quittons de bonne lu'ure la mission de N'iclniuiiiiri.
vers cinq heures trois quarts, et nous liions sur le Congo. Jusfpi'à pn-
sent, les rives en étaient montagneuses et relati\enieiit resserrées: mais
vers huit heures nous arrivons à une espèce de pool, beaucoup plus
— 10'.) —
grand (lue le Slanlrv-Puol, cl duiil la navigation est diflicile, étant donné
qu'il est parsemé d'îles et de bancs de sable. Nous suivons la rive belge,
et, la largeur dépassant trente à trente-cinq kilomètres, nous perdons
Ai te de vue la rive française. Mais vers buit beures et demie nous sommes
obligés de stopper, ne voulant pas nous lancer dans ce vaste lac avec un
temps menaçant. Le tonnerre gronde à Fborizon, et les menaces du ciel
font prévoir une tornade imminente. Heureusement, nous en sommes
(piittes pour la peur, et nous nous reinetluns en route vers dix heures.
Alarcbant prudenmient et à la sonde, nous iw nous écbouons pas, et
nous nous arrêtons dans une petite île vers deux beures et demie. Cette
ile était minuscule, et je crois que le moindre Robinson n'aurait pu s'en
contenter, d'autant plus que les eaux du Congo commençant à monter
depuis quelques jours (depuis le commencement de juin), la moitié de
rUe se trouvait sous l'eau. De là impossibilité de dresser notre camp, et
force nous fut de camper sur le bateau.
Je voulus faire le tour de l'île et m'embarquai, pour cette opération,
sur la Duchesse Anne. Arrivé de l'autre ccMé, j'aperçus une collection de
mouettes ou i)luviers. Je retourne aussitôt prendre mou escopette, et,
grâce à mon babileté bien connue, je parviens à en abattre trois. Deux
seulement sont ramassées, la troisième, ainsi qu'un niagnilique charo-
gnard que j'avais dégringolé, s'étant bêlement laissé emporter par le
courant.
La nuit à l)ord a un peu manqué de cbarmes; nous étions, ou plutcM
nous pouvions nous croire à l'Opéra. Les hippopotames reniflaient
l)ruyamment autour de nous, et surtout ces diables de petits cousins ou
moustiques nous chantaient des petits duos, solos et chœurs à fciir(>
enrager des tempéraments aussi musiciens que le mien. Grâce un peu à
une moustiquaire et surtout à ma bonne constitution, je pus dormir
tant bien que mal, et vers six heures, le 2 octobre, nous api)areillions de
nouveau.
A peine avions-nous marché une demi-heure au milieu d(^ tous les
petits îlots, qui sont innombrables dans cet endroit, (pie nous nous
mettions sur un banc de sal)le. Le \ai»eur, qui se trouvait iirobablement
très bien sur cette couche moefleuse, refuse d'en sortir, et ce n'est qu au
— 110 —
bout d'une heure eUleniie d'efroiisà épuuvanlerle.s (irecs et les Uomains
que nous parvenons à nous dégager et à reiu-endre noli-e loute, niouien-
tanément iiiterrompue.
Vers dixlieures, nous faisons lialte à un \illage. un [)en a\anl lîulubo,
pour faire des livres et du l)ois. Je descends au village, et les indigènes,
([u'avait d'abord épouvantés la présence de tous nos soldats blancs, nous
entourent et nous promettent des poules, chèvres, etc. Tous avaient
à la main des lances et des sagaies, mais sans intentions hostiles. Leur
village est assez gentil et très proprement tenu. Les habitants sont
encore des Bayanzis. Les cases sont bien construites et ferment avec
des portes à glissière. Dans linlérieur. on trouve des sortes de lits,
recouverts de nattes. Autour du village s'étendent de vastes champs de
manioc, mais senn'^s avec une irrégularité tout à fait nègre. Je crois
qu'il faudra du tem[>s avant de leur inculquer les principes des semences
mécaniques.
Ils tiennent leurs [)romesses et nous apportent des vivres, dont le
prix diminue progressivement à nu'sure (jue nous montons. C'est ainsi
qu'une poule vaut de un franc à un franc cinquante centimes; une
chèvre, de vingt à vingt-cinq francs. Ils ont de temps en temps peur des
blancs, parce que l'Etat du Congo les traite assez mal. Certains agents
enlèvent leurs enfants pour en faire des domestiques. Mais heureuse-
ment qu'ils font une grande dilïerence entre les Français et les Belges,
et qu'ils reçoivent beaucoup mieux les premiers, tandis que les seconds
sont souvent accueillis par des flèches ou des sagaies, voire des coups
de fusil.
Le tenjps connnence à être orageux. Le tonnerre gronde presque
toute la journée, et hier soir nous avons eu à l'horizon des éclairs assez
éclatants. Comme nous avons besoin de bois, le capitaine mécanicien
(jui commande VOnhdiKjhi se décide à rester ici, pour y passer la nuil.
Aussi pouvons-nous faire une excursion plus intéressante dans le village
qui s'étend sur une distance d'environ cin([ cents mètres, et se conq)Ose
de six à sept aggloméralions de cases, dislanles les unes des auli'cs de
vingt-cin(j à ciinpianle nudres.
Je m'occupe spécialement d'aller à la recherche d'ccuis frais, qui sont
assez raros ici, prosqno Inus riant coiivrs o| les indigrnos no mangeant
pas les poulets dans l'œuf, mais attendant qu'ils soient uu peu plus gros.
Aussi faut-il faire bien attention et mirer avec le plus grand soin les œufs
pour ne pas se laisser pincer et voir le poussin sortir do la coquille,
au moment où vous vous prépariez à le mettre à la coque. p]nrm, je par-
viens à en récolter une douzaine, et, le soir, nous avons pu manger une
excellente crème au café, grâce à une boîte de lait de conserve entamée.
Les indigènes nous laissent établir notre campement au milieu du village,
et même, vers les cinq beures et demie du soir, plusieurs viennent dans
le camp en disant : « Soussou kassumba » (poules à vendre). On se serait
presque cru à un marclié de village européen. Los denrées les plus
appréciées en cet endroit sont les étoffes de couleur et à carreaux. La
barrette de laiton de 28 centimètres passe aussi, mais plus difficilement.
Les indigènes en ont trop, et cette monnaie de traite commence à être
dépréciée. Cela se conçoit aisément. Tous ceux qui arrivent à une cer-
taine aisance ne savent plus où caclier leur monnaie , qui est au moins
aussi encombrante que celle des Spartiates. Ils l'enfouissent dans leur
case sous la terre; mais au bout de peu de temps ils préfèrent l'échan-
ger contre des étoffes, et nous en voyons quelques-uns venir nous offrir
vingt à vingt-cinq barrettes pour une brasse d'étoffe.
Le soir, le temps devint orageux; mais la tornade n'éclate pas, et nous
n'avons à soufîrir que dos moustiques, qui commencent à fredonner leur
incommodant brnr. dès le coucber du soleil... et nous ne tardons pas à
passera l'état de véritables écumoires. Toute la nuit, l'éternelle musique
se continue, et peu d'entre nous peuvent dormir. Quant à moi , ma
moustiquaire se transforme en une volière à musique, et le sommeil se
fait attendre en vain. A un moment, j'ai une idée lumineuse. Je saute
hors de mon lit, je bourre une pipe, je me recouche et remplis ma cage
d'une fumée épaisse ; mais je n'obtiens qu'un etfet bizarre et nullement
tel que je le désirais... Je m'asphyxie aux trois quarts, me donne un
mal de cœur extraordinaire, et les moustiques, probablement pour se
payer ma tigure, redoublent leur j)rnit. De rage, je jette ma pipe et,
chose extraordinaire, je m'endors paisiblement. Le lendemain, je me
suis réveillé avec un régiment de boutons et de piqûres... petits désa-
— 112 —
gréments do la vie africaine, mais qui. parail-il, sont moins sensibles
dans le haut du fleuve.
3 octobre. — Appareillage vers six heures et demie. Nous côtoyons
encore la rive belge. Nous passons devant la mission anglaise de Bolobo
et devant le village du même nom. C'est le plus grand de ceux que nous
avons vus jusqu'ici. C'est mrme une ville nègre qui compte bien un
NOUS RENCONTRONS UNE R A N D E D HIPPOPOTAMES.
millier de cases, à peu près pareilles, construiles on bambou et recou-
vortos de chaume. Nous quittons pou api'ès la ri\i' ib' l'Ktat indé})en-
danC pourallorà travers los îles rejoindre celle du Congo français: mais
la navigation n'est pas très facile, et plusieurs fois nous manquons
d'échouer sur les bancs de sable. Le sondeur qui est à l'avant et qui
sonde avec une perche de 3'". 50 environ, accuse plusieurs fois 2", 50,
2 mètres et même parfois l^.oO et r'.20 do fond. Comme nous calons
environ i"'.t0. il osl des endroils où nous passons jusie el (pii nous
obligent même à faire (b'uii-lour.
Au milieu dos îles, nous renconlrons pbisicur'^ fois des baiules do
— 113 —
vingt ou Ironie liippopotamos. quo nous saluons do coups do fusil ol do
carabino: mais commo. la [)lupart du lomps, ils sont à quatre ou cinq
cents mètres, ils semblent se préoccuper fort pou de noire artillerie, ol,
après avoir plongé quelques secondes, ils réapparaissent une dizaine de
mètres plus loin.
Vers deux heures, nous sommes obligés de stopper. Les foui-neaux
do la machine réclament à grands cris leur nourriture, c'est-à-dire du
bois. On s'arrête donc dans une petite îb? aux trois quarts inondée. On
coupe ra})idoment quelques Aieux troncs d'arbres secs, et à trois houi'os
et demie on se remet en marche. Xous apercevons la rive française,
à quinze cents mètres : mais nous en sommes séparés par une suite d'îles,
de sorte qu'à cinq heures et demie nous sofumes forcés d'aborder et
d'atterrir dans une ile.
Je descends un des premiers à terre, et je m'aperçois avec terreur
que l'Ile est infestée de moustiques de toutes taillos; en revenant au
bateau, j'en étais littéralement couvert. Le présage n'était pas bon, et
nous ne devions pas nous attendre à passer une bonne nuit. Dos le soir,
les bataillons serrés de ces sales petits animaux ont commencé à nous
livrer des assauts terribles, et pendant tout le repas on voyait tout le
monde en train de se gratter les jambes ou de se donner des gifles, pour
écraser ces ennemis insupportables. Après le dîner, nous essayons de
faire un tour dans la Duchesse Anne; mais nous sommes emportés par le
courant et nous sommes obligés d'appeler des pagayeurs de renfort, pour
nous donner la remorque et nous ramener au port, ou plutôt au vapeur.
Je ne veux pas parler de la nuit, étant de celles qu"on peut marquer
d'un crayon noir et dont le souvenir nous restera longtemps cuisant.
Les moustiquaires ne servent à rien devant des invasions pareilles ,
auprès desquelles celle des Perses en Grèce n"est qu'une simple pro-
monade, une visite amicale. Tous les hommes et Pottier passent la
nuit debout près de grands feux. Moi, je dors un peu; mais le lende-
main ({uelle figure! A'ie! aïe! Pour un peu, je croirais quo Ton s'est
trompé, et que ce n'est pas moi quo Sliman a réveillé.
Nous voilà au 4 octobre, et je pense quo vous avez déjà peut-être sorti
les chiens, et que la première curée de l'année de chasse 1892-93 a fait
— 114 —
retentir les futaies des forrts de Rambouillet. Nous voyous ici de rik'lles
futaies, mais la vial)ilité laisse à désirer, et je crois qu'on aurait du mal
à suivre une chasse à courre, même à pied.
Nous quittons l'île inhospitalière qui nous a emmoustiqurs loute la
nuit, et où l'on n'a [ui faire que très peu de bois, et nous reprenons notre
navigation au travers des îles, vers six heures du matin. Trois petits
quarts d'heure après, nous sommes à court de bois de chauffage, et dans
un endroit qui parait propice on ftiit halte. Quelques moustiques veu-
lent encore revenir nous rendre leurs visites intéressées et peu intéres-
santes. Ce n'est vraiment plus de jeu. Au moment où nous sommes
partis, ce matin, le Congo était couvert en entier d'un brouillard assez
épais qui s'est dissipé quelque temps après. On ramasse du bois en
quantité suffisante, et vers neuf heures quinze nous nous remettons de
nouveau en route, toujours au milieu de ces îles à demi submergées,
et dont quelques-unes sont extrêmement boisées. D'autres, au con-
traire, sont de vastes marécages, repaires des hippopotames, des croco-
diles et d'animaux bien plus féroces, nommés moustiques, qui décidé-
ment n'ont été inventés que pour faire enrager les malheureux mortels.
Vers une heure, on aperçoit deux énormes cornes qui traversent le
bras du lleuve sur lequel nous naviguons. De loin, on aurait pu croire
deux bois de cerf... « Un cerf à l'eau! » crie je ne sais plus qui. Nous
nous précipitons aux fusils, et le bateau se rapproche rapidement de
l'animal qui cherchait à atteindre la rive. C'était une splendide anlilope-
cheval. Un peu de mousqueterie la salue, on se rapproche, une balle lui
traverse le cou, une autre lui casse une corne. Moi, j'enrageais, ne
trouvant pas mon escopette. Eh bien! malgré ses blessures, Tantilope
parvient à gagner la berge et, bonsoir! s'enfonce au milieu des fourrés,
à notre grand désespoir, car nous comptions tous faire un excellent
dîner avec cet animal, dont la chair est, paraît-il, excellente.
Cette émotion calmée , nous repartons et sommes bientôt dans le
delta de l'Alima, à son confluent avec le Congo. Vers deux heures et
demie, stoppage quotidien dans une des îles, à quelque distance de l'em-
bouchure de l'Alima, où nous établissons le camp et passons la nuit. Je
mets « nous passons la nuit », mais Dieu sait comment! Jusque vers dix
heures et demie les moustiques se taisaient, etje les croyais en train de
jouer relâche, lorsque le temps s'est tout à coup mis k Forage, et les
petits bon. . . où. ..où... se sont mis à recommencer, et, malgré la meilleure
volonté du monde, le sommeil n'est pas venu. J'ai voulu combattre les
moustiques, mais impossible; j'ai dû leur abandonner le champ de
bataille, c'est-à-dire mon lit, ayant les mains, les pieds, les jambes et la
"^n^^i
^>iL^
LES BOUCHES DE L A L I M A .
figure ensanglantés. Je me suis promené presque toute la nuit, quand vers
deux heures l'orage a éclaté et m'a obligé de rentrer sous la tente. J'y
ai soufTert en patience jusque vers quatre heures. Je me suis habillé et
je me suis rendu à bord, en attendant le jour. L'orage a été assez vio-
lent et nous a aussi pas mal fait enrager. Décidément ces îles du Congo
ne sont pas des lieux de délices et ressemblent plutôt aux cachots de
l'Inquisition.
Vers six heures, le 5 octobre, nous repartons et passons une heure
après devant les bouches de l'Alima et continuons notre route, au
— 116 —
milieu dos îlos couvertes de grandes herbes, de palétuviers et d'autres
grands arbres. Nous apercevons quelques villages. Nous sommes sur la
rive française du Congo. Vers dix beures et demie, un steamer nous
rencontre; c'est VAnloinetlc , vapeur de la Société bollandaise. Nous
stoppons réciproquement. L'Anloiiiettc arrive de Banglii. et nous pre-
nons à bord un agent français qui redescendait à Brazza\ille et pour
lequel nous avions de nouveaux ordres. L'Aiiloliiette nous cède deux
cabris, et, après le verre d'usage, nous rejuirtons cbacuu de notre cûté,
vers onze heures.
A une heure environ, nous arrêtons au petit Likouba, village indi-
gène, situé sur la rive française. Nous nous trouvons ici en face d'une
nouvelle tribu de noirs: ce sont les Afourous; ils ont l'air plus sauvages,
et ont été, s'ils ne le sont pas encore, anthropophages. Il est vrai
qu'ils ont cela de comnum avec les autres populations noires du haut
Congo. Cependant, je dois avouer que j'aurais eu tort de former un
jugement téméraire sur les habitants de Likouba , qui viennent nous
vendre un tas de choses, entre autres beaucoup d'huile de palme ou de
bambou. Ils vendent la tou([ue (espèce de dame-jeanne en terre), con-
tenant environ quinze à vingt litres, de quatre-vingt-dix à centmitkos,
soit une quinzaine de francs, car la barrette de laiton est un peu plus
longue et plus épaisse ici qu'à Stanley-Pool.
Le soir, à Likouba, le village est très animé. Les matelots noirs crient,
chantent et font une vie de démons. Le village ressemble en bien petit
à un quartier de port de mer. lors tlun débarquement de marins. Les
hommes et les femmes, dont l'unique vêtement est un pagne enroulé
autour de la taille et pendant jusqu'aux genoux, se coiffent en tire-bou-
chons. D'autres laissent paresser leurs cheveux en crinières vagabondes
et menaçant le ciel. Ils ont quelques tatouages, formés de grosses cica-
trices, qui se referment, forment des bourrelets plus ou moins réguliers
et affectent des formes de feuillages ou autres.
Le soir, un peu moins de moustiques heureusement, sinon nous
fussions presque tous devenus fous.
Le G octobre, à cinq heures quarante-cinq, nous sommes en route et
poursuivons notre chemin sans qu'il y ait eu d'événement bien remar-
— 117 —
qual)le. Xoiis faisons du bois et nous nous arrêtons vers doux licuros.
})uis reparlons pour arriver à Bonga, près de la Sanga, à trois lieurcs
(juarante-cinq. A Bonga se trouve un grand village, commandé par une
femme, nommée Bobéka. A Bonga également se trouve une facto-
rerie française, devenue aujourd'luii propriété de la Société anonyme
belge (S. A. B.).
Actuellement y séjournent cinq Français: aussi, le soir, sommes-nous
invités à tiîner sous la véranda. Le dîner aurait peut-être été très
agréable, si mesdames et messieurs les moustiques n'étaient pas venus
s'asseoir à nos agapes, d'une façon trop indiscrète. Cependant la nuit
s'est passée convenablement, et le lendemain, comme on ne devait pas
repartir, je me suis réveillé très tard, vers sept beures et demie.
Nous faisons donc balte un jour ici, 7 octobre. Je [irolite de l'occa-
sion pour aller visiter le village qui s'étend sur la rive du fleuve à plu-
sieurs centaines de mètres. Il est assez sale et assez pauvre; mais
cependant nous y remarquons pas mal de cboses intéressantes. Les
indigènes se peignent le long des bras et des jambes des raies blancbes
ou rouges, quelquefois même se font des dessins bizarres sur la poi-
trine. jXous voyons quelques femmes en train d'en coiil'er d'autres.
L'artiste capillaire est généralement assise, tandis que la i)atiente est
couchée et repose sa tète sur les genoux de celle qui l'orne. Une de ces
coiffeuses s'appliquait à raser les sourcils à une femme avec un petit
morceau de fer de la taille d'une grosse aiguille à tapisserie. Plusieurs
femuies, après s'être fait coiffer, s'enduisent le corps de rouge, ce qui
leur donne un aspect assez répugnant. Des hommes aussi se font parfois
la même opération et pourraient, à la rigueur, passer pour des diables
échappés d'un vitrail quelconque.
Je vois aussi quelques petits négrillons qui jouent ensembh;. Leur
jeu ressemble un peu à celui des osselets. Ils prennent une douzaine de
fèves et une petite balle, faite avec du manioc entouré île feuilles, ficelées,
de la grosseur d'une balle de tambourin. Ils creusent ensuite un trou,
comme pour jouer aux billes, et placent leurs fèves dedans. Pour gagner,
il suffît de lancer la balle en l'air et de retii'er les fèves du trou avant de
la rattraper, puis de la relancer de nouveau et de remettre deux par deux
118 —
les fèves dans leur trou, en renouvelant l'ojiération jusqu'à ce qu'on les
ait toutes réunies, tout comme dans le jeu des osselets. C'est assez
simple.
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UNE ARTISTE C A P I L L A I R I
Un autre jeu, mais que je ne suis point parvenu à comprendre, est le
suivant. On pose à terre un tronc d'arbre taillé en rectangle et aplani
sur une de ses surfaces. Dans ce grand rectangle on creuse de petites cases
disposées six sur quatre, soit vingt-quatre cases. Les joueurs prennent
— H9 —
alors iino trontaino de fèves et les font passer d'une case dans lautre,
d'après une loi que je n'ai pu trouver.
Les indigènes font ici, clandestinement, bien entendu, le commerce
des esclaves et les échangent contre des pointes dïvoire, des barrettes.
Un homme fort et vigoureux vaut, nous dit-on, de mille à douze cents
barrettes, environ cent cinquante francs. Les chefs font quelquefois des
massacres d'esclaves, à l'occasion d'une mort et d'un enterrement de
première classe; mais runlbro[»ophagie est assez rare, les indigènes
trouvant que la viande qui parle est un peu chère; aussi s'en privent-ils.
On nous dit ici qu'un peu plus haut, dans le Sanga, les indigènes
viennent oll'rir parfois aux blancs qui leur demandent des vivres de
petits morceaux de viande humaine, fumée, et cela le plus naturellement
du monde, sans autrement penser à mal.
11 y avait aussi une forge indigène où l'on travaillait le fer et le cuivre,
car il existe ici quelques minerais de différents métaux. Le Djoiié a pris
plusieurs jours d'avance sur nous (deux ou trois). C'est la faute de la
Duchesse Anne, qui, se faisant traîner à la remorque, ralentit notre marche
dune façon très sensible. Nous serons probablement dans deux ou trois
jours à Lirranga, embouchure de l'Oubanghi, et comme la poste passe
assez souvent dans cette station, ma lettre filera de là vers la France.
Hier, nous avons eu dans la journée un orage assez fort : tonnerre,
éclairs et pluie torrentielle. Du reste, nous sommes au commencement
de la saison des pluies, entraînant avec elle la chaleur et l'humidité.
8 octobre. — Nous voilà de nouveau en route vers six heures du matin.
Encore deux jours de navigation, et nous quitterons le Congo, avec
l'espérance de ne plus le revoir. En attendant, nous avançons tranquille-
ment sur ses flots dégoûtants ou plutôt sur ceux que forme le delta de
la Sanga. Deux heures environ après notre départ de Bonga, nous
flottons sur une espèce de canal qui joint la Sanga au Congo et qui
l)orte le nom de canal Likenzi. Ce canal, large à peine de cinquante
mètres, mais très profond, nous fait rejoindre en deux heures la rive
française du Congo, le long de laquelle nous naviguons.
A peine avions-nous fini de déjeuner et mangé une excellente pintade
— i20 —
qu'un do nos Sénégalais avait tuée liior à la chasso. quo nous stoppons
à un potit village situé sur la rive française, vers midi cinq minutes. Le
Congo se rétrécit de nouveau et n"a guère ici plus de trois kilomètres et
demi de large. En face, sur la rive belge, se trouve le village assez
important de Loukoléla, que vous trouverez probablement marqué sur les
cartes et qui vous donnera notre position à ce jour. Les habitants de ce
village, ou plutôt de ces villages, car il y en a toute une suite le long de
la rive, nous reçoivent fort bien. Ce sont des Boubanguis, qui nous
vendent des poules, des patates, des clièvres, et même un mouton.
A peine dé])arqué, je cherche à tuer ([uelques pintades dans les envi-
rons. Un indigène et un négrillon m'accompagnent et m'en indiquent
un assez grand nombre. Mais elles partent d'un peu loin, et je ne parviens
pas à en tuer une seule. Chemin faisant, je traverse de vastes champs de
manioc l)ien plantés et une collection complète de bananiers et de
papayers. Chaque champ est entouré d'une palissade en bois formant
une sorte de haie, avec quelques rares passages et une petite case au
milieu. Les indigènes voudi'aienl même nous vendre quel(pu\s enfants,
le commerce des esclaves se pratiiiuant encore de temps à autre. iMais
ceux-ci ne sont pas beaucoup plus malheureux que les hommes libres,
si ce n'est que parfois on en engraisse un pour s'en régaler dans quelque
grande solennité. Une indigène regardait avec curiosité les mains de Lun
de nous, et les ta tait comme si elle voulait reconnaître la quahté de la
marchandise. Je lui demande par gestes si elle les trouverait bonnes à
manger. Elle lit un signe négatif, comme pour maflirmer qu'elle ne
mangeait jamais de ce mets-là.
L'anthropophagie ici n'est que clandestine, et les lilancs peuvent
se promener en toute sécurité dans les villages. Dans le haut, parait-il.
il n'en va pas de même, témoin l'histoire qui est arrivée l'autre jour
à Banghi. Un blanc qui descendait les rapides, situés au-dessus du
poste, dans une pirogue remplie de pointes d'ivoire, a chaviré et s'est
noyé. Son corps, rejeté sur les rives, a bel et bien été dévoré par les
noirs. 11 est vrai que dans ce cas peu importait au défunt d'être mangé
par des noirs ou par des asticots.
Presque tous les noirs congolais que nous avons rencontrés jusqu'ici
— 121 —
se liment les deux incisives supérieures et les deux incisives médianes
inférieures, ce qui n'est pas du plus gracieux effet. Los Boubanguis du
village où nous sommes sont d'assez beaux bommes, de teinte cbocolat
pbilùl que noire. Ils sont peu tatoués; quelques-uns s'entourent les
yeux de couleur blanclie et se font des fioritures sur la figure avec des
couleurs jaunes et rouges. Tous portent un pagne enroulé autour des
reins, et qui se compose d'étoffe européenne, teinte en lie de vin. bordée
d'un petit galon rouge et d'une frange, arriA^ant un peu au-dessous des
genoux, et c'est là tout leur costume national. Les bommes libres
portent tous une lance ou sagaie à la main et ont des couteaux de forme
bizarre, parfois très bien forgés, et aux mancbes ornés de clous dorés ou
cuivrés. Ils les enferment dans des gaines faites de peau d'animaux, et
les portent suspendus en sautoir par des courroies de peau encore
recouverte de poils. Les enfants sont, en général, plus dégourdis que
les hommes, la plupart du temps abrutis par la polygamie. J'en ai vu un
aujourd'hui qui s'était fabriqué un petit fusil joujou, en bois. A une
planchette grossièrement taillée en forme de fusil, cet enfant avait
fixé, pour servir de canon, une douille en métal, vide, de fusil Gras.
Dans cette douille il avait percé un petit trou, représentant assez bien la
lumière du canon se chargeant par la bouche. Le petit noir mettait
de la poudre dans l'étui de la cartouche et y mettait le feu à l'aide d'un
tison. Je sais bien des gamins de sept à huit ans en Europe qui n'en
feraient pas autant.
Le 9 octobre, notre départ est un peu retardé par le bois qui n'est pas
encore entièrement embarqué, et ce n'estque vers huit heures et demie
que nous nous mettons on route. La journée est assez insignifiante, car
bientôt nous naviguons de nouveau au milieu des îles et nous n'aperce-
vons presque pas les rives. Toutes les îles devant lesquelles nous passons
sont très boisées et d'un bel eff'el : mais il est difficile d'y aborder à
cause de la hauteur des eaux qui les recouvrent presque entièrement en
ce moment. Heureusement, vers trois heures et demie, nous découvrons
une petite île, grande à pou près comme celle de l'étang de Bonnelles, et
qui olfre un campement sûr et agréable : sol très sec et pas de mous-
tiques. Aussi y passons-nous une bonne nutt.
— 122 —
Le 10 octobre, à six heures et demie du matin, nous nous mettons en
route. Le petit îlot qui venait de nous abriter ne renfermait malheureu-
sement pas de bois sec, et, vers sept heures dix, nous étions obligés de
stopper pour faire du bois, ce qui est Téternelle scie de la navigation
congolaise. Sans les retards que nous cause cet indispensable aliment
de nos chaudières, depuis longtemps déjà nous serions à Lirranga et
même en route sur Banglii. Mais lorsqu'on marche encore bien et que
le soleil est encore haut au-dessus de l'horizon, le capitaine est obligé
de lancer le traditionnel « Stop ! » El nous voilà, jusqu'au lendemain
matin, occupés à regarder scier et hacher les arbres secs des environs.
Quelquefois, le bois est tout près, et en quelques minutes on trouve de
quoi faire sa provision. Mais le plus souvent, comme les bateaux
arrêtent tous ou à })eu près au même point d'atterrissage, il faut faire ini
ou deux kilomètres dans la brousse pour trouver des arbres morts, et
vous comprenez que pour les transporter au bateau à dos d'homme il
faut du temps. Nous ne pouvons, du reste, avancer très vite, notre
transport étant très chargé et traînant toujours à la remorque la
Duchesse Anne, qui retarde bien un peu l'effort du vapeur. Le courant du
Congo est parfois très violent. Aussi, pour éviter sa violence, suit-on de
préférence les rives, où elle se fait moins sentir qu'au milieu; mais c'est
aussi une cause de retard, car la forme des rives est assez irrégulière et
offre des successions de criques, de caps, de baies et de presqu'îles.
A dix heures, nous nous remettions en route, et vers trois heures on
nous signalait la Mission catholique de Lirranga, située à peu de dis-
tance du poste où nous devions nous arrêter. Vers six heures, nous
faisions halle au poste français de Lirranga, dernière étape sur le Congo ;
nous allons ensuite nous engager directement sur FOubanghi.
Le bateau, trop chargé, ne pouvant aborder contre le poste, nous
nous arrêtons à une certaine distance, sur une petite île, et le canot du
poste vient nous chercher. Le chef de ce poste se nomme M. Doll. Il
est originaire? d'Arles, et son accent méridional a résisté à cinq années
de Congo. Le poste de Lirranga est très joliment situé sur une berge du
fleuve et le domine de deux ou trois mètres à peine. 11 consiste en deux
maisons ou cases, recouvertes de chaume et construites en bambou. i>a
— 123 —
première est la demeure du chef de poste et comprend deux chambres
et une salle principale ou salle à manger, ornée d'armes et d'objets de
toutes espèces venant des environs. La seconde sert de cuisine et de
magasin. Il y a aussi d'autres cases qui servent d'ateliers ou d'abris pour
les travailleurs ou les miliciens. On y voit une grande place bien unie,
au milieu de laquelle flotte le pavillon français qu'on aperçoit de très
loin.
Nous avons naturellement duié au poste, assez bien, ma foi; et
ensuite M. Doll nous a offert un concert qui aurait eu un rude succès à
Paris dans une baraque de foire. Figurez-vous plusieurs noirs, assis ou
plutôt accroupis en cercle devant vous, ayant chacun un instrument
qu'ils accompagnent de balancements du haut du corps et de la tète, en
poussant de petits cris semblables à ceux que produisent les ventri-
loques, en débitant des psalmodies à une allure extrarapide. Le prin-
cipal instrument consiste en une tige de bambou d'un mètre soixante de
long, au centre de laquelle est fixée une boîte en fer-blanc qui sert de
boîte résonnante. Sur cette boîte s'adapte un piston en bois qui traverse
le bambou et se termine, à son extrémité supérieure, par un morceau
de boîte ou de calebasse percée de petits trous dans lesquels passent des
anneaux minuscules en cuivre qui imitent un peu les grelots. Ce piston
sert à supporter quatre cordes qui s'adaptent, en forme de triangles paral-
lèles, sur les côtés du bambou. D'autres petites plaques de fer, du même
genre que celle fixée au piston central, sont attachées sur les extrémités
du bambou, et même se cognent entre elles dans les quatre cordes. Pour
jouer de cet instrument, l'artiste place la boîte sur sa poitrine et joue
avec ses deux mains qu'il passe par-dessous, à peu près comme font les
harpistes. Sa mélodie se compose de peu de notes, revenant presque
toutes dans le même rythme. En même temps, il remue la tête, le haut
du corps, et pousse de petits mugissements, en scandant la mesure.
L'autre instrument principal est une courge ou calebasse dans laquelle
un instrumentiste pousse, à chaque mesure, un petit cri assez bien
représenté par buii, ce qui fait un drôle de bruit. Toute cette série
de boHoà, homû, arrivant en mesure, a la propriété de vous rendre
à moitié fou, au bout de quelques minutes. D'autres ta])eiit sur des
— 124 —
calebasses ou clianteiit. L'ensemble de cette cacoplionie est pittoresque,
mais légèrement abrutissant par son uniformité, bien qu'au ]jout de
quelques secondes les musiciens s'excitent et passent de Yadajio à
V allegro fnrioso.
11 octobre. — Nous stationnons encore ici et protilons de la matinée
pour visiter le potager du poste, qui. bien que n'ayant que cinq années
d'existence, est magnilique. 11 s'étend sur une longueur de près de huit
cents mètres, sur une largeur de cent cinquante, et comprend presque
tous les fruits exotiques et l)eaucoup di^ légumes de France, des allées
de papayes et d'ananas, des cliam})s de baricots, de choux, de carottes,
de navets, des cerises de Cayenne qui rappellent un peu la cerise de
France, quoique [)lus acide, et dont la forme ressemble ù une petite
tomate, des caféiers, des citronniers, un oranger, sans compter des
multitudes de bananiers et d'immenses plantations de manioc; le tout
fort bien entretenu. On a même mêlé l'utile à l'agréable, car, outre les
fruits précités et beaucoup d'autres dont le nom échappe à ma mémoire,
il y a des lilas et quantité de Heurs exotiques. Je viens de voir un ananas
dont le volume surpasse celui de tous ceux que j'ai vus jusqu'à ce jour.
Ceux de Boursault seuls peuvent lui être comparés. 11 est colossal!
Dans l'après-midi, nous sommes allés à la Mission catholi([ue, qui
n'est établie à trois kilomètres de Lirranga que provisoirement et est
logée dans des maisons de bambou, mais qui va se transporter })lus près
du poste et construire des bâtiments en briques. Nous avons vu là les
fameux morceaux de ])ois avec lesquels les indigènes allument leur feu.
Sur une petite planchette d'un bois assez dur ils frottent un petit bâton
du même bois dont l'extrémité est légèrement épointée. Au bout de
cinq à six minutes d'un frottement continu, la planchette se creuse et
prend feu. C'est encore pire que les allumettes de la Régie, et il faut
vraiment suer beaucoup pour arriver à allumer ces allumettes congo-
laises.
Les Pères nous ont encore fait boire de l'eau-de-vie de papaye, qu'ils
fabriquent eux-mêmes et qui a un petit goût sucré très agréable. Leur
jardin est aussi très vaste et s'étend le long de la berge du Congo, sur
— 125 —
une longueur de quinze cents mètres environ, comprenant à [leii [u'ès
les mêmes fruits que le jardin du poste.
Le Père Allaire, supérieur de la Mission, est à la fois mécanicien,
sculpteur, charpentier et bien d autres choses encore. Mécanicien : car
les Pères ont, comme je vous l'ai peut-(Mre déjà dit dans les lettres de
Brazzaville, un petit vapeur, le Léon XIII, qui va chercher les enfants
un peu partout le long du fleuve et fait communiquer ensemble les deux
missions de Brazzaville et de Lirranga: liienlùt ils fondcnml une auln^
mission dans le llaul-Oubanghi. Scul[)teur, le Père Allaire l'est aussi.
puisque pour sa cha[>elle il a fait des statues, un peu dans le genre de
celles qu'on voit aux devantures des marrliands d'objets de piété, assez
bien faites d'ailleurs: Pottier soutenait même que le Père les avait fait
venir de Paris.
12 octobre. — JVous restons encore vingt-quatre heures ici: mais,
comme nous partons demain matin de très bonn(? heure, jo termine ma
lettre. Nous partons déjeuner à la .Mission, et, comme vous ne recevrez
plus de lettres avant notre arrivée à Banglii, je vous embrasse tendre-
ment, en vous assurant que je continue à me porter à merveille, et que
Félat sanitaire de tout le monde est excellent. Du reste, à mesure (pie
nous avançons, le climat s'améliore, tandis que les habitants deviennent
plus désagréables. Mais je suis sûr que nous résisterons plus facilement
aux habitants qu'au climat, bien que ce dernier nous ait ri>spectés
jusqu'à présent. Cette lettre, partant ])ar un bat(\au d'occasion qui doit
passer ici, vous parviendra beaucoup i)lus tôt (pic si je vous l'expédiais
de Banghi.
En avant!
Lirranga, poslc français, ronfiuenl de l'Oubanglii, 12 oclobre 18!)2.
XVII
NAVIGATION
CHEZ LES PKUES. — S U 1! l'oUBANOHI. — NATURELS. l"ÉC1IANGE DU SANG.
CIEL DLEU. — TOUJOUHS DU BOIS. — LES PIQUETS A DÉCAlMTEIi. — UN HIP-
POPOTAME. — HUMIDITÉ. — ■ LA PLUIE. ÉLÉGANTES NÉGRESSES. — POT-
TIER. — UN GRAND ClIEE. — LES RAPIDES. — LE POSTE DE BANGIII. —
BONNE année!
De Lirraiiga à Baiighi.
A bord de YOuhanghi, du 12 octobre au 6 novembre 1892.
Ne vous étonnez pa.s liop de la manière un peu brusque dont je termine
presque toujours mes lettres, car je les garde toujours jusquau dernier
moment, pour leur permettre de vous apporter les nouvelles les jilus
récentes et avoir le temps de les cacheter avant le d('q)arl du courrier.
Ces derniers sont assez rares, et si Ton en manque un, la lettre éprouve
un retard d'au moins quinze jours, jusquïci, et plus tard d'au moins
deux ou trois mois. .l'ai clos ma dernière lettre à Lirranga, au moment
où j'allais déjeuner à la Mission, et je vais reprendre mon journal au
moment ofi je l'ai interrompu, pensant que ce sont les faits journaliers,
présentés brutaliMUcnt et au jour le jour, (jui pourront le plus vous
intéresser actuellemenl. me réservant un jour de repos, à Banglii ou
ailleurs, et de vous en\o}er ({uelques appréciations générales sur tout
ce que nous avons aixMcu jus([u'à jirésent. Mais lors(jue Ton [)asse,
comme nous le laisdns inaiiitcnaiit. on ne \oit <\nr des drcors (pii lileni
aussi rapidement (pic les verres d'iuie lanterne magicpie. et ce n'esl
(pi'aprés a\()ir beaiH'diq» \u qu'on peut l'aire quehpn's rellexions et ana-
— 127 —
lyser les caractères généraux de choses plus importantes que celles qui
ont le plus frappé votre imagination, quand vous les avez entrevues pour
la première fois.
Ce beau début terminé, je suis, au 12 octobre, à onze heures du
malin, prêt à me rendre à la Mission pour y déjeuner. Nous, — M. Th. . .
et moi, — descendons en canot et, grâce à l'extrême rapidité du
courant, nous faisons en vingt minutes le trajet qui nous avait demandé
trois quarts d'heure à faire la veille. Les Pères s'étaient mis en quatre
pour nous offrir ce que leur jardin contenait de meilleur, et avaient
égorgé, à notre intention, un jeune agneau excellent. Un des Pères nous
avait confectionné un pâté de pintade exquis, et tout le repas était à peu
jirès dans le même ton et couronné par un bon café, récolté dans le
jardin des religieux, et une eau-de-vie qu'ils extraient eux-mêmes de la
papaye. Je ne parlerai pas des fruits. Tous ceux que les tro[»iques
peuvent fournir de plus exquis y aA^aient été rassemblés.
Il serait absurde de juger l'ordinaire des Pères par ce festin de
Lucullus, car on courrait le risque, en le racontant, d'éprouver ce qui
arriva à Stanley. A l'un des premiers passages du grrrand ex[)loraleur à
Zanzibar, il fut reçu par les Pères français avec tout le luxe que les
pauvres religieux pouvaient mettre à une réception. A peine de retour,
Stanley publie un ouvrage dans lequel il raille malicieusement les bons
Pères, en reconnaissance de leur hospitalité généreuse. Le consul anglais
leur communiqua l'article en question et leur suggéra une idée qu'ils
mirent en pratique au voyage suivant du facétieux Américain. Celui-ci se
crut encore o])ligé d'accepter l'invitation de ses anciens hôtes, se promet-
tant de faire encore quelque somptueux repas. Aussi quel ne fut pas son
désappointement en apercevant seulement sur la table des légumes et
un plat de viande, le tout arrosé de château-la-pompe! Il comjtrit la
leçon et s'excusa auprès du supérieur, qui lui dit simplement que cette
fois il mangeait l'ordinaire de la Mission. Ça n'empêchera pas que plu-
sieurs personnes, bien traitées par les missionnaires, iront déblatérer
ensuite sur leur compte. Mais le cHmat africain porte essentiellement
sur les nerfs et n'est certes pas un élément de rapprochement entre
civilisés.
— 128 —
Avant de quitter la [)lace, je promis au Père Allairo, supérieur de la
mission de Lirranga, de lui expédier tous les petits noirs qu'on voudrait
me vendre sur les routes et de les soustraire au sort des poules à Ten-
grais. Nous partîmes, chargés de fruits et de légumes par les Pères.
Chose inappréciable pour la route, les Pères me cédèrent aussi les mor-
ceaux de bois allumettes provenant de Baringa, et que je vous expé-
dierai à la prochaine occasion.
Après notre retour au poste, où un dîner excentriquement bon nous
attendait, nous allâmes nous coucher. J'avais presque une indigestion;
il ne faudrait pas que i;a durât ainsi trop longtemps; c'est abusif, mais,
au fond, c'est bon ! Suis-je assez gourmand! Ne vous étonnez pas si on
parle si souvent cuisine. Un bon repas dans ce pays-ci est encore le
meilleur fébrifuge et chasse-maladie que l'on connaisse. Voilà bien un
mois que je n'ai pas eu d'accès de fièvre.
13 octobre. — Avant l'aube, cinq heures moins un quart, nous étions
debout. Il faisait assez frais ; la journée de la veille avait été très chaude,
et même un orage avait éclaté vers onze heures du soir. L'embarque-
ment dnre assez longtemps, car nous sommes à une certaine dislance
de l'endroit où se trouve le bateau, et le courant, extrêmement violent,
est contre nous. L'Oiibanghi est chargé de légumes et de fruits, envoyés
par la Mission et le poste français. Nous en avons pour plusieurs jours.
Nous i)renons congé de M. DoU. et vers huit heures et demie nous appa-
reillons.
Bientôt nous quittons le Congo et nous nous engageons dans la
myriade d'îles que forme l'Oubanghi à son confluent avec ce fleuve. Une
pluie assez abondante nous asperge un peu vers neuf heures et demie
et nous accompagne jusqu'à onze heures et demie. Puis le temps se
rassérène de nouveau, et, à trois heures trente-cinq minutes, nous
touchons à un petit village, situé sur la rive française. Il se nomme
Djioundou. II ne conq^-end guère que sept ou luiit cases, mais on y trouve
pas mal de ruines. Les habitants ont un petit i)avillon français avec
lequel ils nous saluent, à notre arrivée, comme on salue les navires de
guerre, à leur entrée dans un port. Nous sommes maintenant complète-
— 12!) —
ment engagés dans les eaux: de l'Oubanghi, eliiuus menions IVancliemeid
vers le nord. Nous Iraverserons de nouveau l'équaleur demain ou ajirès-
demain, et nous rentrerons dans l'hémisphère nord. Vous pouvez voir
à peu près où nous sommes sur une carte quelconque. Une des meil-
leures, pour sui\re notre Aoyage sur l'Oubanghi, est celle pidilièc en
feuilles (carte d'Ah'ique) par le ministère de la guerre. Achetez la partie
relative à la section des Bangelas ou Bangala. Le village où nous cam-
pons est tout petit, et nous ne faisons que peu de vivres. Les indigènes
demandent, pour un village voisin, un petit paviUon tricolore, afin,
disent-ils, de le mettre à l'abri des déprédations commises par les Euro-
péens de l'État iudépendanl du Congo. Ils nous reçoivent sans crainte,
même avec plaisir. Potlier se procure de la résine avec laquelle
s'éclairent les habitants.
Le lendemain, 14 octobre, dès six heures dix minutes, nous prenons
le large et continuons à remonter l'Oubanghi. Dès huit heures, nous
apercevons un grand nombre de villages, situés sur la rive belge que
nous longeons. A dix heures et quart, nous passons devant un très
grand village où les indigènes agitent le pavillon de TLlat indépendant
du Congo et nous font toutes sortes de signes pour nous engager à
stopper et à venir chez eux. Mais nous avons encore bien assez de bois,
et il est trop tôt pour nous arrêter.
Vers une heure, nous apercevons un petit village caché dans la forêt.
Nous accostons; les habitants s'enfuient, effrayés; quelques-uns
reparaissent; mais comme les environs ne renferment pas de bois sec
facile à prendre, nous repartons une demi-heure après, au moment où
les indigènes, comprenant que nous ne leur vouhons aucun mal, s'ap-
prêtaient à revenir et entamaient déjà avec nous quelques palabres.
Enfin, à trois heures trente, nous stoppions définitivement à un vifiage
sur la rive belge. Comme dans le précédent, les indigènes s'enfuient à
notre approche, mais ne tardent pas à revenir, reconnaissant vite qu'il
n'y a dans nos intentions aucune malveillance pour eux. nuini
L'Oubanghi est, jusqu'à présent, une très large rivière, mesurant.qn
ccrlains endroits i»lusieurs kiiomèhes de lai-ge et se||rél|"éçi.^anl:__eH
d'autres jusqu'à sept ou luiit cents mètres. ^:;ion,|;i)y^rant^es|.lK\iu^^^^^^
— 1.30 —
[ilus ra[)ide encore que celui du Congo. Les eaux sont hautes en ce
monienl, mais ne a ont pas tarder à redescendre, car elles atteignent
annuellement leur maximum vers la lin de septembre et ne restent que
peu de temps stationnaires. Les îles dont est parsemée la rivière, sur-
tout en ses plus grandes largeurs, sont, par conséquent, presque toutes
actuellenn?nt submergées, et c'est un efTet assez curieux que ces masses
de verduie sombre plongeant dans l'eau, sans transition aucune de berges
quelconques. La confiance complète ne revient cependant pas aux habi-
tants, que le grand nombre de nos soldats blancs épouvante un peu, et
nous n'apercevons pas une seule femme: toutes se sont cachées dans la
brousse. Les indigènes nous donnent quelques vivres, mais en très
petite quantité.
Navigalioii sur l'Oi(baii(jlii (suite). — Hier, 15 octobre, nous a\ons
beaucoup marché. Notre faible provision de bois ne nous permet pas
aujourd'hui la même activité, car, partis à six heures vingt, nous stop-
pons vers huit heures et nous remettons en marche vers onze heures et
demie.
Nous avions encore accosté un petit village dont les habitants
avaient fui rapidement et n'étaient revenus qu'en très petit nombre et
représentés seulement [lar le sexe fort. Le beau sexe(!) avait trouvé
plus prudent de mettre entre nous et lui la distance de quelques cen-
taines de mètres d'eau et de marécages. La température, qui était de
vingt-cinq degrés quand nous nous sommes arrêtés à huit heures, monte
rapidement et dépasse trente-cinq degrés. Il fait très lourd: vers une
heure, quelques gouttes de pluie nous arrosent, et les orages ont l'air d(>
nous menacer. Cependant, à trois heures cinquante minutes, après plu-
sieurs tentatives, rendues infructueuses par la difliculté de trouver un
atterrissage au miheu de toutes ces brousses inondées, nous entrons
dans le port d'un village assez important, où notre présence cause
encore pas mal d'épouvante. Les hommes nous attendent, mais groupés
et a!rhîes de lances et de sagaies. Quelques-uns, mais très rares, ont des
fusils. 'K^bs bonnes paroles les rassurent à moitié, et le débarquement
s''opè"rè sans encombre. Les indigènes ont cependant la précaution de
— i:]l —
fermer les portes de leurs cases. Quant aux femmes, elles restent de plus
en plus invisibles.
Le village d'hier s'appelait Zoundou, celui où nous campons ce soir a
nom N'Ghiri. Ils sont situés soit dans des îles ou sur les rives, mais du
côté belge. Les populations de ce dernier village sont des Moukiris ou
Boukiris. Il est assez difficile de savoir la prononciation exacte, parce
que dès qu'un blanc interroge les noirs et paraît prononcer à peu près le
nom, ceux-ci disent oui tout de suite, espérant sans doute faire plaisir
au blanc par cette marque d'assentiment. J'ai remarqué, à propos des
noirs que nous avons vus jusqu'à présent, que pour dire non, ils font
comme nous et agitent la tète de gauche à droite et vice versa, tandis que
pour dire oui, ils se contentent seulement de lever une fois la tète brus-
quement, produisant une sorte de son guttural, correspondant à peu
près à JiKm! prononcé la bouche fermée et par le nez. Les populations
rencontrées depuis notre départ de Lirranga et même un peu avant sont
beaucoup plus fortes et plus robustes que celles qui avoisinent le Pool.
Cela tient principalement à leur nourriture beaucoup plus substantielle
que celle des premiers indigènes que nous avons rencontrés. Tandis que
les Bangouyos, les Ballilis, les Batékés mangent du manioc, quelques
rares morceaux de viande, quelquefois même de la terre, les Boubanguis,
les Boukiris mangent de la viande en assez grande quantité, énormément
de poisson fumé, des bananes, du manioc excellent, et font leur
cuisine à l'huile de palme. Parfois même ils savourent avec délices un
morceau de viande humaine. Aussi sont-ils plus fiers et plus farouches.
Les premiers blancs qui ont remonté l'Oubanghi, IM. Dolisie entre autres,
ont eu maille à partir avec eux et ont été souvent attaqués. Maintenant,
ils se tiennent tranquilles, mais sur une réserve encore assez grande,
bien qu'ils fassent le commerce de Fivoire avec les Européens. Nous
passons là une bonne nuit, quoique la veille au soir nous ayons eu des
menaces d'orage qui ne se sont réalisées que vers quatre heures et demie,
le lendemain matin.
A cinq heures, au moment de notre lever habitu(d, la pluie tombe
à torrents, et c'est sous une véritable cataracte que nous quittons notre
campement à six heures vingt, pour continuer notre route. Heureuse-
— 132 —
ment, vers sept lieures et demie, le temps s'éclaircit, et on peut stopper,
pour faire du bois, pendant une heure et demie environ. Les rives sont
toujours très basses et complètement inondées, ce qui rend la coupe et
la récolte de notre bois assez difticiles. Nous reparlons vers neuf heures
et demie, et nous traversons l'Oubangbi pour suivre de nouveau la rive
française que nous avions lâchée. La rivière se resserre assez étroite-
ment, mais elle a encore une largeur de huit à neuf cents mètres et
coule en une seule nappe d'eau dont le courant est très rapide. A une
heure dix minutes, stoppage. Je remarque, au village oii nous nous
arrêtons, un crâne qui sert à marquer les bornes du port, si l'on peut
appeler ainsi les petites criques où les indigènes abritent leurs pirogues.
Nous sommes en plein chez des ogres, plus réels que ceux du petit
Poucet, mais cependant nous pouvons descendre sans crainte pour nous,
sinon pour eux. Ils font toutefois bonne figure et nous promettent des
vivres.
■ Tous ces jours-ci, nous voyons de tous côtés une collection de
papillons aux couleurs les plus variées. Quand nous ferons une halte un
peu longue, je compte en envoyer une série en France.
Nous ne sommes pas longtemps à nous apercevoir que nous sommes
sur la rive française, car les femmes s'apprivoisent peu à peu et viennent
nous examiner avec une curiosité qui ne craint pas d'être indiscrète. Je
me procure un morceau de bois avec lequel elles fabriquent le rouge
dont plusieurs se peignent le corps. Les femmes ne mettent plus ici le
pagne en étoffe, mais une sorte de jupon en filaments, tout à fait autoch-
tone et qui a beaucoup plus d'originahté que les jupons ordinaires. Les
habitants sont des Malaï, du moins autant que nous pouvons le com-
prendre, et toujours avec une certaine incertitude, causée par ce que je
vous ai exposé plus hiuit. Le chef du village voidait faire échange de
sang avec un de nous, mais on n'a pas jugé à proi)Os de le contenter,
puisque ce village n'est (pi'une étape insignifiante le long de notre
i-oiilc. Jidicn sVsl borné n se fiiirc IVottcr vigonrcusomciit un bras
contre celui du chef, ce (pii est une manière d'affirmer son aniilir. toiil
en se disant un tas de « malamou, malamou niingiié » (bien, très bien).
Pondant qne j'y p.Mise. je veux vous parln- de cet échangv du sani?.
. ..•••^^ -,/.
L EMIiAKUUK.MKNT PENDANT I, OliAi;!':
— 133 —
très en honiioiir chez les populations oubanghiennes. Les deux per-
sonnes qui veulent s'unir par les liens d'une amitié éternelle et devenir,
suivant l'expression noire, « frères volontaires » (l'expression est peut-
être de moi, mais ça ne fait rien), s'asseyent Tune à côté de l'autre.
Alors, un féticheur, à la fois prêtre, médecin et magicien, s'avance au
milieu de la foule assemblée et fait une petite entaille avec un canif à
l'avant-bras de chaque patient. Tous deux se frottent mutuellement leurs
deux plaies, de façon à opérer le mélange du sang, et ça y est. Le chef
du village où nous devons dormir avait environ cent dix cicatrices. C'est
pousser un peu loin l'affection pour le premier venu, et la banalité de
l'opération prouve qu'on ne doit pas y attacher une grande importance.
Pourtant, à Brazzaville, un chef Batéké devait faire avec M. Dolisie
l'échange du sang. Au moment de l'exécuter, il lui dit : « Tu es jeune;
moi. je suis vieux, et comme je vais bientôt mourir, fais l'échange avec
mon fds et successeur. » Il faut dire que parmi les noirs qui le font de
bonne foi, la croyance est répandue que deux amis liés par l'échange du
sang doivent se suivre de près dans la tombe.
A peine étions-nous couchés, vers neuf heures, que la pluie com-
mence à tomber, sans orage; mais quelques minutes après, soudain un
éclair large et brillant déchire la nue. suivi aussitôt d'un formidable
coup de tonnerre; puis, plus rien. Je dois avouer que ce coup isolé,
troublant d'une façon si imprévue le calme des alentours, est assez
impressionnant et agit violemment sur les nerfs.
Vers trois heures et demie du matin, le 17 octobre, un orage nous
réveille ; le tonnerre gronde sans interruption, et, à cinq heures et demie,
la pluie et l'orage font fureur. L'embarquement sous ce déluge est
assez piteux. Le bois lui-même refuse de flamber, et nous n'avançons
que très lentement; notre départ avait eu Heu à sept heures cinq mi-
nutes. Nous rencontrons une île sur laquelle nous apercevons un arbre
foudroyé par la tempête de la nuit, et vers onze heures et demie nous
nous arrêtons pour faire du bois. L'atterrissage offre plusieurs péri-
péties; le courant, très violent, nous rejette sur la rive; à un moment
donné, l'amarre qui retient la Duchesse Anne à notre bateau s'engage sous
une hélice, et, cahin-caha, nous rejoignons, ou plutôt nous sommes
— 134 —
rojelés contre la rivo. Un moment après, autre émotion : la Duchesse
Avne, qu'on avait amarrée contre le bord de VOnhanghi-steaiuer, reçoit le
choc d'une île flottante considérable et se sauve à la dérive, en cassant
les cordes qui la retenaient. Heureusement, trois hommes étaient
dedans, et ils parviennent à l'amener à la berge. . . Ouf!
Nous repartons à deux heures quarante-cinq, par un temps assez beau,
et notre marche s'accomplit en de meilleures conditions. Vers quatre
heures et demie, on cherche un endroit pour camper: mais l'inondation
des berges rend ce travail très difficile, et le vent nous gagne. Heu-
reusement, à six heures quarante minutes, le soleil couché depuis plus
d'une heure, nous arrivons, presque à tâtons, à un village, situé dans
une île du côté de la rive belge. Par bonheur, les bateaux ont l'habi-
tude d'y atterrir et les indigènes ne sont pas effrayés de notre arrivée.
Le lendemain matin, 18 octobre, pendant qu'on fait le bois, car notre
provision d'hier est complètement épuisée, nous pouvons étudier les
habitants. Ce sont encore des Malaï. Leur village a un petit port, com-
posé de deux arbres immergés et flottants que sépare une entrée, dans
laquefle les pirogues sont toutes à l'abri du courant et des voleurs.
L'intérieur du village ressemble à la plupart de ceux que nous avons
rencontrés. Les indigènes ont tous des bancs devant leurs portes, et
dont quelques-uns même ont des dossiers. Leurs principales industries
paraissent être la pèche et la chasse. Nous voyons des quantités de têtes
d'éléphant, d'hippopotame et de buffle sur leur place principale. Ils
fabriquent des filets et des pièges à poissons de différents genres. Hs
nous offrent du poisson, mais il est malheureusement fumé et exhale
généralement une odeur peu agréable. Comme nous pouvons avoir des
vivres frais, nous dédaignons ce hareng saur nouveau modèle, et nous
nous contentons d'achelor des poules et des patates. Les hommes de
I es(;orte achètent de la canne à sucre, du maïs et des bananes en assez
grande quantité. Le manioc devient plus rare.
Le temps est su])erbe. et. j)resque ])our la ])remière ft.is depuis que
n(Mis sommes m Afrique, lu.iis avens un Ix'iiu ciel bleu: au lever du
soleil, le brouillard était très épais H llunnidité fort grande. Cette
dernière est cause de Tinsalubrilé du climat, et, si l'on pouvait s'en pré-
— 13o —
server, on aurait peu de fièvres à redouter; mais elle pénètre partout et
vous imbibe en quelque sorte. Le nom du village où nous sommes en ce
moment est Monpourengo; celui d'avant-liier s\qipelait Yound)i. Vers
midi trente-cinq minuties, après les coups de sifflet réglementaires, nous
filons rapidement, car le bois sec nous permet de marcber à grandes
allures. Comme il fait un {)eu chaud, je ne tarde [>as à m'endormir du
plus profond sommeil et je fais une excellente sieste. Pendant ce temps,
paraît-il, un orage vlss^m fort se produit et le tonnerre fait un boucan
énorme dont je me garde bien d'entendre le moindre éclio, el. quand je
nm réveille, le temps s'est complètement remis au beau.
La navigation, un peu monotone, sur l'Oubangbi se continue jusqu'à
quatre heures quarante, où nous stopj)ons le long d'une berge assez
haute. Quelques cabanes sont auprès de nous. C'est le village de Mopen-
zélé. Le fils du chef a servi sur les bateaux de YVAaX français, et nous
sommes bien reçus, malgré la pauvreté qui semble régner partout dans
les cases. Je dois faire une exception, pour être juste, en faveur d'une
case isolée, située au milieu d'un beau champ de manioc bien planté et
de patates bien alignées et cultivées avec soin. On sent un peu l'influence
(mropéenne; la clôture qui entoure ce champ en est particulièrement
bien faite et (rès solide.
Le soir, une véritable tornade nous arrive de l'est, poussée par un
vent furieux: les vagues, le clapotis, les éclairs incessants et le tonnerre,
le tout suivi d'un peu de pluie, tels sont mes com[)agnons de voyage de
huit à dix heures. L'humidité a encore augmenté, et j'ai un mal énorme
à en préserver mon lit; avant-hier, je me serais cru couché dans un
vrai bain, tant elle était grande. Il est tem})S que nous arrivions à
Banghi pour remédier à un tas de petits inconvénients et d'avaries dus
au débarquement quotidien de nos tentes, de nos effets, et à leur
montage et démontage perpétuels.
19 octobre. — Un [teu de pluie au départ, qui a lieu vers six heures
(iuarante-cin(|. Nous stoppons à sept heures Irente-chni pour faire du
bois (scie perpétuelle!) à un village peu intéressant, mais où nous
remarquons que les cases sont bordées, à leur base, d'un mur en argile
— 13G —
(Fime hauteur de trente centimètres, dans lequel s'adaptent des bam-
bous, au lieu d'être simplement fichés en terre comme dans les autres
villages. C'est une défense contre les inondations et Thumidité, très
grande ici, causée par les crues fréquentes et le peu d'élévation des
berges de la rivière. Je signale les heures de départ et d'arrivée, et
aussi celles des haltes, pour que vous vous rendiez à peu près compte
du chemin parcouru. Nous allons doucement, à cause de notre charge-
ment. Le Djour, au dire des indigènes, avait six jours d'avance sur nous,
hier soir. J'envoie des Sénégalais, avec des cartouches, à la chasse, et
ils me rapportent deux pintades. De mon cùté. j'y vais aussi et je rap-
porte un milan : mais le terrain est tellement glissant que je m'aplatis
deux fois sur le sol. Dégoûté de la promenade, mon fusil plein de terre,
je rentre au bateau, cahin-caha.
A une heure quarante-cinq minutes, nous re})artons à notre train
ordinaire, marchant assez bien. Vers cinq heures cinquante, nous accos-
tons sur la rive belge, à un village appelé Boyéka. Les habitants sont
des Bondjios, une des plus grandes tribus de la rive gauche de l'Ou-
banghi. Ce sont, paraît-il, de farouches anthropophages; ils ont pour-
tant, dans leur village, l'air d'être tranquilles, mais un peu plus abrutis
que les peuplades précédentes. Leurs constructions sont bien alignées,
et devant chaque porte se dressent des bancs et des sortes de grils
en bois, destinés à faire sécher le poisson. A mesure que nous avançons,
les bananiers augmentent dans les villages, mais le manioc disparaît ou
diminue dans des proportions considérables. Le sol sur lequel nous
campons est argileux et garde l'humidité d'une façon très désagréable.
Le matin, les rosées sont très abondantes.
20 octobre. — C'est du bois, du bois, du bois, c'est du bois qu'il nous
faut, oh, oh, oh, oh! Nous pourrions encore chanter cette ritournelle
ce malin, puisque la mise en route a été retardée par le temps employé
à chercher du bois sec, à le porter au bateau et à le débiter avant de le
rentrer dans les soutes. A dix heui'(\'^ dix. on lève l'ancre, et la navi-
gation conliiiue. Vers midi lr('iile-ciii(| niinules. le thermomètre nîar-
(piait li'ciilc-deiix degrés au-dessus de /.no. l u orage poinl à l'horizon.
— i:n —
on craint une tornade qui pourrait être dangereuse, étant donné notre
chargement, et l'on se gare dans une crique. A une heure v.l demie, la
pluie tomhe à torrents, avec accompagnement de tonnerre et d'éclairs;
mais le vent ne se mettant pas de la partie, on part une demi-heure
après. Le thermomètre est descendu en quelques minutes à près de
vingt-trois degrés. Nous avons froid et endossons nos manteaux. Vers
quatre heures quinze, on stoppe sur la rive belge, à un village belge (je
dis belge au lieu de situé sur la rive de l'État indépendant). Son nom
estMounga, et la population est bondjio. Ici Fanthropophagie commence
à devenir de toute évidence, et les habitants, quand nous leur montrons
un crâne, nous expriment par gestes qu'ils ont mangé le reste du corps
après lui avoir tranché la tête, et ils s'évertuent à nous faire comprendre
que ce mets est excellent.
Les Bondjios se distinguent surtout par l'absence des quatre incisives
supérieures, qu'ils s'arrachent pour faire mieux ressortir leurs canines.
Ils se font aux épaules des cicatrices et des tatouages qui ressemblent
beaucoup aux manches de gigot. Les dessins sont réguliers, en forme
de feuilles de laurier, sur une longueur d'environ cinq à six centimètres
et autant de largeur. J'ai rencontré un jeune garçon de quinze à seize
ans tellement maigre que je voulais l'engager pour jouer les squelettes
au Muséum; mais malheureusement il n'a rien compris à mes proposi-
tions, très avantageuses pour lui cependant! La saison des pluies bat
son plein (suivant la belle expression usitée à Paris), et c'est dans une
véritable inondation que nous dressons nos tentes. La moitié du village
est sous l'eau, et l'autre moitié ferait la joie des canards. J'ai le plus
grand mal à tenir mon lit sec, et c'est pourtant une condition indispen-
sable de santé. Du reste, depuis mon départ de Brazzaville, je me porte
comme un charme, je mange comme huit et dors supérieurement. Les
méchantes langues prétendent même que je dors trop, mais il ne faut
pas les écouter.
21 octobre. — De bonne heure, à six heures quarante, nous nous met-
tons en marche, et au bout d'une heure Sa Majesté le Bois nous
ordonne de nous arrêter, et, comme il est maître absolu, nous lui
■18
— i:{S —
obéissons et stoppons à un village dont les habitanis montrent une bra-
voure exagérée et s'enfuient de toute la vitesse de leurs jambes , et
point ne les revoyons. Il est huit heures; pendant qu'on apporte le bois,
j'envoie deux de nos Sénégalais à la chasse. Ils reviennent bientôt avec
quatre pintades, qui nous permettent de varier notre ordinaire. D'ail-
leurs, nous n'avons pas à nous plaindre à ce point de vue; depuis notre
départ ou plutôt depuis M. Goudchau, presque tous les jours, nous avons
des vivres frais, œufs, poulets, pintades, quelquefois cabris et moutons,
mais ces derniers sont beaucoup plus rares. Je stupéfie littéralement les
noirs avec mes gants. Ils s'approchent de moi et veulent absolument
savoir s'ils se détachent des mains. D'autres trouvent étrange de se
noircir les mains, quand on les a blanches.
A Lirranga, les noirs de la mission ont dit aux Pères : « Sont-ils drôles,
ces gens-là! voilà qu'ils portent maintenant des chaussures aux mains. »
Nous quittons le mouillage provisoire à deux heures cinquante pour
marcher jusqu'à la nuit et arrêter à six heures trente-cinq au village
d'Impondo. Il est trop nuit pour visiter le village, et ce n'est que le
lendemain, 22 octobre, que nous pouvons faire une petite promenade
dans la rue principale qui s'étend le long de la rive du Congo, pendant
plusieurs centaines de mètres. Impondo est un grand village, mais
remarquable par son excessive saleté. La population est encore bondjio
et très anthropophage. Les gens se nourrissent d'hommes, de chiens,
de chèvres, de bananes et de manioc.
C'est là que, pour la première fois, nous voyons ces fameux piquets à
décapiter. Devant chaque maison principale se trouve une perche,
longue de quatre mètres environ et munie à son extrémité supérieure
d'une corde. Le patient est amené près de cette perche, dont on fait
lléchir l'extrémité supérieure à l'aide de la ficelle. On la passe autour
du cou du malheureux, qui se trouve de la sorte à moitié étranglé. Le
bourreau s'approche alors et lui coupe le cou d'un seul coup. La tète,
qui n'est plus retenue par le poids du corps, se trouve violemment
entraînée par la ficelle, et la perche, faisant ressort en reprenant sa posi-
tion normale, la fait voltiger en l'air, tandis que la foule porte le cadavre
vers la marmite où doit se cuire ce ragoût horrii)le, qui, disent-ils, est
— 13!) —
bien supérieur à tous les autres aliments. Près de ces perches sont
alignés des crânes dans un ordre absolument parfait, et c'est un habi-
tant du pays qui nous exphque le procédé, avec accompagnement (k.
gestes très expressifs, et sans manifester la moindre honte et la plus
légère émotion en racontant ces horreurs. Et pourtant les bateaux sont
toujours bien accueilhs ici, et les indigènes pleins de respect envers les
« iMoundelés » (Blancs). Quand nous arrivons, ce sont des « malamou »
sans fin; ce qui signifie à la fois bon et bonjour. Pour le reste, la langue
a beaucoup changé depuis Brazzaville, et du peu que nous comprenions,
nous ne saisissons ici plus rien du tout.
A dix heures trente nous nous remettons en route, et arrivons à une
heure cinquante à l'ancien poste abandonné de Manzaca. Ce poste, dont
Futilité avait été jugée assez grande au début des explorations dans
rOubanghi, fut supprimé Tan dernier, au mois de juin, par raison
d'économie, eL aussi comme n'offrant pas une importance assez consi-
dérable. Les postes de Lirranga et de Bonghi sont jugés suffisants pour
maintenir la tranquillité dans la rivière, étant donné qu'elle est navi-
gable entre les deux points.
Nous trouvons là un campement très agréable, d'autant plus que les
jardins du poste sont encore suffisants pour notre consommation, bien
que la brousse les ait envahis et que les éléphants, les bœufs et les
hippopotames s'en servent comme salle de danse. Au moment où nous
arrivons, un superbe alligator faisait sa sieste au soleil. En nous aperce-
vant, il s'est immédiatement replongé dans son élément, éAidemment
très contrarié de l'arrivée de la « pirogue à pioche d'eau » (nom donné
par quelques noirs aux bateaux à hélice). A peine descendus à cet
emplacement de feu Manzaca, nous nous précipitons et faisons tout
d'abord une ample provision de citrons; puis quelques ananas, plusieurs
papayes et des patates complètent nos conquêtes, destinées aux repas
futurs. A peine le camp est-il dressé qu'un de nos Sénégalais vieni nous
trouver en nous disant qu'à cent mètres à peine, il a aperçu des élé-
phants et des bœufs. Je saute sur mon fusil, et, accompagné de Potlier,
du mécanicien de bord, un Sénégalais, nommé Oousmann, armés tous
deux de carabines Gras, modèle 74, nous partons pour la guerre. A
— 140 —
quelques mètres, en effet, nous remarquons des traces fraîches des
énormes pachydermes et nous nous mettons à leur poursuite. Mais les
rusés animaux nous avaient probablement éventés, et, après une marche
de deux heures dans les sentiers tracés par les faunes, à travers des
marécages où Ton enfonçait jusqu'aux genoux, et faisant irruption au
milieu d'une végétation si luxuriante que les plantes les plus rares y
paraissent de mauvaises herbes, nous rentrons au campement, heureux
de nous plonger dans les eaux plus ou moins propres d'un tub remph
par rOubanghi.
Le soir, aussitôt après le dîner, un sergent vient nous prévenir qu'on
a entendu un éléphant près des tentes des hommes. Nous y courons; ce
n'était qu'un hippopotame, à ce que nous avons jugé au bruit, car à
notre approche il s'est jeté à l'eau, et nous ne l'avons plus aperçu. La
nuit était superbe à ce moment, et en marchant dans l'herbe on aurait
cru se promener sur un fleuve de diamants, tant les lucioles lançaient
leurs brillants éclats parmi les herbes, tandis que plusieurs d'entre elles
voletaient autour de nous, s'éteignant et se rallumant tour à tour à
intervalles réguhers. Brrr... je deviens poétique, mais en vérité le
spectacle valait bien la peine d'être vu.
23 octobre. — A six heures trente, nous quittons le mouillage, et vers
dix heures trente-cinq, nous stoppons à un village situé sur la rive belge
et portant le nom de Loumi. Les habitants nous font des signes pour
nous dire d'accoster, et se portent tous au-devant de nous. Une heure
avant, nous avions aperçu un autre petit village dont les habitants nous
avaient adressé la même gracieuse invitation, que nous avions, du reste,
déclinée. A peine accostons-nous à celui dont je parle que les indigènes
nous entourent, poussant des « malamou » sur les tons les plus variés,
en signe de joie et d'amitié, et viennent nous offrir des tas de vivres à
acheter. Les petits négrillons sont stupélaits de nos gants et poussent
des hurlements de joie chaque fois que nous les mettons et que nous les
retirons. Ils n'en reviennent pas. Les hommes eux-mêmes montrent le
même étonnement. Un des petits drôles comprend cependant quelques
mots de français; c'est probablement un ancien élève d'une mission ou
■*^^
^^
,S ÉTAIENT STCPÉKAITS 13 E NOS GANT;
— 141 —
le domestique d'un voyageur quelconque. Mais où l'enthousiasme esta
son comble, c'est lorsque j'approche une montre de l'oreille de l'un
d'entre eux. Tous, à tour de rôle, veulent en écouter le « tic tac »,
comme ils disent. Les femmes elles-mêmes veulent l'entendre ; mais,
plus pratiques que leur progéniture, elles nous demandent des miroirs.
Je crois que pour elles c'est Tobjet de traite qui a le plus de valeur et
qui pourrait servir de monnaie d'échange dans toute l'Afrique occiden-
tale intérieure.
Le village de Loumi est situé sur une berge abrupte oîi les étrangers
ont peine à accoster, et lorsque les indigènes veulent en défendre l'accès,
rien ne leur est plus facile, puisqu'ils ont ajouté à cet obstacle naturel
une forte palissade en haut de cette berge. Quoiqu'ils soient de la race
bondjio, leur commerce avec les blancs est plus important que celui des
villages rencontrés jusqu'ici, par la raison que la plupart des bateaux y
font escale. Cependant les femmes ou quelques-unes d'entre elles nous
regardent d'un œil étrange ou même se cachent le visage à notre appro-
che, ne voulant probablement pas profaner leurs regards à la vue d'êtres
aussi laids que nous. J'avoue avoir été très flatté de cette opinion du
beau sexe noir à notre égard. Les habitants veulent à toute force nous
retenir et nous demander de passer la nuit dans leur village; mais le
bois est, paraît-il, suffisant aujourd'hui, et, malgré toutes leurs supplica-
tions et promesses, nous repartons au milieu des « acclamations d'une
foule en délire » (style journaliste).
La chaleur est très forte à midi et demi, heure de notre départ de
Loumi. Le soleil tape dur, l'atmosphère est lourde; tout fait prévoir un
orage pour tantôt. Cependant, lorsque nous arrivons au village de Bon-
doungou, sur la rive française, à trois heures et quelques minutes, il n'a
pas encore éclaté. Les habitants sont moins braves et font une tête mi-
chair, mi-poisson, en nous voyant débarquer. Ils viennent cependant
nous dire bonjour; mais ils veulent absolument faire l'échange du sang.
Julien et Pottier se sacrifient et font cet échange. iMoi, je regarde celte
cérémonie. L'oi)érateur, comme je vous l'ai dit. fait une légère incision
cutanée en pinçant légèrement la peau, et met ensuite une sorte de
terre glaise et de poussier de bois sur les deux plaies que les deux non-
— 142 —
veaux amis se froUent Tune contre l'autre avec frénésie. Puis, après
deux ou trois gestes bizarres exécutés sur le blanc et l'indigène, tout
est terminé, et l'assistance pousse des clameurs variées, en intercalant
un nombre considérable de « malamou » et des « hou », des « ha » de
toute sorte. J'ai préféré regarder et demander aux autres leur impres-
sion. J'ai toujours bien le temps de me faire faire au bras cette petite
piqûre qui n'a rien de bien agréable. La cicatrice marque assez bien, et
tous les chefs en ont sur les bras une collection, qui s'ajoute à leurs
tatouages pour former leurs vêtements, réduits ici à bien peu de chose.
Je crois que j'aurai chaque jour quelque chose de neuf à vous raconter
au point de vue de la cuisine qu'on peut faire avec un homme. Les indi-
gènes voyant un de nos soldats malades, et ayant l'air de dormir, nous
ont proposé de l'acheter pour le manger, disant qu'il serait excellent!
Jugez de l'effet produit par cette demande au moins indiscrète adressée
aux camarades de cet homme ! Ils se sont bien tordus de rire pendant
plusieurs minutes. L'orage que nous craignions s'est heureusement
réduit à des éclairs et du tonnerre dans le lointain.
24 octobre. — Le bateau, toujours à cause du bois, n'est pas paré
(terme de marine) à la première heure, et, comme dans la chanson, je
me promène en attendant. Je m'arrête au milieu d'un groupe de sau-
vages, et je les regarde, appuyé contre un arbre. Plusieurs s'approchent
de moi et me débitent des discours auxquels je ne comprends pas natu-
rellement un traître mot. Finalement, ils s'enhardissent et commencent
à me tâtcr avec curiosité. Un attroupement se fait autour de moi : les
uns me tripotent les mains et les regardent avec attention; d'autres,
plus hardis, déboulonnent les manches de ma chemise et passent leurs
mains le long de mes bras; quelques-uns, plus audacieux encore, me
passent la main dans le dos. Je me laissais faire tranquillement, et cela
m'amusait. D'un conmmn accord, cet examen passé, ils me firent com-
})rendre par gestes, en se passant la main sur le ventre, que je devais être
excellent à manger. Cette perspective ne m'a pas du tout séduit, et, bien
qu'ils m'aient vivement engagé à rester, je suis remonté sur le bateau,
qui filait à iiuit heures (|LiiiiZ('. Co qui m'a stupéfié, c'est la tranquillité
avec laquelle ils ra"onl raconté tout cola, en nie faisant même toutes
sortes do protestations amicales.
Après une navigation assez rapide, de trois heures environ, nous
stoppons de onze heures à une heure quarante-cinq pour ramasser du
bois mort, et nous repartons. A trois heures quinze, nous nous arrêtons
JE DEVAIS ÊTRE EXCELLENT A MANGEU.
au village de Madjembo, situé à cinq ou six cents mètres de l'Oubanghi,
sur une rivière du même nom (rive française). Ce village est entouré
d'une forte palissade, où sont percées quelques ouvertures, faciles à
former à Faide de portes se soulevant en lair et retombant par le jeu de
bascule. Ces portes sont extrêmement étroites et basses, do sorte qu'on
no puisse pénétrer qu'un à un dans le village.
Les habitants sont toujours de la race des Bondjios que nous avons
rencontrés précédemment, avec lesquels ils dilfèrent pou. Us paraissent
assez riches et ont des moutons, des chèvres et des poules en assez
grand nombre, mais ils sont peu disposés à les vendre, et ils cèdent à
nos hommes quelques œufs, des épis de maïs et du manioc en très
petite quantité. Ils s'opposent même à ce que nous coupions du bois,
mais ils viennent en vendre très peu, il est vrai. Ils espéraient que
l'administrateur, M. T..., qui est avec nous à bord, ferait l'échange du
sang; mais celui-ci, pour une raison ou pour une autre, refuse la
cérémonie et leur offre des cadeaux... Ce n'est qu'au bout de quelque
temps qu'ils sont rassurés et qu'ils amènent à bord un cabri et un mou-
ton. La pluie était tombée en assez grande abondance à la fin de la jour-
née, pendant deux heures environ, de deux à quatre heures, et le village
était boueux et marécageux.
25 octobre. — Voilà six mois aujourd'hui que je suis parti de Marseille.
Certes, nous n'avons pas avancé à des allures extraordinaires et nous
n'avons fait qu'un chemin assez restreint; la partie intéressante de notre
voyage n'est pas encore commencée , mais nous avons fait un bon
apprentissage, et diverses écoles qui nous serviront de leçons dont nous
tâcherons de profiter dans l'avenir. Grâce à Dieu, je n'ai eu, pour ainsi
dire, jusqu'à présent aucune maladie et me porte à merveille. Je ne
demande qu'une chose, que cela continue, car dans ce pays-ci surtout
la première condition indispensable au bon état de l'esprit est un corps
de fer et une santé inaltérable. Ce matin, le temps est gris et triste, il
ne fait pas très chaud, mais la pluie ne tombe pas. Nous sommes encore
retardés par la recherche du bois. On n'en trouve pas, et on se décide à
partir avec la provision de la veille. Du reste, cette pénurie nous joue
un assez mauvais tour. On part à huit heures et demie, et pendant quel-
que temps ça marche assez bien; mais à un moment, vers onze heures,
le bois lire à sa fin, et tout est inondé autour de nous. Les arbres bai-
gnent dans un ou deux mètres d'eau, chose extrêmement peu commode
pour couper et débiter le bois, comme vous pensez! Tant bien que mal,
on en fait un peu qui suffit à nous faire avancer une heure de plus; mais
après plusieurs arrêts successifs, dans le vain espoir de trouver une
terre abordable, nous sommes surpris par la nuit, et obligés de nous
-- 143 -
loger laiil bien que mal sur le bateau que l'on amarre à un ar])re.
Pendant des journées comme celle-ci, on fait bien peu de chemin, et
si cela continue, nous ne serons pas de sitôt à Banghi. Nous mettrons
près de quarante jours pour y arriver, et encore sera-ce avec beaucoup
de peine.
26 octobre. — Il a \)\n un [x'u celle nuit, et le jour qui se lrv(^ est gi'is
et peu engageant. La rivière et le ciel ont exactement la même teinte,
la première coule en masse uniforme entre ses rives plates et boisées.
.I(,^ dis eiUiCj mais en réalité c'est par-dessns qu'il faudrait dire. Les
deux masses de vert sombre qui la bordent de chaque côté paraissent
l'encaisser, bien qu'elles s'étendent fort loin au-dessous d'elle. ÎNons
n'avons pas à nous plaindre de la température, qui n'est guère plus
élevée que celle d'un été moyen en France. Je supporte même très
facilement à bord les vêtements de drap, et dans la matinée je suis
souvent obligé de mettre un capuchon pour ne pas souffrir de la fraî-
cheur et de l'humidité. Cette dernière est de beaucoup la plus désa-
gréable ici. Elle pénètre partout et détériore tous les objets, quels
([uaient été les soins apportés à leur emballage.
Je ne vous ai plus parlé de moustiques. Ces intéressants animaux
s'étaient décidés à nous laisser à peu près tranquilles; mais hier ils nous
ont assez incommodés. Une des suites désagréables de leurs visites, ce
sont les plaies qui se forment sur les écorchures qu'on se fait en se
grattant, et qui constituent une sorte de maladie, appelée cran-cran ou
sarnes. Ce n'est pas très douloureux, mais c'est très désagréable. Pour
l'instant, j'ai les tibias enveloppés de compresses d'eau phéniquée, abso-
lument comme un vieux cheval de steeple-chase.
Pendant que j'écris cette prose splendide, qui caractérise générale-
ment mes lettres, nous attendons le bois, et, comme sœur Anne, nous
ne voyons rien venir, même pas de « soleil qui poudroie, ni de route
qui verdoie » ! Le bois est tellement long à trouver et à faire que nous
n'avons marché que juste sept minutes aujourd'hui. On a à peine
chauffé pour arriver à l'endroit où la terre émergeait un peu, et, après
. quelques tergiversations, on s'est décidé à rester la journée et la nuit
— 14G —
dans ce pelil roJuit. Nous n'avons pas, du reste, campé à terre, mais
nous sommes restés sur le bateau, la terre visible se réduisant à un peu
de brousse marécageuse. Ma foi! je dois avouer que cette journée nous
a paru bien insipide, employée simplement à couper du bois. Ce n'était
pas du bois sec. cette fois, mais une sorte de bois vert, appelé parles
indigènes « egona », et qui ne brûle (]ue s'il est dégagé complètement de
son écorce. Les moustiques ont tenu à prouver leur existence, et sont
venus nous rendre visite en nombre suftisant. Une petite tornade,
accompagnée de vent, est venue aussi nous secouer vers quatre heures,
aidée par la pluie et le tonnerre.
27 octobre. — C'est la pluie qui nous réveille, ce malin, une pluie
régulière et bien espacée, qui mouille carrément. A- sept heures moins
le quart, nous partons enfin et filons à une bonne allure vers le haut.
La pression se maintient bien, et par bonheur, vers huit heures, le temps
se lève. Vers dix heures, nous passons en vue d'un village abandonné,
situé sur la rive française et que les indigènes ont brûlé dans une de
leurs guerres entre eux. Il s'appelait Bayelé. A onze heures, nous stop-
pons, pour faire des vivres, au village de Bondoungou, situé sur la rive
française, au-dessus d'une berge qui dépasse le niveau de Teau actuelle-
ment de trois mètres à trois mètres et demi. Les habitants nous accueil-
lent avec joie et olTrent de nous vendre un tas de babioles. C'est un
échange très curieux à contempler entre nos soldats et les indigènes.
Les soldats, du haut du toit, tendent aux noirs les barrettes, des perles
(bayocasj, et autres pacotilles. En échange, les habitants, hommes et
femmes, offrent de l'huile de palme, des bananes, du manioc et quelques
autres fruits indigènes. La confiance est réciproque : une main tend le
payement, l'autre reçoit l'achat, et chacun lâche sa proie en même
temps. La femme du chef auquel je rends ^-isite trouve ma vieille paire
de gants tellement étonnante qu'elle la garde. Le chef m'oflre deux
moutons pour majesté en drap: mais c'est la seule qu," je possède, et je
dédaigne cet échange avantageux.
Ce qui ne coûte pas cher, par .'xenq.le. ce sont les petits enfants. On
nous en olTre de tout jeunes pour quelques perles. Malheureusement il.
— 147 —
sont troj) petits, siiioii j'en aurais envovr deux ou trois à la Mission de
Lirranga pour y être élevés. Au moment où j'écris, la vente et l'échange
sont à peu près terminés ; mais c'est encore un charivari extraordinaire
parmi les noirs qui se montrent mutuellement leurs acquisitions. Au
moment oii nous arrivions , les noirs du haut de leur herge avaient
absolument l'air de pitres de foire, faisant un boniment sur leur estrade,
pour nous engager à entrer. Par malheur, nous n'avons pas d'interprète,
ou plutôt nous en avons ])ien un à bord, mais il est occupé tout le temps
et ne peut qu'accidentellement nous donner des renseignements. Xous
restons ici pour passer la nuit: nous pouvons donc visiter un peu le
> illage .
Il est en quelque sorte fortifié, entouré d'une palissade en bois de
trois mètres de liautcur et borné, aux trois faces qui ne sont pas hmitées
par rOubanghi. d un fossé à pic d'une profondeur de 2". 50 environ.
Bien que toutes les populations ([uo nous ayons rencontrées depuis
plusieurs jours appartiennent aux Bondjios. ils se font encore assez sou-
vent la guerre entre villages voisins: ce qui constitue pour eux un
moyen très pratique de se procurer de la chair fraîche. L'ablation des
quatre incisives supérieures est bien un des caractères distinctifs des
peuples bondjios. Ils ont presque tous l'oreille droite percée, et s'y intro-
duisent des ornements dune dimension phénoménale. J'ai vu aujour-
d'hui une femme portant à son oreille droite une boîte de cotignac; le
lobe de l'oreille en faisait exactement le tour. Ça devait être « rude-
ment » agréable à porter. .Mais c'est égal, cette malheureuse l)oîte de
coniilures du pays de la Pucelle devait être joliment surprise de se
hdUM'r transformée en pendant d'oreille.
Il est assez rare que les femmes se perciMil les di'ux oreilles: cepen-
daid beaucoup d'oreilles sont percées et privées île tout ornement. Je
crois que quelques bimbeloteries, s'adaptant à ces organes, auraient
beaucou[> de succès, même auprès de la plupart des hommes, qui,
sous ce rapport, sont aussi avides d'ornements que les femmes elles-
mêmes. Xi les hommes ni les femmes ne se percent autre chose que les
oriuUes. En fait d'autres parures, le beau sexe ne porte guère que des
bracelets au jiied. en cuivre tourné, soit du cuixre rouge, soit du laiton.
— lis —
Leur unique vcMomenl se compose d'une jupe en filaments véffrtaux,
teinte en rouge sombre, en jaune ou en plusieurs couleurs : jaune rouge
et noir. Les élégantes portent quelquefois un second jupon par-dessus
le premier, qui est du plus gracieux effet. Un peu avant d'arriver à
Banghi, à un village qui s'appelle N'Koumbi, nous devons trouver la
grande fabrique de ces pagnes, et j'espère m'en procurer quelques-uns
pour vous les expédier avec un colis de divers objets, récoltés le long
de la route. J'ai aclieté, ou plutôt Pottier a découvert et acbeté pour
moi une petite pirogue d'enfant qui est exactement le modèle des piro-
gues indigènes et qui fera très bien dans une collection d'objets congo-
lais. Cette pirogue ap[tartenait à un petit bambin qui pouvait bien avoir
irois ou quatre ans, et il a fallu son assentiment pour se la procurer.
Du reste, c'est le père qui en a toucbé le payement. Les indigènes, pour
se préserver des moustiques, qui sont très nombreux ici, font de grands
feux; mais ils n'ont pas de moustiquaires, comme ceux de l'embouchure
de la Sanga.
Nous n'avançons qu'avec une extrême lenteur, puisque nous allons
mettre plus de quarante jours pour faire une traversée qui n'en
demande généralement que vingt-cinq à trente. Cela tient à beaucoup
de raisons que je vous expliquerai ultérieurement: mais au moins avons-
nous l'avantage de voir un peu plus de villages et de pouvoir nous ren-
seigner un peu sur les mœurs des riverains quand nous pouvons coucher
à terre.
28 ocluhre. — Le bois avait été assez, abondanf hier: ]iartis aujourd'hui
à six heures quiii/c minuirs. nous faisons un bon bout de roule. Le temps
est toujours gris, et la plnie tombe à intervalles irréguliers. Il ne fait pas
très cliaud. mais une tiédeur humide qui se maintient entre vingt-cinq et
vingt-sejtt degrés centigrades. Vers midi moins le quart, nous longeons
une sorte de falaise en terre rouge, de douze à quinze mètres d'élévation
au-dessus du niveau oubanghien, au haut de laquelle est perché un
village considérable. La falaise s'abaisse en pente douce, pour tomber
ensuite à pic sur la rivière, et les maisons, construites sur l'inclinaison
légère, semblent toutes penchées, et le sont effectivement. La ligne des
— 140 —
toits forme avec le plan horizontal un angle assez prononcé. Ce sont de
vrais repaires. Vers une heure et demie, nous stoppons quelques instants ;
un coup de vent très violent nécessite cet arrêt. Cette tornade est arrivée
si brusquement que plusieurs chapeaux volent en Fair, et deux, faisant
complètement séparation de corps, s'en vont à vau-l'eau, emportant une
lettre écrite par Pottier, et allant donner de ses nouvelles aux poissons,
qui n'auront certainement pas la délicatesse de la faire parvenir à son
adresse.
Je profite de cette occasion qui se présente de parler de Pottier, pour
vous dire tout le bien que je pense de lui. C'est un charmant garçon,
connaissant une foule de choses pratiques et utiles; de plus, gai compa-
gnon et ayant appris la vie par son propre travail. Il est arrivé à une
assez jolie situation au journal l' Illustration. Il souffre beaucoup en
ce moment de ne pouvoir s'adonner à son art, mais, par suite d'un
malentendu regrettable, son appareil a été mis dans les cales du Djoué, et
il se trouve dépourvu de ses instruments, à notre grand désespoir, car
certaines scènes de mœurs et de vie intérieure ou intime des habitants
valaient bien la peine de salir quelques plaques. Il compte bien se
dédommager à partir de Banghi, et de ce point j'espère bien aussi vous
envoyer quelques vues de Brazzaville.
(Confidentiel.) Je pose ici une parenthèse, ou plutôt je profite d'une
halte pour la continuer. M. Dohsie doit prochainement retourner en
France. Il serait de la plus haute importance que vous apprissiez de sa
l)ouche les causes de ce qui s'est passé à Brazzaville. C'est un homme
très capable, très froid et très instruit, qui vous exphquera tout cela
mieux que moi, et d'une façon plus exphcite que les lettres, les pour-
(jHoi et les paire que de bien des choses qui peuvent vous ])araître
obscures. Il est le seul qui les connaisse bien à fond, car il en a été,
sinon le principal, au moins un des premiers personnages. C'est sur son
avis et d'après ses conseils que j'ai agi, et d'après les approbations de
Mgr Augouard. Je regrette pour X... ce qui s'est passé, mais il n'a [tas
été habile, et, pour ne vous citer qu'un fait, Mgr Augouard ne voulait
pas le voir, depuis quelques jours déjîi. avant mon dé[tart de Brazzaville.
Il est ])0ssible que dans mes lettres se glissent quehpies fautes d'ortho-
— ISO —
graphe; mais jo suis bien trop paresseux pour relire ces épîtres, d'une
composition, du reste, assez bizarre. Chaque fois que, pour une raison
ou pour une autre, le bateau stoppe, je me précipite sur la plume et
Tencrier et je commence à grilTonnei-, et comme souvent on fait du bruit
iiiitour de moi, on mlnterpelle, je peids le til de mes idées, et mes lettres
doiv(,'iit s'en ressentir un peu. J'esjtère que si elles ont les honneurs
(Tune lecture dans la salle à manger de Bonnelles ou de Paris, on aura
la charité de corriger les redites et de ne pas trop railler les fautes
é(bap|tées à ma [»hmi(^ nqiide. Ou'on réfléchisse qu'en trois mois et
demi de roule (pie l'oid mes lettres pour vous arriver, il peut bien se
liiii-e que (pndipu's mois s'oniilient en chemin, et que Torthographe
pi-eniie un bain de mer ou d'eau congolaise, el dame! comme cette eau
est 1res sale...
A cinq beur(\s et demie, nous arrivons à un village situé sur la rive
française el (pii, à première vue, [)eut l)ien contenir deux milliers d'ha-
bitants. Ce sont encore des Bondjios; le village s'appelle Mikinda et
s'étend sur une berge de deux mètres au-dessus du niveau actuel des
eaux, sur une longeurde douze à quinze cents mètres el une profondeur
de trois à quatre cents.
A notre arrivée, une foule d'indigènes de tous les sexes se précipitent
pour nous offrir des vivres. Quelques-uns même ont la hardiesse d'esca-
lader le bateau .sans paraître tiop étonnés. Un petit pavillon français
liolle au-dessus du village, en face de la case du chef principal. Celui-ci
a, en effet. (]rn\ autres chefs sous ses ordres, el qui se partagent l'auto-
rité su|)rrine.
Ici. tout est à \endre. el en peu de temps une collection de jtains de
manioc s enlasse sur le \a|ienr poni- les hommes. La monnaie coui'anle
esl lonjo.irs la pelile perle i)lancbe dile bayoca. Vui^ cuillerée de C(>s
pidiles perles suflil à pa\erces pains de manioc (pii pèsent de huit cents
grammes à un kilo. Ils nous \endeid aussi de pelils poissons, rappelant
Ix'iiticoiip. en friture, les irinichcasis de Londres. Ou échange aussi des
l'niiles el des bananes pour de l'élolfe rouge. Lue poule revient à 1 fr. r.\
''"^ "■'•"• '-'"^ '''"' ^ l'orlenl au <-ou di>s carcans en cuixre rouge assez
«•""•H"u\. Ce sont des cercles lu.ii/.onlaux de dix cenlimèlres de jiaul. eu
— 151 —
formo de faux cols, enlouniiil un aulrc [x-lil cercle couceulri(|ue du
même métal. Ou peut acheter aussi (juelques lances, [toi-^uards et
couteaux. A la nuit, le marché cesse suhitement, et seuls les hommes
libres restent le soir auprès de feux allumés par les soldats.
29 octobre. — Le grand chef de Mikinda, ([ui offre de vagues ressem-
hlances avec Quasimodo, avait promis hier, au hateau, des bûches et du
bois sec pour le lendemain malin: mais il n'en it[>porte ici (pu; fort peu,
et, comme on avait un peu trop compté sur ses promesses, le départ se
trouve une fois de i)lus retardé. Le marché, si animé la veille et brus-
quement interrompu, re[)rend à l;i nuit avec une intensité nouvelle.
Tout est à vendre; c'est pire qu'au bazarde l'Hôtel de ville. Les honnnes
offrent leurs couteaux, leurs lances; les femmes, leurs pagnes en étoffe,
et les « })itchoun » vendent des nattes fabriquées dans le village. La perle
bayoca fait fureur, et pour une pincée on a un tas de choses. La valeur
d'une poule en bayoca est d'environ deux ou trois centimes. Quelques
indigènes s'occupent imnukliatenient à les enfder et s'en font des cein-
tures, des bracelets, des écharpes, qui les font vaguenu'ut ressembler
à des monuments funéraires. En général, l'étoffe est bien reçue par eux,
et je vois une fenune changer l'élégant et gracieux pagne indigène
en fibres pour une vieille serviette sale! Ils sont enragés pour acheter
tout ce qui appartient aux blancs. 'J'our à tour ils nous demandent
d échanger contre leurs objets les plus précieux nos vestes, nos cein-
tures, nos casques, quelque chose enfin que porte le blanc! Pourtant,
ces indigènes sont plus dégourdis et plus intelligents que ceux do la
côte à Brazzaville et des environs du Pool. L'un d'eux, voyant les
soldats fendre du bois, avant de le faire entrer dans les soutes, veut
en faire autant et se met à l'ouvrage avec une ardeur remarquable,
poussant des exclamations de joie chaque fois qu'un morceau se fend.
Les chefs nous assurent, et c'est une particularité géographique assez
curieuse, qu'au-dessus et même peut-être au-dessous du village, il y a
une ou plusieurs couununications eidre l'Oubanghi et la Sanga. L'admi-
nistrateur qui nous accompagne doit, en redescendant, explorer un de
ces passages qui sont encore inconnus des Européent4, mais que les
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in(lif;riu's [)rali(niciil (l('|mis l()iigl('m[)S. Vous jugez de l'ini[»urUince que
cela [x'ul, avoir au |)oiiil de vue des iucililés de comuiunicalion, el vous
pouvez aussi nous rciidi'e couqtie du |)('u crélévalion qu'odre la grande
lorrl au-dessus du iii\eaii des eaux el de 1 humidité dont on peut y jouii".
(^e niatiu, iu)us avous eu eucoi'e de la pluie peudaul nue heure environ,
entre quatre heures et ciuq heures et quart; mais dans lajournée le tenijis
est beau et ehaiid. iNous ue quittons l'hospitalière Mikinda ou Bikinda
que vers Irois heures \iiigt-eiiu|, et nous hlons ra[)idcmentdans ladirec-
liou (hi iiord-csl. La luiit ne larch' pas à ikuis sur[)rendre, et, après quel-
(pics uiiiiulcs de iia\igatiou au ckiir de la huu', nous nous amarrons dans
utu' brousse iiioiulèe, sur la, ri\e IVaneaise. vei-s six heures cinquaute-
ciiKl, obligés une fois de plus de coucher siu- le [lont et sur la toiture.
Heureusement, peu de mouslicjues et beau tenq)s.
30 octobre (dimanche). — Un brouillard très épais couvre la rivière
dès six heures du matin et épaissit de [)lus en plus jusqu'à sept heures et
tiemie. A huit heures, le soleil montre le bout de son nez. A huit
heures ([uaranle-ciuq, nous nous mettons eu route, et nous stoppons à
dix heures trente contre uue bei'g(> assez élevée où l'on coupe du bois
(couper du bois, c'est le relVaiii de ma lettre). Départ nouveau à trois
heures, arrêt à six heures (piinze, tlans la brousse, en vue des collines
de N'Koumbi. Journée absolument iusiguifiaute et sans aucun intérêt.
iNous ne rencontrons (piuu petit village. Potti(U' fabrique différents
objets avec des pointes d'ivoire (jui ne sont pas chères ici. Quant à moi,
je m'impatiente. Un de nos hommes s'est empoisonné avec des bananes
vertes et de rabsinlh(> pure ; il va très mal, et moi, j'ai des cran-cran
(|ui me gênent horribhunent.
.3! oclobrc. — Au réveil, j'aperçois un sing(> (pn^, je m'empresse de
faire dégringoler avec mou fusil, et puis nous alleudous le bois avant de
repartir. Il fait assez chaud, el le teuq)s l'sl très b.'au. A onze heures et
quarl, on se met en route vers les colhnes de N'Kcuimbi (pi'on aperçoit
à 1 horizon. Vers midi, le tirailleur nommé Lakhder-ben-Madoni meurt
d'une dysenterie, conqdiquée de la décomposition générale du sang.
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C'est lo Iroisir-nio dopais Marseille, ce qui, avec six renvoyés dans leurs
foyers, réduit l'escorte blanche à quarante hommes, plus X... et cinq
Sénégalais : total quarante-six. On s'arrête vers une heure dix minutes
pour le mettre en terre, et, dès que cette opération funèbre est terminée,
nous nous remettons en route, à trois heures et quelques minutes. On
stoppe au milieu des agglomérations de villages, entre deux d'entre eux.
Les indigènes viennent en pirogue nous vendre du vin de palme, mais
ils sont en petit nombre et ne font plus partie des Bondjios. Ils appar-
tiennent à la race des M'Bouakas et ont les incisives taillées en pointe, au
lieu de les avoir arrachées, comme les premiers.
Un orage est imminent à l'horizon et la chaleur atroce, ce qui m'en-
lève toute verve. Du reste, j'ai peu de choses à vous dire sur cette
journée, pendant laquelle nous n'avons vu qu'un seul village assez élevé
1" novembre (la Toussaint). — L'orage qui menaçait la veille au soir
nous a charmés toute la nuit par ses grondements et ses illuminations
électriques. C'est donc par la pluie que nous nous réveillons le jour de
la Toussaint, et par une température de treize à vingt-quatre degrés. Je
suppose que vous n'en avez pas autant, en cette saison vers neuf heures
quinze du matin. Lo bois nous permet de partir, et nous commençons à
défder devant les grands groupes de populations, dénommées générale-
ment N'Koumbi. Los premières habitations sont situées sur des berges
assez élevées, d'environ quatre à cinq mètres, puis descendent insensi-
blement. A neuf heures, première mise on route le long des villages.
Nous stoppons à onze heures quarante-cinq, pour faire du bois, à un
grand village qui est à peu près au centre de N'Kound)i. Bordé de fortes
palissades du côté du ileuve, il ne le domine en ce moment que d'un ou
deux mètres.
Ah! par exemple, ici ce sont des commerçants : en quelques secondes,
lo bois s'accumule dans les soutes ; pour une caurie ou deux on a une
bûche. Les caurios sont de petits coquillages ronds, qui sont presque
exclusivement la monnaie du pays. Les indigènes, pour en avoir davan-
tage, coupent le bois et l'apportent tout débité, do la grosseur et do la
— u;4 —
longueur voulues, ce qui vous fuit gagner un temps précieux. Quel
dommage que l'on n'ait pas inculqué celle excellcnlc habilude à tous
ceux que nous avons rencontrés précédemment! nous serions depuis
quinze jours à Banghi. Pendant une heure environ, c'est une vraie rage;
hommes, femmes, enfants, vieillards. — et ces derniers sont générale-
ment rares, la plupart des noirs mourant de la poitrine, — se bousculent
à une des portes qui donnent accès à l'endroit où nous avons atterri, et
veulent à toute force faire accepter leurs bûches. D'autres apportent des
joutons de manioc, des chèvres et des chevreaux, des poules, du maïs,
des œufs, le tout en grande quantité. Pour les œufs, il ne faut jamais les
acheter qu'à caution. Les noirs n'en mangent pas, offrent aussi bien les
frais que ceux qui ont été couvés pendant quinze jours.
Mais je quitte le vapeur quelques instants, et vais faire une petite
tournée dans les villages, malgré mes cran-cran qui me font soufTrir et
me donnent à peu près la démarche d'un infirme. De la première maison
que je rencontre un indigène sort et m'offre du tabac. Pendant que je
marchande, il se précipite et revient avec un siège indigène, m'ofîrant
poliment de m'asseoir. Sa demeure est ornée de quelques peintures
rouges, bordées de noir, qui ressemblent beaucoup à celles que pourrait
faire un enfant de trois ou quatre ans, en Europe; mais l'artiste a eu
l'idée très vague de représenter un animal quelconque. La chaise dont
je vous parlais tout à l'heure est un morceau de bois à plusieurs bras,
comme les chausse-trapes , en style militaire, disposé à peu près en
pliant de peintre. On n'y est pas très confortablement assis; mais enfin
on n'y est [)as tro[) mal.
Les habitants ici sont des M'Bouakas. Ils portent beaucoup d'orne-
ments, tels que bracelets do jambe et des colliers, très artistement
Iraxaillés. en cuivr(> i-onge et jaune, j'ai pu me procurer ]>as mal de ces
dcniicrs. ainsi (pic (pi('l(|urs lances cl couteaux. Ils travaillent aussi le
Icr. et leurs forg(>s sont 1res curieuses. Llles ont de grosses pierres pour
|mI(»iis. Parmi les bracelets, je m'en pidcure un ou deux en dents
Ininiaines; car il ne laiit pas oublier (pn- nous sonunes chez des sauvages
nnllnopophages. e|. \ érilabl(Mnenl. on n') pens(> guère quand on est
la. (.epiMidanl. [u'esfpic à I eiidroil (ifi nous sommes amaiM'és. d(Hix crânes
— 155 —
se balancent, à une liuuleur de cinq à six nièlies, au boul d'une Nmgue
pei'clie. Les femmes ont pour uni(|ue vêlement le joli pagne; indigène en
tilaments que je me procurerai au prochain Alliage, car ici notre séjour
est court, et nous passons comme un météore.
A une heure cin(|uante-cinq, nous repartons. Nous passons (pu'I([ues
DANSE INDIGENE AU U E H M E li V
minutes après devant un arbre qui n'a comme ornements (|ue des crânes
et des ossements : c'est charmant! Le temps est très beau, et, après une
heureuse navigation, nous arrivons vers cinq heures au dernier village de
N'Koumbi, où nous campons tant bien que mal, parce (|u'il est bas et aux
trois (juarts inondé. Nous recevons le même accueil (jue dans ra[n'ès-
midi et nous pouvons même assister à une danse indigène très curieuse.
Les hommes se groupent en cercle l'un derrière l'autre et dansent sur
— 156 —
place, en faisant des gestes bizarres avec les bras et les jambes. Quatre
musiciens, placés au centre, frappent dans un rythme cadencé sur des
tambours dune longueur d"un mètre vingt. Là-dessus est une peau
tannée qu'ils tendent et tirent en frappant avec le creux de la main sur
les côtés. La peau est retenue par des fibres en peau d'animaux, à peu
près par le même système que nos tambours. Tout dim coup, du
cercle se détachent deux individus qui s'en vont à une vingtaine de
mètres dans une sorte de pas gymiiasti(]ue sauté, en renvoyant assez
baut leurs talons en arrière. Arrivés au bout de leur course, lorsqu'ils
se jugent assez éloignés du cercle des autres danseurs, ils retournent
l'un vers l'autre, se frappent dans les mains et, toujours dansant,
reviennent vers le cercle. Lorsqu'ils n'en sont plus qu'à quatre ou cinq
mètres, une partie de ceux qui dansent autour des tambourins se
détache et va au-devant d'eux, au nombre de quatre, cinq, six ou sept,
et leur frappent aussi dans les mains; puis tous rentrent dans le cercle.
Pendant ce temps ou un peu après, d'autres sortent et recommencent la
m,"'me scène. Chose extraordinaire, je n'ai pas vu de femmes prendre
part à ce genre d'exercice. Un spectacle navrant, c'est de voir des
femmes en train d'allaiter leurs enfants se les arracher du sein pour
nous les ulïrir en vente! Par quelles phases de l'existence passeront ces
pauvres petits êtres avec des maîtres successifs avant de finir la plupart
par être mangés? Malheureusement, nous n'avons pas de nourrices à
bord, et ce serait les tuer sûrement que d'essayer de les envoyer à une
mission. S'ils avaient pu se nourrir eux-mêmes, je les aurais certaine-
ment achetés et envoyés à Lirranga, à la mission catholique. Et, par un
étrange contraste, en voyant rire et s'entretenir avec nous ces sauvages,
on serait loin de se croire au milieu de féroces anthropophages. Ce soir,
après le dîner, Pottier s'amusait, en se promenant, à imiter le cri de
divers animaux, et })hisienrs femmes, de l'intérieur des cases, lui
repondaient (ui 1 imitant plus ou moins bien. Une première danseuse est
même venue nous ollVir une représentation et faire ensuite la quête
jionr ol)l('nir une (;aurie ou quebpies petites perles bayocas. Si jeunes et
déjii saUindjan(pies!
2 novciiihir. — Co n'ost pas le bois qui nous retarde ce matin, [»uisque
hier on en a fait une provision considérable; non, mais une manœuvre
à demi ratée a démantiJ)ulé la pirogue du bord, et le temps de la calfater
a un peu retardé notre mise en route. A huit heures environ, après avoir
acheté pas mal d'objets, nous filons encore une fois vers Banghi, dont
nous ne sommes plus séparés que par deux ou trois journées de marche
à une allure raisonnable. Ce n'est vraiment pas trop tôt. La végétation
LES RIVES DE L OU BANGHI.
est splendide, et une forêt vierge impénétrable borde les deux rives de
rOubanghi, lui formant deux remparts naturels. Les Hanes s'entre-
mêlent aux brousses et aux arbres, et de chaque côté la vue est hmitée
par des murs de verdure de vingt à trente mètres de hauteur, car en
certains endroits la berge va en s'étageant un peu.
Vers onze heures cinquante, nous apercevons un village perché sur la
rive française à une assez grande liauteur, sur un plateau en pente rela-
tivement douce. Les indigènes se précipitent pour nous ofl'rir du bois
en grande quantité, et ce serait vraiment mal reconnaître leur bonne
— 158 —
vulonlù ((uc de ne \yds slo[»[)or ([ueliiiics iiisUuils pour leur en uclieler,
dauUiiil [)lus (jiie, siiivuul Jluibilude, nous ueii a\ous presque plus.
Le courant est extrêmement violent en cet endroit, et l'atterrissage
offre ([uelques dilïicultés. Heureusement que les indigènes nous prêtent
la main, et le Italeau est entouré en un clin d\eil de pirogues chargées
de bois et de provisions de toutes sortes. La caurie est la monnaie qu'ils
préfèrent, et en un instant ces petits coquillages sont métamorphosés en
])iiches de toutes les grosseurs. Les vivres abondent, et pour rien ; nous
n'avons pas à nous plaindre, et, suivant mon système, essentiellement
prati(pie, je prends l'avance sur rennemi en mangeant avec appétit,
pour avoir des forces le jour où les vivres seront plus rares et où nous
aurons à serrer notre ceinture. Depuis deux jours, les mêmes scènes
de marché se renouvellent à chaque village où nous nous arrêtons,
et je crois inutile de les décrire de nouveau, car elles sont forcément
un peu uniformes, bien que pour nous elles semblent encore nouvelles
et que les lieux se transforment. Le village où nous sommes s'appelle
Bound)assa. Costumes et armes sont à peu près identi(pies à ceux que je
vous ai dépeints jusqu'à présent, avec cette différence que le vêtement
de ces dames est encore réduit (shocldng!). Une heure d'arrêt! Buflel!
Et le vapeur siffle de nouveau, et tcli! tch! tcli! en avant la musique!
Nous arrivons peu après à des rapides qui sont assez visibles à la
saison sèche, mais qui, dans les moments de crue comme celui-ci, se
dessinent par des courants très violents. A ([uati'e heures, nous passons
le seuil des rapides, et à cinq nous stoppons quelques mimites au village
de Bakassa, sur la rive belge. Le grand chef de la localité a, chose extra-
ordinaire, une paire de moustaches superbes qu'il porte contrairement
à la mode indigène, qui veut que la lèvre supérieure soit rasée ou épilée.
Probablement est-il un grand réformateur! Les baraques sont entourées
de paUssades, comme dans la [)lupart des autres villages; mais ici nous
campons en dehors du village.
Le l(Mnps est siqierbe. La lune biille d'un éclat radieux: il fait frais :
\ingt degrés à [leini'. lue légère brume couNre seule la ri\ièrc. e| lonl
est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Vous pouvez remarquer
que j'écris au jour le jour; de là ces alternatives d'agacement et de satis-
— 150 —
faction retracéos par une plume trop docile, sous l'iniluencedu moment,
et qui ne demande qu'à vagabonder sur la surface de papier blanc
offerte à ses ébats! Vente de vivres et de bois, c'est entendu; tout
marcbebien. Nous trouvons chez les épiciers de Bakassa une nouvelle
denrée : c'est l'igname, qui remplace la pomme de terre sans trop la
faire regretter.
3 novembre. — Aux premières lueurs de l'aurore aux doigts gris, on
allume les feux, et, par une brumeuse matinée (de novembre, c'est le
cas de le dire), nous levons l'ancre vers six heures du matin. On compte
arriver dans la soirée au poste de Banghi-les-Bains. Je trouve qu'on s'est
levé un peu trop tôt, et je m'introduis dans la cabine où je m'étends,
pour ne me réveiller qu'au moment de déjeuner. Ah! j'allais oubher de
vous donner un menu de déjeuner. J'en prends un au hasard dans ma
mémoire, celui d'un jour où l'on avait eu des vivres en abondance, comme
ces jours derniers :
Potage julienne au gras.
Ragoût de mouton avec ou sans riz.
Foie de mouton et rognons sautés.
Gigot rôti, patates duchesse.
Crème (rare) au chocolat ou gâteau de Savoie.
Desserts ; bananes et ananas, quelquefois papayes.
Café et vin rouge.
Pain blanc.
Ce n'était pas tous les jours la même chose, mais certains jours seu-
lement; d'autres fois, les bananes frites remplaçaient les patates. La
crème et le grdenu étaient réservés aux grands jours. Enfin, on avait
très bien de quoi ne pas mourir de faim. Depuis Brazzaville, je n'ai pas
manqué un repas, et cette exactitude est un bon signe, ou je ne m'y
connais pas. Sans ces maudils cran-cran, qui font ressembli'r m(^s
jambes à une fabrique de ci-ème \\ la pisliu'b(\ lout serait jiarfait au
point de vue physique.
Mais reprenons le cours de noh'e voyage, et soyons sérieux, une fois
n'est pas coutume. A deux heures, ces insatiables fourneaux de VOu-
hanghi. qui ont un appétit encore plus féroce que le mien, ont déjà
— IGO —
absorbé leur nourriture journalière. Heureusement nous apercevons un
village du nom de Bakassi, situé sur la rive française, et en une demi-
heure nous avons de quoi alimenter le feu pour sept à huit heures.
Une chose assez curieuse m'a frappé dans ce village : c'est une petite
case construite dans un arbre et qui sert de poste d'observation aux
indigènes pour signaler les bateaux : c'est simple et de bon goût. Et en
route de nouveau, car il faut absolument, paraît-il, que nous arrivions
ce soir à Banghi, qui, d'après ceux qui ont déjà fait le voyage, n'est
plus qu'à deux heures et demie de distance. Mais quatre heures et
demie, cinq heures, six heures arrivent: pas de Banghi. Un orage assez
violent nous retarde. Par bonheur, la lune se lève, et la navigation
nocturne peut se continuer. Nous apercevions dans le lointain les hautes
collines qui dominent Banghi: depuis quatre heures on les voyait fort
bien, mais nous avançons péniblement. Pour la première fois, nous
dévions, pendant que le bateau file, mais sommairement par exemple.
Enfin à huit heures, — il y avait quatre heures qu'on siffiait pour annon-
cer notre arrivée, — nous apercevons les lumières de Banghi.
A huit heures et demie, nous mouillons devant le poste. Mais, chose
extraordinaire! le poste, établi sur un banc de sable, est com})lèlement
inondé, et quelques cases à peine émergent au-dessus de l'eau. Le poste
est transformé en île, et, à proprement parler, nous mouillons dans le
poste. Les eaux de l'Oubanghi sont à cinq mètres au-dessus de l'étiagc !
Je vous assure que ce débarquement, au milieu de la nuit, éclairé par
la pleine lune, olfrait un spectacle extraordinairement pittoresque et
digne du pinceau d'un maître.
Là, nous retrouvons le Djoué, à l'ancre depuis quatorze jours, et nos
dix hommes arrivés heureusement en bonne santé. L'administrateur est
couché et ne peut venir, son logis étant séparé du restant du poste par
un bras de la rivière, formé par l'inondation. On nous avait préparé un
local, et... bonsoir!
Ici s'arrête le jt)urnal du bord, commencé le 24 septembre, et clos le
'^ novendn-e à neuf heures du soir, soit après une navigation de quarante
et un jours, au lieu de trente que nous eussions dû y mettre»... Bien divs
jours ont été fastidieux, bien des petites choses nous oui froissés: mais
A nui VICE AT l'OSTK \)E IIANCHI I.NdXDK
— IGl —
tout est terminé, et heureusement, ma loi! Nous entrons maintenant
clans une nouvelle [(ériode de notre voyage, et, si nous ne pénétrons pas
eneorc dans l'ineonnu, nous allons a\uir ailaiiL- à des [irkins peu ou })as
eommotles. avec lesquels il faudra louvoyer avec adresse, et s'ellorcer
de [tasser en dépensant le moins [tossible de santé et de uiarcliandises.
1 iiuirnihrc. — Nous voilà donc rendus à ce fameux Bangiii, point
exlrème de la navigatiun de 1 Uubanglii, du moins pour les grands
va[»eurs. Je comuu'uce par m olfrir une malinéede sommeil, [uolongée,
et c'est par un radieux soleil ([ue je rouvre les yeux, à huit heures et
demie du matin. Ce nétait pas une illusion; nous sommes bien dans un
poste inondé.
Le poste de Banghi, établi en 1889 par un agent du Congo, qui a eu
la maUuIresse de s'y laisser pincer et Iranslbrnu'r eu rosbif et biftecks
[>ar les liabilants autochtones, est placé au [»ied des rapides de Hanglii,
sur un banc de sable, (pii domine de ((uatre à cin([ mèlres le niveau
ordinaire de 1 ()ui)angbi. Il [lossède plusieurs cases : cidie du chef
de i>osle, (pialre cases servant de mag;isins ou d babilalions pt)ur les
lÙM'opéens. buil à dix cases poiu' les Sénégalais, une grande case ponr
loger les missions de passage, des water-closel, cuisines, elc. plus un
jardin; le loul, enlouré cle [talissades. L administrateur actuel, (pii.
connue le cbien de M. le curé, n ainu' pas 1 eau, s est éclilié un petit
chalet suisse, sur la colliiu' à pic (jui donuiie le banc de sable où est le
[loste, à une hauteur de dix à douze mèlres.
A l'heure actuidie, (piatre cases et la cuisiiuî sont seules hors de l'eau;
tout le reste, y ctuupris le jardin, est navigable. L'admiuisiraleur lui-
nu"'me et son chalet sont conq)lètement privés d(î communication avec
le posie [»ar voie de terre, et poui' Im' icndre visite il faut s'endtarijucr
sur une [lirogue! C'est tout à fait cliarmant. Aussi parle-l-on avec raison
d évacuer la station et de la transjiortei' plus haut, en ne laissant à
Hanglii (pi'uu dé[)ôt pour decbarger les i)ateau\ venant de Brazzaville...
Au jtoint de \ ne pitioi'esque, lendroit est sujxu'ixv on est au |iied
d uiu' colline (pii s'étend le long de rOid)angbi. Ku fac(> se trouve le
jioste belge de Z(Uigo. situe au bas d'une petite montagne (pii Aient
— 1G2 —
plonger ses derniers contrcforls dans l'eau: «d eidre les deux coule
l)ruyamment la rivière qui lourbillonne el l)al les nombreux rochers
parsemés çà et là. Quelques petites îles proiilent leurs taches vert sombre
et leurs grands arbres sur cidlc masse d'eau de (juinze cents mètres de
large. Le bruit de ces ra[.ides imite celui de la nu-r à marée jjasse.
Je m'empresse de fréter une pintgue el d'aller \isiter .M. ladminis-
Iraleurde incmière classe Largean daus son nid si bien [lerclié. lime
VUE DE U A N G 11 1 .
iail un accueil on ne |tenl [dus aimable. C Csl un bomnn' âgé, a^anl
déjà eu buit enfauls. (jui espère iirochaineuu'nl a\(>ir sa ndraile et (|ui
ne professe (pi'nne très médiocre estinu' [tour le poste (pi il occu[»e
acluellenienl. Il a « l'ail » [dusieuis anlres colouies. el ses prrferences
soid loiu déire |.()ur le Cougo. Sou lils. ou plulAI uu d.- ses lils. esl
lieulenaid d'infaidei'ii" de uiarine el eaïuarade iulimr de .lidien. Cbose
cui'ieuse! ce pauvre \ieux — c'esl ainsi ipie l'ajqxdleid ii-ré\ érencieuse-
meul ses sid»oi-(loinn-s — a perdu de|»iiis (|u'il esl ici (buil mois (nniron)
loules ses dénis. I.e [((U'irail |di\si(|uede M. Largeau lerminr par celle
apprrcialion de liaul. je reconnais (|u'il esl cliarmanl. Il sCnqjresse de
— 16.3 —
miMIrc l;i iiidilir de sa case ;i ma disposilioii, nie moulrc la maison qu'il
est on train de l'aire consli'iiiic |)om' mes hommes, dans l'endroit le jdiis
sain de Hanj^lii. à [teii près à \inf;t mètres do Fendroil où il Iof;(', sur un
rocher (|ui domine le rapide, et nous promet de faire rérpiisilionner
an plus tùl toutes les pirogues dont il [)Ourra dis[)osei'. .4// righl!
Néanmoins, nous pouvons être Irancpiilles, nous allons nous octroyer
un séjour d'un mois ici. Pour moi, je n'ai pas l'omhre d'un doute, car,
je le ré[)èle, il ne suffît pas de vouloir ici, il faut pouvoir, et, comme
disent les Bangouyos : « Sapi moundelé » (Attends, hlauc.)
Au contraire de la devise anglaise, le temps n'est rien ici, et on joue
avec les mois comme avec les minutes à Paris.
J'ai ouhlié hier de vous raconter un petit épisode, qui a hien son
charme et dont nous n'avons eu, ou [>lutôt j(^ n'ai eu et su les détails que
tout à l'heure. Dans un des derniers villages que nous avons rencontrés
et où nous nous sommes arrêtés, l'administrateur Th..., qui était avec
nous, venait, suivant la traduction littérale de la langue indigène, de
« faire ami » avec le chef, c'est-à-dire qu'il avait frotté son hras contre
le sien, jusqu'à ce que sou hras fût devenu tout rouge, non de sang,
mais do l'enduit imileux que les M'I>oual<as. comme presque tous les
noirs congolais, se fourrent sur le corps. Le chef, pour pronvei- son
amitié, otïrit quatic morc(ninv de hois et un morceau de viande finnée
ou grillée à M. Th... (lelui-ci accepta: mais à peine revenu à hord, il
donne le morceau de \iande à des Pahouins ou (iahonais: ceux-ci le
jettent à l'eau. M. Th... se rappelle alors qu on lui a montré un vieux
crâne, au moment où on lui donnait le « hissi » (viande). Plus de doute,
c'était de la chair humaine. Voilà ce que c'est que de faire amitié avec
les mangeurs de \iande (|ni parle! Empêcher cela! Ah hien! ouiche!
Il faudi-a encore du tem|)s pour su|tprimer cette tradition (pie leur ont
laissée leurs aïeux. Tout ce qu'on }»eut faiie. c'est de l(Mir persuad(M-
que la viande du hlanc est malsaine et donne la colicpu'. En cei'tains
endroits, païaîi-il. cette méthode doniuMle hons l'ésultats: mais ici. ils
en ont goûté, et. pour eux. c'est un morceau de loi. o[ de roi noii'! Ils
prétendent d'ailleurs que l'anthropophagie a du hou. car elle permet
iréeonomiser sur les frais d'enterrement, et les héritiers n'ont pas à
— Ifii —
payci' 1rs lioiioi'iiircs des cimuiiic-iiioiIs, C/csI e<'[MMi(|;iii| bien cr iiom
(Hion |)nnrrail leur ii|»[»li(|n('i'.
Le fcsic (le la j-iiiiiirc csl |kmi iiilm'ssaiil . .Iiilicn a la (irvi'o. mais
l'rlal saiiilaiic m i;riirial csl cxccllciil. Dciuaiii. nous (|nill(M-(>ns nolro
inslallalion [.mvisoiro cl nous lo-crous chez, ladminislialcnr. Il lail
UXE TORNADE SUR L (irRANfi III.
cunslrnirc |i(»ur nos loninics nnc laru'c rase, clcvcc cl liicn acrc(\ où ils
soroni 1res bien en allendar.! !e l'ccrMilcnienl des pirojines. rpii no sera
pas Ii()|> ](injn. mais (|ni pourra dnr(>r encore un cerlaiu laps de lemps.
:> HiirciHhrr. — I n oraii(> épouvanlaMc nous réveille ou me réveille
vers Imil heures el deniie du malin. Je dis époiivanlable. c'est, mac^ni-
fiquc qu'il famlrait tlire. Les lornados arrivonl ici avec une rapidité xor-
— 16") —
lii^iiKMisc, (MilraiiKM's |>ai- les l'apides. An iiioiikmiI où elles |»ni'aissi'iil an
noi'd (le rOnhanf^lii. dans le vasic ciiInniHMr loiinr |iar la ii\iri('. Icnr
nna;;r d('\ icnl coniidricnh'nl hicn l'onrr cl (•(>nnnnni(|in' an\ ni(»nlauni's
la nirnir l('inl(\ le ciel csl roniplrlcincnl (»l)scni(i, (•(ininic dans les (M'atjcs
(|ni (''cinloni, dans la vallrc de la iMai-nc.dn rôli' dr Cdiàlillon: scnlcnicnl
(Ml une socondo la innV csl an-dcssns de nolic li'lr. cl sa \ iolcncc sc\ il
|ircs([no inslanlancnicnl. poni' allc'r |m»i|ci' sa jdnic. son lonncrrc cl ses
éclaii'S sur les l'orèls avoisinanlos.
Dans la journée, le temps s'est remis au beau, uiais il a lait asse/.
chaud. Nous avons opéré le transbordement de nos personnes et de nos
bagages chez Tadministrateur. Pour nous, c'est presque un changement
de climat, et, quoique notre voyage représente bien une distance de cent
cinquante à deux cents mètres, nous sommes établis un peu à l'étroit,
mais beaucoup mieux au point de vue sanitaire. Nous nous sommes
même ai'rangés avec Tadminislrateur pour faire la popote en commun,
et je me suis investi des hautes fonctions d(^ directeur de la cuisine.
Voilà quelle sera à peu près notre vie à Banghi : ne pas faire grand'-
chose, en attendant l'arrivée des pirogues, et. suivant mes principes, me
fatiguer h^ moins possible. Je cherche avant loutà guérir mes cran-cran,
qui me réduisent presque pour Tinstant à l'état d'impotent. JiMn'inslalle
ce soir à la table pour terminer cette longue épître, voulant qu'idle soit
prête à partir, caria poste, par la voie du Djoué, la canonnière française,
redescend à Brazzaville après-demain matin à cinq heures et demie.
Le courrier sera donc clos demain dans laprès-midi, et je ne voudrais
pas qu'un empêchement quelconque le retardât et lui fit manquer une
occasion des plus rares.
Pour résumer en quelques mots rapides notre voyage, qui de Prazza
ville nous amène maintenant au cœur de l'Afrique et marque noire
seconde étape vers l'inconnu, prenez la carte, voyez le chemin qu'il y a
de Brazzaville à Banghi et celui qui sépare Brazzaville de la côte: com-
parez les distances et jugez. Cela seul vous montrera le cluMnin par-
couru, mais vous verrez aussi qu'il nous reste à faire encore pas mal de
route. Je ne demande qu'une chose : la snnlé, qui ne m'a pas fail défaut
jnsqu'à présent, et j'espère alors que. grâce à Dieu, les aulres ol)slacIes
— i(i(; —
s';i|»liiiiin)nl devant nous cl nous laissoroni passer. \e vous alleudez
|ias (le longtemps à recevoir de lettres (I(^ moi. Peut-êli'e vous en
adresserai-jo une à notre départ d'ici: mais idlc se l)oi'nera en tout cas i\
(|aelques mots très courts.
Au poste français de I^anjïlii. le 5 novembre 1.S!)2. dix heures du soir.
Colonie du Congo français. Afrique centrale occidentale.
6 novetnhrc. — Le courrier ne part (piaprès-dcmain matin. Je reprends
ma lettre et la rouvre pour souhaiter la l)onne année à tout 1(^
monde.
J'arriverai peut-être en retard: mais l'intention y est, et on ne peut
jjjuère calculer de façon précise la date d'arrivée des épîtres.
Position de Banglii : 4° 21' latitude nord, 16° 21' longitude est de Paris.
TAMnorii |,c VII,LA<iE DE N ' K 0 U M H I
XVIII
A BANGHI
ACCUEIL CIIAUM.VNT. — LIvS l'IU(»OUES. — LES BELGES ET LIVOIUK.
LA QUESTION DE l'eSCLAVAUE. — MES VIXOT-QUATUE ANS.
Poste IVaiicnis de Banglii (lluul-Uubanyl
(lu 7 an IS noveiiilire l.S!)2.
Ma c.hkhi-: maman,
Jo III' cuiiliiiue pas dans un posto le rccil journalier do nus faits cl
j^esti's, coinnic je l'avais enlre[)ris à jjurd d une canonnière: je me cun-
lenterai dv iiolcr à leur dalc les iails saillanls. prcnaiil cl (piillanl la
plume, lorscpie j'apiu'endrai (piehpie chose d inléressanl, el le disposant
sur le papier.
Nous n'avons (ju'à nous louer de l'accueil ([ue nous avons reçu ici de
la [)art du posle français el princi[)alement de M. l'adininislraleur Lar-
geau. M. Dolisie a bien tenu les [u-omesses qu"il m'avait faites à Banglii,
de nous seconder de tout son [louvoir, el si nous n'avançons et ne devons
avancer que très lentement, cela tient plutôt aux difficultés inhérentes
au pays et aux indigènes, pour elfectuer par eau la montée de tant de
jiersonnes el de tant de bagages. Car l'uniijue moyen (pie possède l'Klal
français d(* nous remonter dans le haut Oulianghi, ce sont les pirogues
que 1 administrateur peut réquisitionner aux indigènes et qui, avec leurs
é(juipes de dix rameurs et un barreur, viennent chercher lilancs et
liagages au })0sle, et comme il nous eu faut beaucouj), ce sera long et
très long même.
11 est nécessaire d'envoyer (pndcpi'un prévenir les chefs banzyris. Ce
— 168 —
sont, L'ii cllVt, les Baïayiis, (jui habitent à quelques juuniees de marche
au-dessus de Banghi, qui [lossèdent lesdiles pirogues, et, dans ce
nionient, les eaux étant très hautes, les indigènes les en\ oient diflici-
lenient. car ils en ont besoin. [<our communiquer avec leurs [ilanlations
dont ils sont sou\ eut sépares [lar l'inondation. A d'autres, elles ser\entde
lits, leurs domiciles, plus un moins légaux, étant enxaiiis [uir l'Unlunighi!
Pendant les deux un trois premières journées de notre séjour ici, nous
a\oiis eu plusieurs loinades, aussi remaripiables [»ar leur violence (jue
[lar leur courte durée. Nous sommes jdacés, en ellel, dans un corridor
ou [dutéd à son extrémité, et toutes les tornades (jui arrivent du haut
Oubanghi enlilent le couloir [(irme par le resserrenu'ut de la rivière
entre les montagnes, et se trouvent également emportées par le courant
d'air et d'eau. Les tornades arrivent [>res(pie toujours de l'est, tour-
billonnent [ues([ue autant (pa-- les rapides. Le Djuiu; enqtortant notre
courrier pour la France, estiiarti le 8 à six heures du matin, et le même
joui-, vers midi, est arrivé le Frederick, bateau de la Compagnie hollan-
daise, ipii nous a[)[iurlait le courrier d'Euiope. Entre autres choses
agréables, j'ai ap(iris la nou\elle de la naissance de uuju m'veu, i»ar
dé[)éche, arrivée à Lilue\ille le 4 se[)tendjre, et (pie M. de Chavannes
m'a lait suivre par lettre. Du 4 se[dend)re au 8 novemlu'e, deux mois et
quatre jours [tour une dépêche, ce n est pas trop lung. .Mes compliments
et tendresses au papa, à la maman et à Emmanuela aussi. J'espère que
Louis m'aura dignement représenté de\ant le ciei'gé de L)anq)ierre.
J endjrasse le petit et espèi'c, (juand je reviendrai, le voir gros et gras
connue un chanoine. Les autres lettres et journaux qui ont été re(;us ici
sont du 15 juillet au l'I août euxiron. J'espère ([ue les lapins, lièvres et
perdreaux de Bonnelles auront été hecatond)és.
Le 9 noveudn-e, XOnbamjhi reparlait aussi pour Draz;za\ille, vers huit
heures (d demie du matin; mais comme il ne retournera pas à C(d
endroit direclcmenl . il n'enq.orlait rien du tout nous apitartenant. H
doit, en ellet. faire dillerenls /.ig/.ags dans les rivières, aflluenls de
rUubanglii et la Sanga. Je vous lai écrit, je crois, dans ma dernière
hdire : mon opinion personnelle est (pie ce doit être très possible, sinon
ti'ès certain.
— 109 —
Dovniil lii (liriiculh' (ju'il \ jnnil à rccnilcr dos piroi^iK^s. cl jiour
nirnagcr le pou do [loilcs que nous avions ompoi'loos avoc nous, .lulion
avaii voulu fcuKudcr axcc la Duchesse A i/uc uno |»arlio dos l^a^jag^os jus-
qu'à Moi)aï. doiMiior poslc français (|u'on rcnconirc a\anl Yal<onia. Mais
ouiro les dau^'crs, c'clail une perle *](' leuqis cniu'nn'. Je dccou\ l'c une
autre coud)inaison cl, d'accord avec le gôrant do la facloi'oi'io Sociélé
anonyme ])olge, établi à Zongo. je fais mol Ire à ma disposition la petite
chaloupe à vapeur de ladite société, qui fait le service au travers des
ra[tidos depuis les Ouaddas jusqu'à Mobaï. C'était un bénéfice de plu-
sieurs journées et surtout de plusieurs kilogrammes de perles bayocas.
Tout était conclu et nous allions parlir. quand le gérant de la Société
anonyme belge apprend qu'il est expulsé de TÉtat indépendant, vu sa
qualité de Français. Les Belges ne veulent pas supporter sur leur rive
un seul Français — du moins sur leur rive do l'Oubangbi — avant le
règlement définitif de cette fameuse question du partage de l'Oubangbi,
qui passionne les esprits ici. et que les Belges cherchent à envenimer
d'une façon (b'qdorable. em|do}ant Ions les moyens légaux et illégaux à
soulever les indigènes contre nous et s'empressant de drainer l'ivoire,
de façon à n(^ nous laisser, si par hasard on les forçait à évacuer, qu'un
lerriloiro dévasté et tles populations soulevées. Mais colle question esl
très délicate, et je ne veux pas trop en parler encore, n'ayant pu conslator
par moi-même tout ce que j'ai ouï dire, bien que ce que nous ayons
vu jusqu'à présent et que les versions de personnes autorisées et sin-
cères m'aient déjà fait sur le compte de l'employé de l'Etat indépendant
une opinion qui. pour être bien arrêtée, n'en est pas meilleure pour
cela. 11 suffit de dire que des Belges se donnant comme officiers de
l'armée louchent un lant pour cent sur l'ivoire et sur les esclaves qu'ils
libèrent. Pour toucher le tant pour cent sur l'ivoire, il est bien naturel,
n'est-ce pas? de s'en procurer ])ar tous b^s moyens possil)los. Et les
esclaves libérés! ceci est pis encore, car je suis sûr que pas un de ces
esclaves ne se réjouit, du jour où. sous piélexie de le libérer, on le fait
entrer pour sopl années dans la milice.
Fa suppression de l'esclavage est une ulopie très jolie; mais elle est
impralical)le ici. Comment voulez-vous forcer des gens, en relard de
|tliisi('iirs siècles de civilisulion, à l'nincliir d'un soûl bond co long espace
de Icmiis cl à devenir nos cgaux? Los esclaves eux-mêmes préfèrent
restera la disposilioii de leurs premiers maîtres, et je vous assure bien
(pie l'csclaxe iKiir d' un noir est ceut l'ois mieux ti'aité (pu* les Ira-
Aailleui's noirs (pii s'engagent à servir les blaucs. L'idéal du uoir eu ce
[tays est de ne rien faire. Esclave chez ses congénères, il travaille peu;
ouvrier chez les blancs, il doit trimer du matin au soir. Aussi beaucoup
trouvent-ils très agréalde de se faii-e mettre en [»rison, ofi ils sont
nourris pour rien! Que voulez-vous faire? Le Congolais est apatliique,
et Lesclave des populations que nous avons vues est traité paternelle-
ment. Peut-être reçoit-il de temps à autre quelque coup de chicote, ou
le mange-t-on en sauce blanche ; mais en général il est heureux et ne
demande pas à changer son sort. Je ne dis pas cela pour arrêter la
libération des esclaves; mais on s'y prend de façon à leur faire regretter
leur ancienne condition.
Pour moi, ce n"est que dans un lemi)s fort éloigné encore que Ton
arrivera à supprimer la traite et le commerce de vian(l(^ humaine, et cela,
en inculquant peu à peu des idées plus saines aux noirs, et aussi grâce
aux missions. Mais quand on voit les résultats des sociétés dites anti-
esclavagistes, c'est à devenir esclavagiste soi-même plutôt que d'être
confondu avec elles.
Que s'est-il passé aux Falls? C'est bien simple. Un oflicier de l'armée
belge, M. Vandekerkoum, s'en va, sous prétexte de délivrer des esclaves
et de rendre la liberté aux noirs, soumis à la domination arabe. Il est
certain que dans ces pays l'esclavage est plus dur. les Arabes ayant
traité les indigènes autochtones en animaux domidés. Cependant ils
les soignent, les nourrissent, ne les mangent pas et les font peu tra-
vailler. M. Vandelverkoum, sous prétexte de délivrer les (esclaves, atta-
quait les caraxanes. délivrait les esclaves, il est vrai, mais s'adjugeait en
même temps l'ivoire que portaient ces esclaves, commellant un double
\nl. au détriment des Arabes. Aussi ces derniers ne lardèrent pas à se
ie\(.ltei-. et UKuntenant les iîelges \ont en supporliM- les conséqu(mces.
Après le massacre de la mi.ssion Ilaudister. la destruction i\o la mission
Stairs, ce sont les massacres des expéditions du capitaini' Hix et du
— 171 —
lioLitonant Jac(|ues, et ce nCsl pas fini. Dans pon de temps, tous les
Arabes (jui oc(ii[tenl la plus jurande partie du territoire oriental de l'État
vont se soule\er, et je ne crois [»as ([ue les Belges aient le dessus. 11
fallait avec les Arabes louxoyer et jouer au plus tin; mais si l'on se
heurte à eux. on risque fort le soulèvement gênerai. Noilà pourquoi nous
ne souHues })oint passés par les Falls, aimant mieux me rendre plus
utile à la France que de risquer de me \oir ré(iuisitionné aux Falls [»our
défendre ce poste sans aucun profit jiour nous.
Étant en veine de critique en ce moment, je pourrais \ous dire quel-
ques mots sur M. Dybowski. Tous ceux (|ui sont actuellement au Congo
reconnaissent parfaitement une chose : c'est (ju il n'a pas réussi autant
qu'il Fespérait. 11 s'est avancé à (juehjues journées île marche d'ici, et
a\ait [iris lianghi comme centre d'o[>ération. y revenant même très sou-
vent et ne cédant (pie i-arenuMit aux demandes de ses lieutenants (pii le
]»ressaient de marcher en avant. M. Maistre. ([ui lui a succédé et ([ui est
[dus avancé (\\ir lui à l'heure actuelle, a, parait-il. livié bataille aux
musulmans. Si le fait est vrai, il est l'egrettable, car leSiVrabes, se consi-
dérant comme solidaires dans ces conli'ées-là, lui Itarreront peut-être la
route. Pourquoi ne pas imiter IMizon, (|ui sans coup férir u fait sa mer-
veilleuse exploration? On est, du reste, de[>uis assez longteuqis. sans
nouvelles de M. Maistre; mais à l'heure actuelle, il n'y a là l'ieu de sur-
jtrenant.
11 faudra d'ici (luehiue temps que vous vous habituiez vous-même à
ne rien recevoir de moi ou seulement à intervalles dune irrégularité
désespérante. Cependant, jusqu'à Yakoma, ou les Abiras, — deux mots
qui officiellement désignent le même poste, — nous pourrons communi-
(juer quand des bateaux ou des courriers officiels descendront. Seule-
ment il se pourra qu'une lettre attende, dans les postes intermédiaires,
des tenq»s }ilus ou moins longs, sinon uiu> lettre, partant d'ici le jour où
elle est écrite, pourrait arriver en France deux mois et ([uel({ues jours
ajirès son départ. Mais des Abiras, il faudrait : 1" que la correspondance
existât ici, ce (jui n'est })as; 2" (pie les bateaux coïncidassent avec les
départs de Brazzaville, lesquels n'ont lieu que tous les (juinze jours.
Jugez un peu du retard que cela peut apporter à nos communications, et
— 172 —
laissez une iiiui'ge .siillisaiile à toute iii(|Liietude que pourrait \ous causer
iMie absence de nouvelles.
Le 9, le 10 et le 1 1 ont été trois journées belles et cbaudes, où les faits
saillants se sont montrés d'une rareté excessive. La dernière, cependanl,
a une certaine iniporlance à notre point de vue. Julien est [tarli avec la
Duchesse ^/<;<(; pour les Ouaddas, emportant trejite et cpiebpies charges et
huit hommes. Nous serons six ou sept jours sans avoir tle ses nouvelles.
Je ne suis [uis sans iiupiirtude sur ci't essai, car on n'a pas encore
remonté les rapides avec une banpie, et les [»irogues ont l'avanlage
énorme de caler moins et d'être plus longues et moins larges, ce (pii
lacilile leur }>assage dans les endroits élroits. C'est dans le bul d'écono-
nuser nos perles cpiil lait cette tentative. En même temps est parti par
des pirogues le courrier pour les iVbiras, devant annoncer notre arrivée
dans un temps plus ou moins indeteruuué.
Ces pirogues, en remontant, doivent en taire descendre d'autres (pii
seront chargées de nous remontera notre tour; mais, .sac à papier! (pu'
de temps tout C(da exigera pour remonpier là-baut tout noire matériel,
•sans compter (ju'il est malheureuseuu'nt probable (pu- nous aurons
beaucoup de pertes! Si encore nos perles arrivaient bientùl; mais en
aihnettant ipie vous les ayez fait partir aussitôt ma dépèche reçue,
elles ne seront guère ici (pi'à la lin de l'aum'e. 11 est cerlain (pie le clian-
gement d itinéraire, combiné à Brazzaville, nous relarde énormément,
mais il n'y avait pas moyen de faire aulrement. Un se ligure mal à dis-
tance ce que sont ces pays-ci, et il faut y être pour se rendre comple
que vouloir n'est pas pouvoir, et (piune sage lenteur peut seule avoir
raison de la force d'inertie sans cesse opposée à notre voyage. A ((uoi
bon s'engager, comun.' un fou, dans une voie (pielc()n(pie. pour s'aperce-
voir bnntùt (pie tout vous mampie pour la suivre et èlre obligé de
i-'<-ider, en consialant (pie voire propre négligence seule vous forcera
pi'iil-èlre à rétrograder.'
Je [.ourrais laisser ici un grand espace vide (pii repieseub-rait les jouis
"•'j'' liai pas pu (•■crire. Le 1 -J ei le i:5, |,. pn«mier de ces deux j(Hirs sur-
l<'iil. (• est par paress(>: mais le second, jai conmieiice à me senlir foi-
''•""■"t-'"<-i"l «l<'ia lièvre. Les 14, l.i, IG et 17 sonl des journées donl
— 173 —
je [tiéfèro ne [uis parler, ayant liOi» suuireil de resloniac et de la bile,
[)uiir leur garder le moindre suurire. Le 1(3 [)rinei[)alenient, l'ipécacuana
a dû agir, et... je vous fais grâce des détails... Mais je n'étais pas à la
nuce... Le 17, conimence la convalescence; de [)lus, je reçois ce jour-là
de bonnes nouvelles de Julien, (|ui est sur le point de redescendre avec
des vi\res et toutes sortes de cboses. Celui (jui nous apporte ces nou-
velles est un agent de la mission Maistre, libéré de son engagement,
([ue les autres n'ont i>as attendu et qu'il ne }»eut i'allra[H'r, ayant un
mois de retard sur vm\. 11 s'est oU'eit à nous sui\re, et comme il a
déjà près de trois années de Congo en dillérenls séjoui-s, (pi'il est très
actif, rarement malade, âgé de vingt-neuf ans et a toutes ses dents, je
l'ai engagé... ils ap[»elle Uiolloteta[»u me fournir de bonnes références,
appuyées par les témoignages de l'administrateur ([ui a entendu [tarler
de lui. il a été agent du Congo et a démissionné, trouvant (pie l'avance-
ment n'arrivait [»as assez vite à son gré. 11 connaît un peu le liant, mar-
cbande très bien avec les indigènes (grave ({uestion) et n"a pas peur de
grand cliose. Dès (pie son engagement sera en règle, je vous 1 expé-
dierai. Je ne sais, en cli'et, si cette lettre le contiendra; car un bateau
de la maison hollandaise est en [>artance et doit emporter le }>rocliain
courrier pour Braz/.a\ille; mais il sera [)eut-ètre parti avant (pie toutes
les formalités soient remplies. Notre dé[»art d ici ne saurait tarder, 1 en-
droit étant décidément beaucoup trop malsain, et la baisse des eaux, (pii
a commencé ces jours-ci, met à (.lécouvert un las de pourritures (pii
achèvent d'empester l'air et la localité. Les orages diminuent de fré-
(luence, et nous allons bient(jt entrer dans la saison sèche, (jui, sans être
aussi coin[dètement exempte de pluies et de tornades (pi"à la cette, est
cependant bien moins humide (]ue l'autre moitié de l'année.
La température n'a rien d'excessif et varie entre vingt et un et trente-
deux degrés maximum, et encore je \ous cite les tleux extrêmes. {']n
général, le thermomètre mar([ue de \ingt-trois à vingt-sept degrés. Le
baromètre, lui, varie beaucoup moins et reste [)res(pie stationnaire à
740 millimètres, ce ijui est bas. Il faut dire aussi (pie nous commençons
à être élevés au-dessus du niveau de la mer, dont nous sommes sé[)arés
[)ar une bonne épaisseur de terre. Nous allons nous éloigner de plus en
— 174 —
plus de l'Océan, pour nous raj)proclier des mers Kouge et Méditer-
ranée.
Mais il ne faudrait pas que la bile me jouât d'aussi mauvais tours que
CCS jours-ci, car je serais tout à fait réduit à l'impuissance, ayant passé
quatre jours sans rien [(rendre et ne mangeani pas encore aujourd'hui,
18, avec tout mon bel appétit de jadis. Mais la ^ie en station est loin
d'être suggestive ou agréable, surtout ({uand une excursion aux alen-
tours vous procurerait indubitablement un de ces excellents pi'lits accès
de lièvre dont rAfri(|ue vous garde le secret.
W iwrciiibre. — J'ai \ingt-(|ualre ans aiijoui'dbui. Le courrier ferme
ce soir au coucher du soleil; aussi feruir-je ma leltic, [)eu longue et peu
intéressante. J'ai un assez givuid niunbre d'oiseaux et de bêles à expé-
dier. Je suis assez embarrassé; mais je les enverrai un jour ou l'autre.
Je suis heureusement bien rétabli, mais j'ai été fortement éprouvé; par
bonheur, une demi-bouteille de cham[iagne ma remis à peu [uès. Je dis
à peu près, car j'ai eu une secousse dont je mo ressentirai probablement
assez longtemps. Mais enfin je i»uis va(pier assez normalement à mes
alfaires. Je ne vois pas grand'chose de neuf à ^ous dire. JN'ous partirons
IMobablement d'ici vers le I" décembre, et, après [tlusieurs étapes suc-
cessives aux Uuaddas, à Moljaï, à Vakoma eidin, d'où nous aurons notre
centre d'oijérations , nous verrons si nous pourrons nous enfoncer
délinili\euu-nt dans une région (iuelcon(iue et dont un Européen n'ait
pas encore foulé le sol de ses souliers. Mais mon uniijue ambition, à
1 heure présente, eslde partir d'ici, car je crois que nous serions bienlôl
U)us léduils à Triât de squelettes. Ce n'est pas (pie la nourrilure man-
que; mais im condiment essentiel lui fait défaut : rappétil.
Enhn nous allons bientôt reprendre la navigation, et lorscpi'on se pro-
Jnène en bateau, la santé s'en ressent; ou va mieux, on dort mieux.
'^''' '"' ^''' ''" ■^l-'li " Arn<p si loin dèlre l'idral. e| je cmnprends
qne ceux <pii v s..nl aslreinls e| .pii ,|,. plus s(.nl obliges •!.> faire du
malin au soir I.' nu'lier de gralle-papier lourneni iacilemeni ;i l'idiolie
ou à la déformation complèb> du caractère. Il esl cerlain (jue dans ce
pays-ci l'homme blanc devient inférieur à lui-uu'uie. el (lue sous lin-
— I7r, —
(liKMicc dos lirvi'os et de la clialciu' liuiiiidc . le cci'vciui se rnuKdlil
inscnsihlcincnl. Lorsqu'on clianii'c d'aii- assez soiivciil. col olTol so pro-
duit boaucoiip moins rapidomenl. ol niômo plusieurs personnes malades
se sont guéries par le simple passage d'un poste à un autre, ce dernier
serait-il même [dus malsain en a|)|)arence.
Maintenant, ma chère maman, je vous dis « au revoir » et vous prie
d (Muhrasser spécialement poiu' moi mon petit tilleul, ainsi que sa
maman. J'espère retrctuvei- tonte la petite famille en bonne santé: mais
j'ai p(Mir qu'ils ne me regardent comme un sauvage avec ma barbe
hérissée et mon teint de vieux citron.
Votre « vieux » fils,
(vingt-quatre ans)
Jacques.
Notice sun le poste de Banc.ui. — Le poste français d(^ Banghi, créé en
1 889, à la suite de l'avancement de la puissance française dans l'Oubanghi,
au milieu de peuplades très sauvages et anthropophages, fut pendant
quelque temps la limite de l'extension française vers le Nord. C'est l'en-
droit on, lors(juc les eaux sont hautes, les vapeurs de la colonie s'arrêtent,
ne pouvant franchir les rajiides de Zongo. Pendant les basses eaux, les
\apeurs ne }»euveul y remonter, se trouvant arrêtés par les rapides qui
sont situés en amont de N'Koumbi. Les ravitaillements se font alors de
ce dernier point à Banghi par pirogues ou petites embarcations. Les
villages sauvages qui entouraient le poste ont été détruits, à la suite de
soulèvements, et, lorsqu'il a fallu venger le meurtre et la transformation
en biftecks du chef de poste et de ses miliciens, les indigènes se sont
retirés et ont fait leur soumission. Ils ont même rendu la tête du blanc,
ne pouvant en restituer autre chose. Les populations avoisinantes sont
en aAat : les M'Bouakas et Bondjios; en amont, les Banzyi-is et les
Bouzei'ous. Les ressources du [)Oste consistent dans les vivi-es que
vienn(Mit vendre les indigènes et qui se composent de bananes, d'épis de
maïs, d'igname on assez grande quantité, ainsi que d'huile de palme.
Le jardin et le poulailler, (pii avaient été créés lors de la fondation de
— 170 —
Baniilii. oui rlr drlniits |iiii' l'indiKialidii th- ccilc amirc. cl JOn n ou
l)oai'C(iii|i (le mal à prrscivoi' le troiipoau de clirvros. qui se I couve do la
sorlo j)i'os(|no |)ri\r i]r noufi'ihiro. Ions los ])rdur'a';os so IriMnanl sous
Toau... Il osl lorliMUoid (iiioslion Ar no laisser- ici (in'iiu dcjnM cl (\r
traiisporlcr le poslo jn'iucipal à Irois on (|na(ro joins i]r ]n'i-oi;uo. on
anionl dos ra|M(los. à l'ondroil dil lo Kwanp».
: 'm
^A
-âiS
;nge dks iMinns de i. oritAxi; h i.
XIX
SEJOUll PÉMHLE
ADIEUX A liA.NGlII. — GLEIUIES KN DIGÈiNES. — THlliU DE NAI.N'i
VUYAGE DE JULIE\. INDISPOSITION GÉNÉRALE.
Banghi, du 20 au 29 novembre 18U2.
Nous allons bioiilôl quiller co poste de Banghi, et, je puis bien le dire,
sans aucun regret; outre que j'y ai été malade, je ne m'y suis remis
quavec une sage lenteur, et je suis encore incapable de déployer une
activité quelconque. Hier, 19 novembre, à peine le Frederick, qui
emportait ma dernière lettre, avait-il sifflé pour nous dire au revoir, et
avait-il disparu derrière les premiers bouquets d'arbres, que de l'autre
côté, redescendant, apparut la Duchesse Anne avec Julien. Son voyage
s'était bien accompli, et il était parvenu sans encombre aux Ouaddas,
bien qu'il eût envoyé aux indigènes deux ou trois balles; mais en géné-
ral il avait reçu le meilleur accueil sur la route et un nombre consi-
dérable de vivres de toutes sortes. Il était suivi de cinq pirogues indi-
gènes, chargées, elles aussi, de cabris, de farine, de manioc, de haricots
et de patates roses en assez grande quantité.
]\Iais Julien est homme d'action et résolu à ne pas perdre de temps;
dès ce matin, 20 novembre, il se remettait en route. M. Riollot l'accom-
pagne et a la direction du boat. Ils ont, en plus de soixante-dix charges
([ni remontent avec eux, quatorze soldats arabes, diversement répartis
entre les pirogues et le boat. Ils doivent être de retour ici dimanche, et
nous, à notre tour, lundi, nous lilerons vers le haut, car les Ouaddas
seront encore une de nos étapes.
23
— 178 —
Les Oiiaddas se)iit uelucllciiiciil o('cii[>i's [lar une faclorerie hollaïulaise
qui se prépare à nous recevoir de son mieux. Il parait que lendroit est
plus sain (pi'ici: tant mieux! Car viainuMit la localilr de Hanghi ne sera
pas une de celles <pie je choisirai pour \euir m'y retirer, et si jamais je
suis perdu, ce n'est })as là qu'on me retrouvera. Malheureusement, ce
DKPART POUR LES 0 T A D D A S.
Banghi est, par sa position, le point d'arrêt de toutes les expéditions
françaises qui veulent s'engager vers l'Ksi: c'est la porte par laquelle
tout le monde doit passer, et le trihui à payer aux concierges de ces
portes n'est pas une obole, mais le bon accès de liè^re bilieuse aucpud
personne ne saurait échapper.
Chose assez curieuse, d'ailleurs! aucun Franeais n'est nH;)rl de maladie
à Hanghi ou au-dessus, et, malgré la mau^aise réputation dont il jouit,
rOubanghi est encore meilleur hôte (pion ne voudrait le laisser enten-
— 179 —
dre. Tous les Français inscrils au martyrologe de l'Oubanglii : M. Alusy,
chef de poste de Banglii, mangé; M. Husson, capitaine dn Ballay, noyé
dans les rapides de Mobaï; M. de Poumayrac, tué et mangé par les
Boubous, sont morts accidentellement, mais non de maladie. Il est vrai
qu'au bout d'un court séjour ici on devient jaune comme trois citrons,
et que Tappétit se sauve à six cents lieues. Ce court entretilet à seule
fin de vous dire que je moisis ici, et que je verrai avec joie l'heure du
départ. En route, ça va bien, le changement d'air, la nouveauté des
choses que l'on voit, tout cela vous occui)e et empêche la lièvre de
monter en crou[)e avec vous. Julien dans sa montée n'a pas été malade
un seul instant. Quelques noirs ont voulu l'attaquer dans un village;
mais deux coups do fusil les ont mis en fuite aux cinq cent mille diables.
Il faut aussi que je vous raconte la manière dont les indigènes se font
la guerre. La lutte a généralement lieu entre ceux de l'intérieur et les
riverains qui sont de races différentes les uns des autres. Si la partie
attaquante est très nombreuse, les villages assaillis sont évacués, et tous
les habitants se retirent dans le [trincipal village et dans la brousse. Les
guerriers, alors, sous la conduite des chefs, partent pour repousser les
autres. Généralement, ils se contentent de s'avancer jusqu'à plusieurs
kilomètres de l'endroit où pourraient être les assaillants, et de pousser
des « you-you » formidables. Quand, par hasard, les deux partis sont en
présence, chaque guerrier se détache et xa, en se cachant bien prudem-
ment derrière son bouclier, injurier pendant plusieurs minutes son
adversaire, qui en fait autant, et, a})rès quelques minutes de fantasia, ils
se lancent mutuellement une flèche ou une zagaie. et, comme ils ne sont
ni l'un ni l'autre atteints, ils cèdent la place à deux autres qui recom-
mencent, tout en se tenant à distance très respectueuse. Si, par mal-
heur, il y en avait un de blessé, tout le parti s'enfuirait et serait vaincu.
On s'explique aisément que dans ces pays-ci les grandes guerres durent
des quantités de jours, et qu'il n'y ait parfois que deux ou trois hommes
tués. Ceux-là, du reste, sont inéluctablement absorbés par les vain-
queurs en côtelettes ou gigots.
Les indigènes, ici, sont poltrons et lâches, et de plus, comme tous
les noirs, menteurs et voleurs. Ils n'ont qu'une peur : celle de tra-
— 180 —
vailler. Un noir adulte préfère cerlainemcnt retourner dans nn village
où il est certain de se faire croquer, quand il est né et a été élevé comme
esclave dans ce village, que de rester dans un poste européen quel-
conque où on le forcerait à travailler pour gagner sa nourriture. Ils
ont si peu de besoins et un tel flegme! Une banane ou deux peuvent
leur servir pour une journée. Ils mangent aussi du poisson et un peu de
viande de bêtes.
Il y a une chose assez curieuse à constater : c'est la différence qui
existe entre les populations qui habitent le bord des rivières et celles
qui sont dans l'intérieur. Ces dernières sont, paraît-il, plus travailleuses
et plus agricoles; aussi fournissent-elles des vivres aux riverains pares-
seux, dont Tunique avantage est de voir passer les bateaux et d'avoir
des marchandises avec lesquelles ils peuvent obtenir pas mal de choses
de l'intérieur.
Il y a, dit-on, au nord-ouest de Banghi, des tribus de nains. Les indi-
gènes en aperçoivent quelquefois, et, comme ce sont de grands chas-
seurs, ils viennent vendre leurs produits aux riverains; mais nous n'en
avons vu aucun, et les habitants du poste, qui demeurent ici en per-
manence, qui sont plus à même d'aller faire des excursions dans l'in-
térieur, n'en ont pas vu davantage. C'est une chose assez remarquable
que l'apathie qui règne dans des postes comme ici, et on n'y connaît
guère que les rivières, ou plus exactement la rivière. Et pour le
moment, nous ne pouvons guère aussi nous aventurer ailleurs que sur
la rivière.
26 novembre. — Toujours, nous sommes stationnaires à Banghi. mais
pour peu de jours, et nous comptons partir dans deux ou trois fois Aingt-
quatre heures. Il n'est que temps : Pottier a été souffrant; une forte
hématurie l'a couché [)endant cinq ou six jours. Heureusement, le réta-
blissement s'opère, et, grâce à quelques remèdes énergiques ap[)liqués
par moi-même, ça n'a rien été. Pour moi, sauf une grande mollesse et
un [M'u d'anémie, tout va bien, et je me restaure assez vite; mais je ne
voudrais pas me voir plus longtemps ici. cm- je sei-ais cerlain d'y faire
le contraire de vieux os.
— 181 —
J'insère dans cette missive l'engagement de Riollot, notre nouveau
chef de convoi. Cette pièce est légalisée par-devant l'administrateur de
Banglii; mais, comme les paperasses m'encondjrent, je vous l'envoie
pour la mettre dans un coin quelconque, en allendant mou retour. Avec
la rapidité dont nous nous transvasons , ce sera z'à Pâques ou à la
Trinité de 1894. J'expédie en même temps par le courrier qui partira,
emportant cette lettre, plusieurs lances, boucliers, couteaux, objets
d'art divers, singes, peaux, oiseaux, qui arriveront, il faut l'espérer, en
Europe; mais j'ai peur qu'avec tous les trimbalages inévitables des
transferts, bien des mains peu délicates néfeiidciif dessiif: un prolcc-
torat plus effectif que celui de la France au Congo.
Nous avons de la pluie de temps en temps. Toute la journée d'avant-
hier a été venteuse et pluvieuse, une vraie journée de novembre, avec
vingt-trois ou vingt-quatre degrés de chaleur.
Quand il fait du vent et que la température baisse au-dessous de vingt-
cinq degrés, on a une véritable sensation de fraîcheur; ce qui est loin
d'être désagréable; mais encore faut-il s'en méfier, à cause de l'humi-
dité. Oh! cette humidité qui pénètre partout et détériore tout! Si une
caisse n'est pas ouverte et exposée constamment au soleil . on ne
retrouve dedans que de la moisissure et de petits champignons.
29 novembre. — Entin! nous allons donc quitter ce Banghi déplorable!
Juhen est revenu hier avec quinze ou seize pirogues, et nous allons immé-
diatement partir; dès demain matin, nous fderons. Pour ma part, j'en
suis ravi, ayant encore été malade hier et ne m'étant rétabli que dans la
soirée, grâce à une demi-bouteille de Champagne.
Je reçois votre lettre n" 6 qui est arrivée hier soir par un l)ateau de la
Société anonyme belge avec une lettre d'Armand et quelques jour-
naux, mais pas pour nous. En avez-vous envoyé?... Nous n'avons
pu constater qu'une chose dans les journaux : c'est récrabouillement
complet du parti conservateur. 11 est vrai que ce n'est pins drôle de
soutenir un parti lâché par ses chefs et désavoué par le Pape. Telle est
à distance l'opinion que l'on se fait de la politique française, et il est
aussi peu engageant de s'y mêler que de s'y intéressera l'beure actuelle.
— 182 —
Nous avons tous été plus ou moins souffrants ici. et nous en conser-
vons un certain afTaiblissement. Il n'y a guère que la période d'activité
et de remue-ménage qui puisse nous remettre. Mais, hélas ! nous sommes
trop fréquemment arrêtés, etTinaclivité est pour nous une cause d'ennui
et de maladie. Depuis que nous sommes partis d'Europe, et sur sept
mois qu'a duré notre voyage, nous avons demeuré huit jours à Banane,
dix jours à Boma, quinze à Matadi, quinze à Manyanga, un mois et demi
à Brazzaville, et près d'un mois encore ici. Je ne prévois pas du tout
quand nous reviendrons, si jamais nous revenons. Ce qui fait le plus
souffrir ici, ce sont les vomissements de bile, qui vous prennent tout à
coup, et les efforts qu'ils vous occasionnent. Si ma lettre est un peu
aigre, c'est que j'ai encore le souvenir de l'accès d'hier, et que ce sou-
venir est très désagréable. On éprouve pendant toute sa durée un senti-
ment de dégoût profond pour toute nourriture et pour toutes choses en
général.
Il ne faut pas croire, d'après ce que je confie à cet élégant papyrus,
que tout soit noir, à l'heure actuelle. Non! non! mille fois non! Mais
vous comprenez, quand les déjeuners et les dîners retournent à des
allures trop vives vers les orifices qui les ont absorbés, et qu'on a des
jambes ressemblant vaguement à des écumoires, tellement les cran-cran
y font des plaies purulentes, il y a des moments où tout cela vous agace,
et ces moments d'énervement se répercutent sur le papier. Je deviens
maigre comme un vieux coucou, et la partie la plus fournie d'ordinaire de
mon individu f^shocldng!) n'est plus qu'à l'étal de mythe. Ce qui est pour
moi le [)lus grand sujet de désespoir, c'est que mes cheveux ne veulent
plus repousser. C'est un comble, et vous sentez que cette dernière avanie
me jette dans des perplexités terrifiantes! Mais tout est oublié, nous
quittons Banghi et nous continuons notre route ascensionnelle, espérant
trouver un peu de froid. Oh! cette température toujours douce et éner-
vante! On a parfois envie de crier au ciel : a Mais neige donc un peu,
eh! feignant! »
Bon! voilà que je me réaperçois (pie je ne suis plus sérieux, et pour-
tant j'ai sommeil, car c'est à la lueur de la bougie que je trace ces
caractères sur le papier vierge. J(> vous annonce donc qLi.\ un de ces
— 183 —
jours, dans un an [xnit-êlre, vous recevrez un avis de la douane, vous
invitant à aller retirer un tas dobjets, armes, flèches empoisonnées,
couteaux, zagaies, lances, etc., arrivant du Haut Oubanghi, et dont
quelques-unes même de ces dernières ont été envoyées dans la direc-
tion de Julien, mais sans atteindre personne, naturellement. Tout cela
forme plusieurs colis, arrangés de façon bizarre et empaquetés dans des
toiles d'acabit divers. Il est possible, probable, certain même, qu'il s'en
perdra en route; mais il n'y a pas moyen de s'y prendre autrement,
l'administration n'ayant pas encore inventé le système des cobs de
cbemins de fer, pour la bonne raison que les voies ferrées sont totale-
ment inconnues ici, et qu'il faudra pas mal de temps avant d'arriver
devant un guichet pour demander à l'employé une [)remière pour
Banghi (aller et retour).
Je termine ma lettre parce (jne je n"ai rien d'intéressant à y ajouter,
sinon que nous partons demain de bonne heure, et que ladite épître
profitera du départ d\m bateau de la Société anonyme belge qui filera
ces jours-ci pour Brazzaville.
XX
EiN PIROGUES
CE QUE C"eST qu'une PlllOGUE. — l'IUX DES DÉNUÉES.
LES BANZYIilS. — A COUPS DE FLÈCHE. — -NOS l'AG.VYEUUS. AUX OUADDA;
LA PÈCHE. DICTIONNAIRE BANZYRI.
Facloreric des Oiiaddas (maison hollandaise), Ilaiit-Oiibangiii,
Congo français.
Du i décembre d892 (dimanche) au 16 décembre 1892.
Comme je l'avais [)révu, ma santé s'est améliorée immédiatement
avec notre mise en route, et je me poi'te, à l'heure actuelle, comme un
charme. J'ai un tas de choses à vous raconter. Aussi j'espère que je n'en-
fanterai pas cette fois-ci une lettre aussi franchement ahsurde que la
dernière partie pour la France.
Avant de vous entretenir de Fendroit oij nous sommes, je veux vous
dire comment nous y sommes parvenus. Le dernier jour de novembre
nous a vus à peine à Banghi. A})rès avoir fait nos adieux à l'administra-
teur, au chef de poste et à son auxiliaire, qui composent, à eux trois,
toute la population de Banghi, — toute la population blanche, s'entend, —
nous sommes tous montés dans les seize pirogues que Julien avait
ramenées d'ici (des Ouaddas), et en route.
L'installation dans les pirogues mérite un mot de description. Et
(Fabonl, parlons un ]icu des pirogues; il est juste que vous fassiez
connaissance avec les bateaux (pii doivent nous servir presque un mois.
Ce sont d'immenses troncs d'arbres, creusés ])ar les indigènes, avec une
l(Mit(Mir remai'ipiahle. |KU'ait-il, et laillés en pointe aux: deux extrémités
(pii forment plate-forme. Oiiel(pie.^-unes i\o ces pirogues ont jusipfà
— 185 —
vinpft niptrcs do long. Le bois dont, on se sert pour les façonner est très
lonrd et très résistant, mais oflVe l'avantage inap[)rècial)le (rallrr an fond :
c'est ce qni fait qu'en cas de cliavirage on est sûr de ne pouvoir revenir à
(lot et par sui te de se noyer, ou ton t au moins de perdre pirogue et bagages .
Ces navires en miniature sont montés par des équipes de Banzyris, peu
plades riveraines de l'Oubangbi, qui sont uniquement occupées à la pêche
et au pagayage. Leur nombre par pirogue varie de dix à vingt, suivant la
taille de celle-ci. La plus grande partie des pagayeurs s'asseyent sur les
rebords vers Farrière et pagayent dans cette position, contrairement
aux Bondjios, dont je vous ai parlé souvent et qui pagayent debout.
Nécessairement, la pagaye hanzyri est très conrie et très légère, et se
remue avec fiicilité. Un d'entre les rameurs se place à l'extrémité arrière
do la pirogue et dirige rembarcation à l'aide do sa pagaie. Mais le prin-
cipal instrument dont les Banzyris se servent pour avancer avec rapidité
est le « tammbô », grande perche de quatre mètres à quatre mètres et
demi de long, avec laquelle ils poussent et font avancer la pirogue. Deux
ou trois hommes en sont munis à l'avant et s'en servent avec avantage,
surtout aux endroits peu profonds et à la rencontre des arbres, car on
navigue presque constamment le long de la berge.
Les blancs, les bagages et les domestiques sénégalais ou autres se
placent comme ils peuvent entre les pagayeurs et les pousseurs. Pour
moi, j'étais dans une immense pirogue avec Pottier, tons les deux assis
sur des sortes de grands fauteuils pHants, couchés ou plutôt à demi
étendus. Au départ, chaque pirogue avait son pavillon tricolore flottant
au milieu, ce qni donnait un très bon air à la petite flottille.
A neuf heures du matin, malheureusement sans les trois coups de
sifflet des bateaux à vapeur, nous levons l'ancre, et en avant! Au départ
même de Banghi il y a un rapide à passer, et ce fut un avant-goût de
ceux que nous devions rencontrer plus loin. Dans ces petites cascades
qui forment la rivière, les noirs n'hésitent pas; ils se jetlent à l'eau,
gagnent les rochers et tirent à eux la pirogue, pendant que ceux qni se
servent de perches poussent avec frénésie ; et puis, c'est passé ! Quelque-
fois des piroguiers maladroits lâchent la barque au beau moment, et
alors on fait demi-tour, et au fond de l'eau ! C'est à ce moment un sauve-
— 186 —
qui-pout peu divoi'lissant. Dernièrement, le gérant de la maison hollan-
daise des Ouaddas, là où nous sommes, a chaviré dans un des rapides
situés entre l'endroit où nous nous trouvons à Banghi, et s'y est hel et
bien noyé. Kien ne semble cependant i)lns inolTcnsif (pic ces rapides, où
les noirs se jettent dans Teau, qui n'atteint guère plus haut que leur
ceinture. Enfin le premier rapide est h-anchi, et nous regagnons la rive
française, dont nous avions été obligés de nous éloigner quelques
instants, pour ne plus la quitter.
Le soleil est radieux et tape sur nous avec une ardeur fort inconve-
nante. J'ouvre mon parapluie et me couvre la tète le mieux que je peux
pour éviter le sort de Julien, qui, l'autre jour, a reçu un coup de soleil
qui le fait horriblement souffrir.
Nous longeons donc la rive française, passant de temps en tem[»s sous
de grosses branches qui nous frôlent la tète et nous forcent à nous
baisser pour ne point recevoir dans le nez les feuilles qui nous caressent
désagréablement la figure. Mais ces petits désagréments semblent arriver
à propos pour nous empêcher de nous endormir et nous obliger de temps
en temps à admirer le paysage que nous côtoyons. La rivière, toujours
entourée de bois, est encaissée entre des collines assez élevées et cou-
vertes d'arbres jusqu'à leur sommet. L'Oubanghi a encore là de sept à
huit cents mètres de largeur et a l'aspect d'une rivière magnifique.
A partir d'une heure de l'après-midi, nous longeons des villages habités
encore par des Bondjios, anthropophages fiefl'és, puisqu'ils mangent
nifine les cada\res qui ont séjourné dans l'eau et flottent, ballonnés, à
la surface, lis sont cependant très calmes et nous demandent des pavil-
lons françnis pour plitcei- sur leurs vilhiges. Ceux (jui en possèdent déjà
Mil le foiil (IcscciKh'c sur noire passngr r| snliiciit nos pirogues selon toutes
1rs régies de l;ii-|. I>ans un de ces \illitges on nous donne un jeune
cidu'i. |H)iir a\oir lin drapfMu Iricolore. Xoiis nous y arrêtons à peine et
liions \ers le port de nier où nous (le\oiis coiidier ei (|ui est un petit
\illage sur la rive française, toujours liabilé pnr les Bondjios.
Il est assez lard. ciii(| heures e| demie. e| coiiiim^ Pottier et Julien
11 oui giièr(> d'appélil. je mange un morceau. piTsqiie tout seul. Le chef
du \illiiii(>. je ne me rappelle pas h' ikuu de ce trou, s'empresse de faire
— 187 —
amitié avec moi. Mais ici ce n'est plus Ircliaii^e du sang. On se coiiii'nlc
d'apporter une forte pincée de poudre rouge et de frotter bras droit
contre bras droit. Extrêmement pressé de me prouver son amitié, le
vieux cbef me salit toute ma cbemise avec sa poudre rouge, sans me
donner seulement le temps de retrousser mamancbe. Il nous offre un
cabri et une poule. En général, les chefs aiment ])ien nous faire des
cadeaux, parce qu'ils savent que le l)lanc, quand on bii fait un cadeau,
en paye la plupart du tenq)s deux ou trois fois la valeur. ,) en ai \u
même réclamer au sujet des cadeaux qu'on leur faisait et ([u'ils ne
jugeaient pas suffisants. Le cas ne s'est pas produit ici, bien (ju ou ait
payé à ce cbef ses vivres très bon marché et au prix courant.
Je veux vous donner une idée des prix. Une })Oule coûte deux petites
cuillerées de perles bayocas; une chèvre, trois cuillerées de cuiller à
soupe, soit quelques centimes. C'est l'unique monnaie. L'étoffe ne peut
servir que comme pourboire, et la perle n'est bonne que très petite;
mais je vous en parlerai quand nous serons en pays banzyri.
Dans le village qui eut l'honneur d'abriter nos têtes, dans la nuit du
30 novembre au 1" décembre, le chef avait mis deux cases à notre dis-
position, et, comme la nuit était très fraîche, un sommeil réparateur n'a
pas tardé à engourdir nos membres fatigués.
Le lendemain 1" décembre, dès l'aube nous étions debout, et à six
heures quinze le convoi se remettait en route. Une légère brume coua rait
rOubanghi, et le temps, quoique frais à cette heure matinale, s'annon-
çait comme devant être beau et chaud. Nos pagayeurs, mis en gaieté
par le nombre des pirogues et la fraîcheur du matin, s'amusent à faire
des courses, et c'est une bousculade perpétuelle pendant quelque temps.
Les pirogues se passent, se dépassent, se redépassent, et, chaque fois
qu'on en devance une ou qu'une autre vous brûle la pohtesse, on est
éclaboussé d'une jolie façon. Quelquefois même les pointes de pirogues
viennent vous menacer, et on est obligé de montrer les dents, sous la
forme d'une trique, pour empêcher les jouteurs de vous faire chavirer
ou de vous inonder peu convenablement. L'avantage de ces luttes nau-
tiques est de nous faire avancer plus vite et d'exciter les pagayeurs, qui
seraient, sans cela, portés à ne ramer que par intervalles très irréguliers.
— 188 —
Psous voici devant un village, perché au haut d'une falaise. Le chef, qui
est en guerre avec ses voisins de Fintérieur, nous fait demander de tirer
quelques cartouches en l'air, afin de montrer à leurs ennemis que les
hlancs sont là, et qu'il y aurait grand danger pour eux à les attaquer.
Nous sommes encore en pays hondjio, et le soir, à trois heures, nous
arrêtons pour passer la nuit dans un petit village hondjio, dont le chef
s'appelle Machhé; le village porte le nom de Mohaka. Julien, à son pré-
cédent voyage, avait laissé un Sénégalais pour le protéger contre ses
ennemis; aussi sommes-nous reçus à hras ouverts, et le chef demande
à nous accompagner jusqu'aux Ouaddas; il pagayera lui-même. C'est
encore une case nègre qui reçoit nos lits et nos personnes. Mon appétit
est complètement revenu, et je fais honneur au dîner. Du reste, nous
avons des vivres de toutes sortes : poules, cabris, pintades, farine de
manioc et haricots, épis de maïs. Les poulets, avec les patates qui, étant
très peu sucrées, ressemblent aux pommes de terre, constituent notre
principal régal. Dans les pirogues, un poulet froid et une boîte de
conserves nous servent de déjeuner. J'oubliais les œufs, qui sont aussi,
à partir d'ici, très abondants, et avec lesquels nous varions agréablement
nos ordinaires. Vous devez remarquer que, lorsque je me porte bien, je
parle beaucoup de la nourriture. Dès qu'on est souffrant ici, l'appétit
s'en va, et on ne peut même plus voir les mets décrits sur le papier.
Nouveau départ à six heures trente, nouvelle brume et nouveau beau
temps. Le 2 décembre, le soleil d'Austerlitz dans toute sa gloire! Ce
jour-ci, nous devons rencontrer des rapides. En elfel, le premier se
trouve à trois quarts d'heure environ de notre point de départ. Nous
mettons, par prudence, pied à terre pour le passer, et les pagayeurs
hissent et poussent la pirogue le long de la rive; toutes les pirogues
s'attendent. Ouf! la seizième est passée sans incident d'aucune sorte. En
joute de nouveau, et arrivée au bout de quelque temps devant un autre
rapide. Puis, pied à terre, c'est-à-dire pied sur les rochers, et dès que
la pirogue a passé, on nMubanpu^; tout le convoi est enfin passé. Deux
ou trois rapich's encore, et nous sommes sauvés! Mais le [uochaiu est le
làiueux « rapide de ri^:iéphanl », qui a coûté la vie au gérant de la facto-
rerie des Ouaddas. Nous le traversons heureusement, et nos seize
— 189 —
pirogues également. L'Oubanghi forme deux bras en cet endroit, et il
est très resserré, courant très violent et chute. Il n'y a pas à dire, c'est
un mauvais passage; mais les eaux sont assez basses, car elles sont
descendues d'une façon prodigieuse, et, grâce à Dieu, nous l'avons
encore franchi sans encombre.
Nous glissions tranquillement le long de la rive, quand un des Séné-
galais nous réveille — le soleil, donnant en plein sur nos tètes, nous avait
endormis dans sa chaleur pénétrante — et nous dit que deux flèches
venaient d'être tirées sur notre pirogue. Nous envoyons aussitôt deux
coups de fusil dans la brousse sur les sauvages qui nous avaient visés;
mais devant leur persévérance à se dissimuler, et ne recevant d'ailleurs
aucune autre flèche, nous continuons notre marche. 11 paraît que les
riverains qui avoisinent les rapides ont la douce habitude d'attaquer
ainsi les pirogues au moment critique où elles les traversent. On a déjà
brûlé leurs villages, mais sans aucun résultat, et cet exemple n'a pas
corrigé ces véritables pirates. Quelques minutes après, nous sautons un
nouveau rapide peu important, et c'est fini. Nous entrons dans une
région où commencent les populations banzyris, c'est-à-dire où les
Banzyris viennent de fonder de petits établissements pour la pêche, et
qu'ils évacuent au temps des hautes eaux. C'est le rendez-vous
d'équipes de pêcheurs qui viennent s'y succéder et s'y remplacer à tour
de rôle.
Les rives de FOubanghi sont plus plates, mais toujours boisées. Le
fleuve est parsemé d'îles, dans l'une desquelles, située à peu près en face
du poste belge de Mokoanghay, nous atterrissons à un village banzyri, ou
})lutôt un assemblage de huttes banzyris, pour y passer la nuit. C'est
pour nous un changement complet de décors. Les cases ne sont plus
rectangulaires, comme dans les pays que nous avons visités jusqu'ici.
Elles sont rondes, formées de roseaux, et rappellent vaguement les tau-
pinières, ou plus exactement les meules de foin (pas de paille) qu on
construit dans les campagnes, au milieu des prairies. La porte consiste
en une ouverture très étroite jiar laquelle on se glisse dans 1 intérieur
presque à quatre pattes. Celui-ci est très propre, quoique noirci par la
fumée des feux qu'on y allume. C'est dans un(; de ces cases que nous
— 190 —
avons couché. Il y en a d'assez iiTaiides jtour ciuileiiir une nombreuse
famille lout entièi'e. une lamille de noirs, lu'en eulcndu.
Avec les Banzyris, changement de coiffure, de co>Unne et de beau-
coup d'autres choses encore. Les femmes porleni pres(ine toutes les
che\eu\ longs e| pendants dans le dos. Ils sont tressés el d'un fort joli
effel: mais il |uiraît «pie beaucoup sont faux! L'invenlion (\vs faux
^-^
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HO.M.MKS KT K E M .M E S B A i\ Z Y R I i
cheveux existe donc dans tous les pays. Ces dames se ^dacent beaucoup
de petites perles dans les cheveux: mais pour ce genre de co(pietterie ce
sont les hommes qui remportent. La coiffure de cerlains d'entre eux est
vraiment renuuvpiable.
Le costume dr>^ deux se\(>s e(.iisisle niii(iiiemenl en de nombreux
colliers de perles |>endaiil auh.iir du c.mi. ,■( (piebpielnis en une pelite
«■•''"•""••■ •!•' |"'''l<'> aiiloiir de la (aille... e| un p,.i,i|... re>| lout. La
feuille de vigne n'a pas éle imenlee dans ces pays primilifs. du moins
pour les jeunes femmes. Les vieilles on! un pelil conunencement de
— 191 —
pagne, ainsi qnc les hommes. La légèreté Je leur costume ne paraît, du
reste, les gêner nullement. Souvent, ils s'enduisent le corps d'huile pour
se tenir chauds. Les types banzyris sont beaucoup moins laids, beaucouj)
plus sympathiques, si je dois m'exi»rimer ainsi, que les autres noirs et
négrillons que nous avons rencontrés jusqu'à cette heure. Un jeune
pagayeur banzyri est même très amusant et cherche à se rendre utile de
toutes façons. 11 nous apporte nos fauteuils, cherche à aider pour mouler
nos lits; finalement, il nous fait demander par voie d'interprète de
l'emmener avec nous.
Les Banzyris sont les grands pagayeurs de la rivière et n'ont que cette
occupation. Eux seuls peuvent permettre aux blancs de la remonter en
leur fournissant des pirogues et des hommes. Quand les premières sont
inoccupées pour la traction, ils s'en servent pour faire la pèche. Ils sont
assez pillards, mais n'osent guère s'attaquer qu'aux individus isolés, car
ils sont d'une pollronnerie remarquable à la guerre. Ils prétendent
quelquefois être soutenus par les ])lancs pour terrifier leurs adversaires
et leur imposer leurs volontés. Du reste, nous aurons occasion de les
revoir, puisqu'ils s'étendent sur une grande longueur, sur la rivière, et
j'aurai à vous en reparler, .le n'exprime ici que mes premières impres-
sions et le résumé des racontars ouïs depuis quelque temps. Inutile de
renouveler ma petite sérénade sur la température de ce jour-là. Mais il
a fait beau et chaud dans la journée, et la nuit a été fraîche, ce qui donne
des forces pour le lendemain.
Le 3 décembre, vers sept heures du matin, nous quittions la petite île.
et immédiatement les pirogues se sont mises à voguer sur l;i rive fi'an-
çaise. Quel ravissant spectacle en ce moment! Une très légère buée
couvre la rivière, un magnifique soleil de feu montre à peine au-dessus
de l'horizon sa face réjouie et éclaire en [deiii toute la petite flottille.
Les rives, vertes et couvertes de grands arbres, sont estompées par la
brume qui les bleuté vaguement et forme un immense rideau, traînant
ses draperies tout le long de l'horizon. Au milieu de la rivière qui
semble reluire de propreté . dans un jour favorablement clair , les
seize pirogues glissent, avec leur chargement et leurs passagers,
couronnées du pavillon tricolore dont les vives couleurs trancbeni
— 192 —
af:fréablomont sur le fond flou et effacé où s'encadre celte scène.
Et quelle variété d'attitudes chez les voyageurs! Ici un Arabe juché
sur les malles, entouré de ses pagayeurs, et dont le burnous blanc
contraste élrangemeul au milieu de tous ces corps noirs. Plus loin, c'est
Julien, couché sous une espèce de tente blanche et rouge, et deux Séné-
galais accroupis, en veste blanche et bleue. Une autre pirogue porte des
Arabes qui, le capuchon bleu rabaissé sur leur tète, fument, nonchalam-
ment étendus, leur cigarette, dont ils suivent avec complaisance les
légères spirales de fumée. Dans une autre pirogue, un pagayeur s'est
arrêté de ramer et tape à tour de bras sur son tambourin, donnant la
cadence aux autres pagayeurs qui, tous, poussent avec ardeur l'eau
rapide du courant, cherchant à atteindre les premiers l'autre rive. C'est
un joh fouillis de têtes, do pagaies, de pirogues. Dans l'une de ces der-
nières, deux dames hautes et puissantes de la localité ont saisi l'aviron
et rament avec un entrain superbe. Leurs grands cheveux sont épars et
dansent des sarabandes à chaque coup de pagaie qu'elles donnent...
Mais la rive est atteinte, le tableau est terminé et la navigation côtière
reprend son cours, le soleil a dissipé toute la petite brume de la pre-
mière heure et la chaleur augmente d'heure en heure, tempérée cepen-
dant par une brise légère, qui souffle au-dessus de l'eau et vient nous
caresser délicatement le visage.
Bientôt, nous apercevons dans le lointain une vaste plaine qui ressem-
ble à une trouée dans la rive : ce sont les Ouaddas; mais il nous faut
bien encore deux heures et demie pour y arriver, en longeant quelques
huttes banzyris , où nos pagayeurs ont des amis et des connaissances
qui viennent les saluer au passage et leur narrer les faits divers de la
localité. En même temps, ils chantent, et leurs chansons annoncent
notre arrivée à tous les villages côtiers , avec des réflexions plus ou
moins bizarres sur les passagers que les pirogues transportent.
Il est une heure de l'après-midi, quand nous atterrissons devant la
factorerie hollandaise des Ouaddas. Le gérant. M. Ilulst, est là en
grande tenue. 11 nous souhaite la bienvenue et nous conduit immédiate-
ment au petit pavillon en paille qu'il nous a fait préparer, contenant
d(Mi\ ])(Mit(>s chambres et un salon de réception qui a bien huit mètres
— 193 —
carrés, mais presque entièrement occupé par une table, placée au
centre. Nous changeons avec plaisir de costume, car ce voyage en piro-
gue rie nettoie pas précisément les vêtements, et les éclaboussures qu'on
y reçoit et Teau qui baigne le fond de la pirogue ne sont guère faites pour
nous approprier.
Les Ouaddas, ainsi nommés de la [topulatioii (jiii habile riiiléricur à
deux ou trois kilomètres seulement, sont un posic lunch' en 1891 par
les auxiliaires de Dybowski, qui en a^ait fait un centre. Peu de temps
après, vers le mois de janvier de celte année, les Hollandais, ou du
moins la Société hollandaise du commerce africain, qui a des factoicries
dans tout le Congo français, en obtint la concession et s'y établit, pour
faire le commerce di^ lÏAoire. La factorerie se compose de deux mai-
sons en argile^ et de phisiciirs i>aillottes. Les maisons en argile sont de
fabrication hollandaise. Les auti'es ont été construites i)ar la maison
Dybowski. Le tout est établi dans une vaste plaine derrière la([uelle est
un marais qui arrive presque au bord des établissements aux hautes
eaux. Mais, à l'heure actuehe, il est sec et bien sec. La berge est de
trois mètres environ au-dessus du fleuve, et pendant les crues la rivière
vient à peu de distance de la factorerie. Ici on fonde des établissements
sur des berges qui, au moment de la saison sèche, paraissent avoir cinq
mètres de haut, et l'on est tout stupéfait, aux mois de pluie, de voir tout
d'un coup l'eau nous envahir et monter, comme à Banghi, à 6'", 27 au-
dessus de l'étiage. La [)Osition géographicpie des Uuadtlas, (pii n'est pas
marquée sur les cartes que nous avons, se trouve à peu près sur le cin-
quième parallèle nord et entre les rivières Ombella et Kémo, affluents
de l'Oubanghi, qui devant nos fenêtres coule de lest-nord-est à l'ouest-
sud-ouest. Nous sommes presque au point le })lus élevé d(î l'Oubanglii.
6 iiocciiihie. — ^ oilà trois jours que nous sommes aux Ouaddas. Nous
avons reçu avant-hier la visite du petit vapeur de la Société anonyme
belge, r.4//j('/7, qui fait ki route entre Mokoanghay et Banzyville, c'est-à-
dire un espace où il n'y a aucun rapi(h'. Ce petit transport est à roues,
mais ne va guère plus vite qu'une pirogue. L'État indépendant a aussi
une petite chaloupe à vapeur pour faire le même service : VEn avant !
25
— 194 —
L'Etal français a eu un iiialheur avec le sien. 1/an dernier, le Docteur
Ballaij cha\ irait et sombrait dans les rapides deiMobaï, que son capitaine
avait imprudemment voulu lui faire franchir. Aussi la France ne remonte
aujourd'hui ses \ivres qu'en pirogue, ce qui, du reste, quand on peut
en trouver, ne retarde pas extraordinaii-enicnt, grâce à la rapidité avec
laquelle les pirogues marchent, et cela évite en plus les liansbordements,
qui demandent toujours un certain temps.
En commençant ma lettre, je vous parlais l'autre jour du fameux
rapide de YÊléphaiii; M. Fraisse, agent du Congo français, qui nous pré-
cédait de vingt-quatre heures et qui va à Yakoma-Abiras, a vu sa piro-
gue chavirer dans les rapides et se serait noyé probablement, sans un
Sénégalais qui la littéralement empoigné par les cheveux (il en a plus
que moi) et la jilacé sur un tonnelet qui surnageait. Il est arrivé après
avoir perdu toutes ses atïaires personnelles. Il remontait aussi du ravi-
taillement pour le haut fleuve, mais heureusement que ses six autres
pirogues ont passé sans encombre, et lui seul a été lésé par le naufrage.
Nous n'avons pas de rapides d'ici Mobaï. où se trouve le plus gi-and de
tous. 11 ne faut pas moins d'une demi-journée de marche pour le tra-
verser et s'en mettre complètement à l'abri. Mais nous mettons pied à
terre quand nous le jjouvous, ce qui soulage la pirogue. Grâce à la
baisse des eaux, notre montée s'effectuera plus facilement; mais nous
sommes forcés, vu le petit nombre de pirogues à notre disposition, de
scinder le convoi en deux, et le premier. i>artant demain, sera dans
une dizaine de jours à Mobaï, où nous irons à notre tour, quand la pre-
mière partie sera arrivée à destination. Ce n'est pas un moyen très
rapide de remonter; mais il n'y en a pas d'autres: d'autant [dus (prêtant
un peu à court de perles bayocas, seule monnaie usitée dans le pays,
nous devons les ménager précieusement.
Je viens devoir des femmes ouaddas. (JurlJe horreur! elles se nu'ltent
des morceaux de métal dans la lèvre supérieure, dans chacune des ailes
du nez, cl une longue pointe de cristal de roche est suspendue à leur
lèvre inférieure. Dans l(>ur coslunu' règne la même sinqdicile que dans
celui des femmes baiizuis. aulremenl dil. loul ((> (pi'il y a de pbi> [.ri-
- im —
Le mrlal (loTil elles s'ornciit les lèvres et doiil (|iiel(jii(\s morceaux
pèsent de vingt-cinq à trente grammes ressemble beaucoup à de l'ar-
gent. C'est un alliage d'argent et de métal quelconque; c'est de l'argent
à un titre très bas. C'est la première fois que nous voyons des indigènes
avec des objets d'argent. Cela prouve une cliose : c'est que les Ouaddas
ont des relations avec les Arabes, dont ils sont, du reste, assez peu éloi-
gnés. Des émissaires arabes sont venus ici après la mort de Crampel et
«-./
FEMMES OUADDAS.
%:^ '■^ "^
ont cbercbé à se renseigner sur l'invasion des blancs, sur leurs forces et
leurs intentions.
Comme nous longeons FOubangbi et marchons vers l'est, nous
n'aurons pas encore affaire avec les a Touyos », nom que les indigènes
donnent aux Arbis, et ce ne sera (pie passé Vakoma, qu(> nous aurons
affaire à ces grands possesseurs de l'Afrique.
Regardez un instant une carte de rAfri(pie. et vous pourrez juger de
l'extension du monde musulman sur cette [larlic du globe. Au nord, les
musulmans occupent le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, la Tripolitaine,
l'Egypte et le Sahara (soumis ou indépendants). A l'ouest, le Sénégal
— 106 —
osl en grande partie nmsiilmaii. le Foula-Djallon. les rivières du Sud,
presque jusqu'au Dahomey. A l'intérieur, les empires d'Adamaoua, du
Ouadaï, du Dar-Fertit, le Dar-Four leur sont soumis, ainsi que le Tchad.
Ils s"étendenl jusqu'aux sources de la Sanga. Ici, ils viennent presque
jusqu'au 7' degré de latitude nord. Le haut bassin du Nil leur appartient,
et toute la côte orientale jusqu'à Zanzibar. De plus, dans l'intérieur ils
possèdent les sources de rOubanghi. du j\II)omou. du jMl)ili. et tout le
haut cours du Congo, c'est-à-dire un bon tiers de l'Etat dit indépen-
dant; en un mot, les deux tiers de l'Afrique sont sous leur domination
effective ou occulte, qui s'étend chaque jour, un peu retardée par l'in-
trusion des blancs dans les affaires du Centre africain.
Ici, changement de conversation; je veux vous charger de deux com-
missions dont je ne suis que Fintermédiaire. M. Riollot, le nouvel agent
de l'expédition, m'a versé une somme de sept cents francs en livres
sterling et m'a prié de la faire parvenir à l'adresse suivante : M. Riollot
fds, entrepreneur à Autun (Saône-et-Loire).
Connue je ne puis faire voyager de l'argent ici. puisque les mandats
postaux n'existent pas encore, je vous prierai de vouloir bien envoyer
les sept cents francs, en mandat sur la poste à l'adresse ci-dessus, de la
part de M. Fiancois Riollot au Congo, et de garder le reçu du mandat,
pour le remettre à notre retour.
De même, un tirailleur m'a versé cent francs, [tour être envoyés de la
mènn.' façon à l'adresse ci-après. Elle n'est pas très courte :
Si-Braham-Ben-Mohammed-Ben-Tel-ïayeb, à Msila, arrondissement
de Sétif. province de Constantine (Algérie); de la pai't du tirailleur
Djeniaï-Ben-Aluued . au Congo, en ex[iédition.
Voilà les deux atfaires dont je voulais vous charger, avec prière de
garder les talons-récépissés de la poste pour être représentés aux inté-
ressés, lors de leur retour en Euroiie ou en Algérie.
Je vous ai parlé tous cesjours-ci et dans quelques-unes de mes lettres
})récédenles de la pêche ([ue ju-atiquent en grand les riverains de FOu-
banglii: mais je ne sais si je vous ai dit les moy(Mis (pi'ils emploient pour
attraper les [ioiss(tns. Ees Bondjios se servent de tilets, faits avec beaucoup
d'art, tellement (pTiui de nous les axait pris pour des objets de fabrica-
— 197 —
lion européenne. Leur principal filet est un grand carré à mailles assez
serrées, qu'ils dressent au uio\en de deux perches sur les pirogues, à
un moment donné, dans les endroits qu'ils croient [)oissonneu\. Ils font
basculer le (ilet et l'immergeid. Ils le laissent quehpies moments dans
1 eau et le iclèvent. Les poissons (pii \ mettent de la bonne volonté sont
■ K C HEURS B 0 X D
projetés dans la pirogue, niais avec ce lilet ils ne peux eut guère jjrcndre
que du fretin, dont cependant nous avons fait de délicieuses fritures.
Les Bondjios emploient aussi l'épervier. .l'en ai vu dans leurs \illages,
mais je ne les ai pas vus s'en servii'. Les Banz)iis emploient de grandes
nasses en osier et placent ces instrumenis dans des étranglements où
le ])oisson a riial)itude de passer. Leurs pièges, cai- ce sont de véi-ilables
— 198 —
pièges à poisson, eu |)renneiil éiionnéiiient. cl [larfois de très gros. Us
ont aussi la pèche à la ligne et n'ont rien à envier à ce point de vue à
tous les badauds parisiens des quais. Seuleuient leur ligne est très pri-
uiitive, n'a pas de bouchon, el leur hameçon est un siuiiile morceau de
fer recourbé, mais arrangé avec grand soin. Les armes des peuples que
nous avons traversés jusqu'ici et dont j'ai envoyé de nombreux échan-
tillons en douane, à votre nom. sont les lances de formes diverses, les
zagaies dont quelques-unes sont de petits travaux d'art, les couteaux de
jet de formes extrêmement variées, et enfin, depuis Banghi, les arcs et
les flèches. Quelques-unes de ces dernières sont empoisonnées. Ce sont
celles qui consistent en un bois eflilé qui n'ont pas de fer à Textrémité.
7 décembre. — Les Banzyris (pu' nous commençons un peu à con-
naître sont beaucoup moins anthropophages et ne se contentent pas
d'enterrer leurs morts dans leurs estomacs, comme la j)liq)art des popu-
lations riveraines de rOubangbi. Ils sont jdus doux de caractère, quoiijue
assez fiers et très paresseux.
La température dont nous jouissons depuis une dizaiiu^ de jours est
fort supportalde, de vingt degrés miuiuunu à trente degi'és maximum.
Mais ce (pi'il y a d'agréable, c'est que les tornades ne sévissent plus, et
que le ciel est remarquable de pureté, avec une petite brume permanente
qui fait voir tout en ])leu. L'efTel en est joli et repose le regard.
Décidément, cette lettre est lemplie de commissions pour vous. Je
les renouvellerai dans les autres, au cas où celle-ci se perdrait. Cette
dernière cependant n'est pas facile à renouveler. 11 s'agit de transmettre
à l'adresse ci-dessous la lettre en arabe et le certificat de vie ci-inclus :
M. Taïeb-ben-Lakader. cafetier, route de Bardo. Constanline (Al-
gérie).
8 iUreuibre. — Dix beures et demie du matin. Julien part à l'instant
jionr le Kwango et penl-ètre Moijaï, avanl-driiiier poste français sur
rOubanglii. fondé en ISilt : et. comuie je vons liii dil. nous procéderons
ensnite à notre mise en ronle. Cette manière de \ojagerest évidemment
nn peu lente, mais pins sûre, el dailleurs nécessité fait loi. Nous n'au-
— 199 —
rions jamais eu assez de pagayeurs et de [tirogues pour liler eu une fois.
Le temps se maintient au beau, le tliermomèlre mar(pn' singt-six degi-és
au-dessus dès dix heures ce malin; mais il ne monte guère au-dessus de
trente-deux à trente-quatre degrés en général; c'est déjà gentil. Nous
navons pas encore en à nous })laindre à ce point de vue, et nous ne
souillons pas de la chaleur. C'est fort heureux, aw il est plus diflicile
de supporter ici trente degrés qu'en France, mi riiumidilr exhaordi-
naire de l'air et les miasmes qui se dégagent des nond)i'eux marais de la
terre africaine.
9 (Uronliir. — J'ai tiou\é ime non\elle occu[(alion. Je suis en train
de travailler à un \()cabulaire de la langue banz^ri. Ce « gros » ti'a\ail a
été commencé aujourd'hui. Je compte en faire autant dans tous les
endroits où nous resterons quelques jours. J\hiis ces mots pris à la
Aolée offriront biiyn des incorrections. Néanmoins, j'en ai trouvé de
curieux. Les Banzyris ont une coutume très spéciale: ils redoublent
presque toujours le mol. (juand il n'y a (pi'une syllaite. Par exemple,
non se dil : « pé. » Us disenl toujours : « pépé ». « fou » pour bon.
« foufou », et ainsi de suite. Collier, par exenqde, se dit : « malenghé-
lenglié », en redoublant la lin du mot, et beaucoup de mots ainsi, ce
qui donne un drôle d'as[iect à certaines [dn-ases.
13 décenibre. — La poste ne part pas souvent dans ces pays-ci, et son irré-
gularité est désespérante. J'ignore tout à fait quand cette lettre prendra
la route de France. 11 faudrait qu'une pirogue partit d'ici pour Banghi,
avec quelques Sénégalais ou blancs. Mais juscpi'à présent il n'en passe
pas, et je prolite de ce séjour assez prolongé aux Ouaddas pour pousser
mes études sur le banzyri et interroger les indigènes sur la dénomina-
tion de certaines choses. Je suis arrivé de la sorte à connaiire })as mal
de détails sur leurs faits et gestes qui m'auraient probablement échappé
autrement et dont quelques-uns sont assez curieux. Entre autres choses,
j'ai vu les entraves qu'ils mettent aux pieds, ou })lutùl à un [tied de leurs
esclaves fugitifs pour les empêcher de s'é(ha[)per, et qui consistent en
une pièce de bois, percée d'un grand trou au milieu. On y insère la
— 200 —
jambe du pauvre diable, et, au moyen dune cheville en fer, la jambe se
trouve prise. C'est sommaire et bien compris.
Voici quelque chose de plus gai. ^'ous connaissez bien la canne à gros
manch(; recourbé, (pie les gommeux parisiens ont itortée pendant
quelque temps et qu'ils se mettaient sur le bras. Les Banzyris 1 ont
inventée depuis longtemps et la fabriquent dune façon h-ès simple. Ils
prennent un Icger bambou droit et, au moyen d'uiu' her])e tressée,
repHent le haut en demi-cercle. Ils s'en servent ainsi. Un jour, l'herbe
s'use ou se casse: mais le manche a pris le pli, et la canne se trouve faite
tout naturellement. Je vous ai peut-être déjà dit que les femmes bondjios
se mettent du noir sur la figure. Il en est de même ici. C'est drôle, mais
au fond c'est logi(iue. puis(pu.' les femmes se mettent bien de la poudre
de riz en Europe. Si on demande à mesdames les Banzyris les raisons de
ce barbouillage, elles vous donneront les mêmes que les dames fran-
çaises qui se servent de la poudre susdite.
J'ai eu de grandes in(iuiétudes au sujet de Pottier. 11 a été très malade
ici. et. Dieu merci, il commence à se rétabli f. C'est égal, nous sommes
dans un pays où l'on ne peut guère faire de vieux os. Les moustiques
eux-mêmes se sont remis de la partie, et de temps à autre, malgré les
moustiquaires, on se ré's cille — si on a eu le ])onheur de pouvoir dor-
mir — avec une figure qui ressemble beaucoup à une écumoire.
Il existe, dit-on. dans un pays européeu une légende que je veux
vous conter ici.
« Dieu crca le monde: il fit l'Europe. l'Asie, l'Amérique et l'Océanie.
Le diable survint à ce moment et pria Dieu de l'autoriser aussi à faire
quelque chose, prétendant que ce qu'il ferait serait beaucoup plus beau,
ce qui lui fut accordé. \uO dial)le alors créa l'Afiiquc Et voilà! »
16 (lécenthn'. — Nous partons des (juaddas pour le Kwango, demain
ou après-demain. Devant la perspective des emballages et des derniers
retards, ou des dernières i)récipitatioiis, je crois i)lus prudent de fermer
ma lettre et de la remettre au gérant de la factorerie, qui se chargera de
la faire parv(Miir à Banghi parla plus j)rochaine pirogue descendante;
quand? j(> Figuore: mais piobablcmeut vous recevrez de nos nouvelles
— 201 —
du Kwango on même temps. Julien est parti en avance sur Yakoma-
Abiras, pour préparer la route. Malgré toutes sortes de retards, causés
par la difticullé (jue 1 on a à se procurer des pirogues, nous avançons,
et quand nos charges, restées en arrière, nous rejoindront, nous pour-
rons commencer la partie palpitante du voyage.
Tous les malades sont à peu près rétablis, et dans la troupe l'état
sanitaire est généralement bon. 11 est vrai que les fatigues sont peu
considérables, et que monter en ]»irogue est une vraie partie de cano-
tage.
Aux Ouaddas. le dG décembre ^89^.
26
XXI
LE KWANGO
DEMANDE DE MÉDICAMENTS. — TACHE FACILITEE. — TOUT MARCHE BIEN.
Ilaut-Oiiljanghi. Congo français, .\frique centrale.
Le Kwango. poste sur rOubanghi. 29 décembre 1802.
.If vous o\p('Mli(> un .sim|)lp mol de Kwango. Deux ou liois jours
aMinl de partir |mmu' ^■alvoIn;l-AI)iras . j'avais comnKMicé une longue
lellre: mais j'ai Irui. de elioscs à dire pour pnu\(.ir la lermincr avant le
courrier qui pari, presque directement, pour l'Europe aujoui-d'liui.
M. GreshofT, le directeur de la maison hollandaise dans le haul Coneo,
redescend de chez les iXzaklvaras et se rend ilireclcincnt à Brazzaville. 11
se met très aimablement à notre disposition pour me faire parvenir à
^akoma, poste on nous resterons quelque temps, et même plus loin,
des paiiuets que vous pouiriez m'exp6dier. Je vous demanderai de nous
envoyer quehpies caisses, quatre ou cinq, de demi-bouteilles de Cham-
pagne, médicament absolument néces.saire dans ces pay.s-ci contre la
tièvre, et reconstituant de i.remier ordre pour les convalescents. Voilà
comment il faut procéder pour envoyer l.'s luupiels... Attention à
1 adresse (pii n'est pas commode :
Duc d'L zés. à Greshoir. Xiewe Afrikannsche Ilendels Vennootschap.
Rotterdam (Ih.llan.le).
Les baleaux parlent lii.ii lois par an. mais le gn.s axanlage est que
les colis melleni .li\-huit jours de Holler.laui à FouKa-Fonka (près
Maladi) et monl.Mil imunkliatement à Drazzaville par des porteurs spé-
ciaux, et après AL (ireshoff se charge, par ses bateaux et ses agents de
— 203 —
me les faire parvenir en ([nelqne point d'Afrique on je serai. Du reste,
nous serons [trohaljlenuMit obligés d'essayer plusieurs routes à Vakoma,
et par suite nous serons retardés assez longtemps. Ou nous jtrepare
Taccueil le plus aimable. Le chef du poste franeais est descendu jus(|u'iei
})Our nous faire monter sans encombre. Julien y est arrivé ei commence
à travailler les peuples environnants, et essaye probablement de prendre
contact avec les musulmans. Enfin tout le monde, l'administration sur-
tout, se met en quatre pour nous faciliter notre tâche. Nous allons
retrouver auv Abiras un docteur [diarmacien des colonies, très fort,
j>araît-il, pour guérir les maladies du |>ays. Poui" l'instant, itersomu'
n'en a besoin : l'état sanitaire est excellent. Si vous m'envoyez des jour-
naux en ballot, vous pourrez les expédier par les mêmes voies cpn' j ai
indiquées plus haut, et ils me parviendront.
Si nous avons tant de facilités pour monter, c'est grâce à M. Dohsie,
qui a vraiment tenu toutes ses promesses et que tout le monde a secondé
du mieux possible, je dois menu; dire avec plaisir. J'en suis très heureux,
car rien n'eût été plus ennuyeux (junn coidlit avec qui que ce soit. Le
pays où nous allons est très intéressant et — je vous prie de ne pas le
dire, ça me ferait tort, — peu dangereux. D'ailleurs, Juhen prépare
tout si bien (pi'il n \ a (pi'à se laisser mener derrière lui. 11 a été un peu
soutirant, mais il est arrivé seulement un peu fatigué à ^'akoma, et
M. Liotard l'a condamné au repos forcé. C'est pour cela qu'il n'est pas
redescendu me chercher. Nous serons vers le 10 janvier à Yakonia, et
de là nous rayonnerons en sens divers. La lettre, qui portera la date du
24 décembre, puisqu'elle est commencée à notre arrivée ici, ne partira
que dans qu(dques jours.
Au revoir, ma chère maman; je vous embrasse bien tendrement, en
vous envoyant en même temps, par la pensée, mes vœux de nouvelle
année, et espérant continue)' aussi heureusement un voyage qui. a[u-és
quel({ues hésitations, a l'air de s'emmancber à mer\ cille maintenant.
In vieil Ahicain,
Jacuues.
XXII
CHEZ LES BANZYRIS ET LES BANGAKAS
UEMBE. — MARCHÉ. — EN ROUTE POUR LES \BIRAS. LE 1" JANVIER 1893
AU MILIEU DES SAUTERELLES. — UNE TORNADE.
LE POSTE DE MOBAÏ. — DANS LES BRUMES. — ARRIVÉE AUX ABIRAS.
llaul-Ûubaiighi, Afrique ceulrule.
Le Kwango, ^4 décembre 1S92, veille de Noël.
Nou.-^ a\ons encore changé de domicile, et nous nous .sommes avancés
de quatre journées de pirogue dans le haut Ouhanghi. Les Banzyris nous
ont joué toutes sortes de tours, et notre départ, qui devait avoir lieu des
Ouaddas le 18. ua eu lieu que le 19. Nous sommes partis ce jour-là à huit
heures et demie du matin, après avoir pris congé de notre hôte hollan-
dais. Pottier avait été expédié la veille avec six pirogues. Nous en avions
trois, dont une assez belle.
La navigation n'offre rien de bien remarquable pendant cette journée,
où Ton ne rencontre qu'un ou deux villages sur la rive belge. Les eaux
ont baissé d'au moins cinq ou six mètres, et des bancs de sable immenses
sont à découvert. Les pagayeurs se reposent pendant qu'où les longe, et
ce sont les hommes au « tammbô » ou perche qui font marcher la
pirogue. Vers quatre heures, nous nous arrêtons à un village sur la rive
belge, dont le chef s'appelle Bessou. Ce sont des Banzyris, car les ques-
tions de nationalité intéressent peu les Banzyris, qui s'établissent aussi
bien sur les deux rives.
La réception est aimable, et les vivres arrivent rapidement, comme
— 20o —
cadeau. Le blanc, en effet, a la coutume de payer un peu plus cher
quand le premier cabri est apporté par le chef en personne pour en faire
hommage au blanc. C'est déjà un \'[(m\ truc connu, mais il })rend néan-
moins, car il faut reconnaître la bonne volonté des habitants. La
monnaie employée généralement est la petite pei-le rose (grosseur,
bayoca blanche). Plus elles sont petites, plus elles ont de succès. La
perle bayoca blanche a encore plus de valeur et sert d'iiabitude à [>a} er
l'ivoire. On ajonte au payement une brasse d'étoffe. Mais c'est encore
peu estimé, et ils ne l'acceptent que par-dessus le marché. Il est vrai que
leur costume est tellement primitif ([iie de longtemps les marchands de
nouveautés qui voudraient s'inslaUer ici risqueraient fort de faire faillite.
Les perles, qui servent comme ornement et comme monnaie, vont à
l'intérieur (j'entends par intérieur les populations qui ne bordent pas
immédiatement rOubanghi). EUes sont échangées contre de lïvoire,
contre di;s esclaves, ou même [)arfois des vivres.
Le 19, nous [)assons en vue de la rivière Rémo (ou Kémo), par kujuelle
s'est engagée la mission .Alaislre, dans sa runte au nord. C'est une
ri\ière peu importante qui n'a guère [dus de quatre-Aingls mètres à son
confluent. Le lendemain, 20 du même mois, nous quittions Sa Majesté
Bessou. et en avant de nouveau sur le Mbili fia rivière). Nous dépassons
un tas de villages, situés sur la rive française, oii flotte le pavillon
tricolore et qui nous crient de nous arrêter pour nous vendre des cabris.
De temps en temps nous stoppons, entre autres pour déjeuner. Comme
il y a du feu dans les pirogues, à l'arrière, on peut faire sauter des œufs
sur le plat, et, avec un poulet fioid de la veiHe, le repas se trouve
constitué.
Je parle à tort du déjeuner du 20, <ar. pour moi, il fut très triste. Le
soleil m'avait un peu tapé dessus, et, au lieu d'une agai»e réjouissante,
c'est le triste vomissement qui m'a pris toute la matinée. On navigua en
pleine chaleur, entre sept heures du matin et quatre heures du soir, et
malgré couvertures, parapluies et manteaux, le soleil nous traverse
jusqu'aux moelles. Il est, en effet, curieux de constater qu'on est grillé
par la chaleur, si l'on n'a pas une couverture sur les jambes et si le soleil
vous tape dii-ectemenl sur les pieds.
— 20G —
Ce soir-là. noas couchons dans le voisinage d'nn Alliage, N'dry. Les
N'drys foiment une population assez sauvage de l'intérieur et n'ayant
qu'un ou deux villages près de la rivière. Comme récemment ils avaient
reçu une petite tripotée, pour désobéissance, le chef est immédiatement
venu me faire hommage d'un cabri et d'une poule. Pour nous exprimer
que c'est un cadeau (en style nègre), le chef ou celui qui fait l'offre
arrache des plumes de la poule ou des poils du cabri et a ous en met sur
la tète et sur les pieds. Chose curieuse! les blancs ont beaucoup plus de
prestige, dans l'Oubanghi. au-dessus de Banghi qu'au-dessous, ces
gens-ci n'ayant absolument de respect (pie [tour la force physique et
considérant comme non exislanh' la force morale. Le lendemain,
21 décembre, j'élais agréaldemenl lélalih. et à l'tieure peu matinale de
sept heures et demie, notre petite llotlille continuait sa marche ascen-
dante. Les eaux, depuis que nous sommes dans LOubanghi, ont baissé
de six à sept mètres, et des rochers apparaissent, créant de petits rapides.
Vers neuf heures et demie du matin, nous en passons un assez violent
sur la rive française. Le même est presque insignifiant sur la rive belge,
à cause de la largeur de FOubanghi, qui a de quinze à seize cents mètres
de large, et dont le cours recommence à être parsemé d'îles. Vers trois
heures et demie ou quatre heures, nous stoppons au village de Bembé
(rive française) .
Bembé mérite deux ou trois mots. C'est un chef baiizyri qui, le pre-
mier, a fourni toutes les pirogues de la mission Crampel et celles de
Dybowski. Cette « entreprise » lui a rapporté beaucoup de perles, et son
village s'est enrichi, grâce à de nombreux achats d'esclaves des deux
sexes. Les esclaves, je le répète, prennent si bien les coutumes de leurs
maîtres qu'on ne saurait les en distinguer la [jlupart du tenqis. C'est de
chez Bembé que Crampel est parti pour l'iuterieur, et c'est lui qui a
recueilli les restes de la mission. Il sest mis en grande tenue pour nous
recevoir, bupielle consiste en une vieille veste bleue de milicien et une
calotte (?) plus ou iiiiiius iiizarre. Son fils est beaucoup plus élégant que
lui. lia ete Itoy d'un des membres de la mis.sion Ihhowski. et parle le
h'aiirais à |>eii près (•(.rrectemeiit. Il était \ètu d'un pagne d(> cotonnade
bleue et d une veste jiian.'he. Le village de Bemiie est bien situé, sur
— 207 —
une falaise boisée de dix à duuzc mùlres de liaiileiir. Les cases sont de
la même forme que celle quo nous trouvons inaiiitenaiil. mais beaucoup
jtlus grandes, ayant, quelques-unes, de ([uafre à cinq nudies de bauleur
et de sept à huit mcMres de diamètre à la base. C'est dans l'une de ces
cases, mise à notre disposition par master Bembé. que nous nous
sommes li\rés aux (tom'eui-s d'im sommeil réparateur.
Le 22, dès l'aurore, nous étions debout, et \ers stqd heures en
pirogue. Rien de bien saillant dans la navigation de rOubanghi durant
celte jouriu''e. A trois heures environ, nous passons en \uc de la ii\ière
Kwango, large de deux cents mètres à son confluent, et qui s'enfonce
assez profondément dans l'intérieur, au milieu des populalious lanza-
nassis. Une heure a[»rès. nous accostions au [losle de Kwango. d'où 'y
vous cahigra[»bie cette lettre. L'historique de ce poste est peu com-
— 208 —
pliqué. Fondé [tar les Belges, sm- la rive droite de l'Oidjanglii, et
abandonné par enx. an moment de l'occnpation française, il consiste
simplement en nne maison à véranda en pisé et est gardé par deux
Sénégalais de la milice du Congo français.
Ma l(^ttre a été interrompue au Kwango par les préparatifs du départ
et le passage de .AI. Greshoff. qui n'a pris de moi qu'un petit mot. Je la
reprends après mon arrivée à Yakoma-les-Abiras, où nous sommes
arrivés après une heureuse navigation.
Veuillez seulement tourner la page et reprendre le cours de nos
exploits et le tracé de nos faits et gestes futurs.
Poste français des Abiras (dernier poste français sur le
haut Oubanghi), vendredi 43 janvier 1893, par
4° 7 de latitude nord et 20M6' de longitude est de
Paris (Afrique centrale).
Je reprends simplement ma lettre interrompue au [loint ofi j'en étais,
c'est-à-dire le 22 décembre au poste de Kwango. La maison du poste,
construite en pisé par les Belges, comme je vous l'ai déjà dit. et non
réparée depuis deux années, menace un peu ruine, mais nous otTre un
abri suffisant. Je m'installe dans une des chambres: l'autre nous sert de
magasin, et sous la véranda nous installons une table qui forme tout le
matériel de la salle à manger.
Le soir même, on envoie un des Sénégalais qui doivent garder le
poste prévenir les villages que imus avons besoin de vivres, et dès le
lendemain, 23. à partir de sept heures du matin, un véritable marché
s'établit devant notre case. Les femmes, avec des paniers ou des cale-
basses sur la tète et dans le costume de notre mère Eve. viennent
apporter des deiuécs de toutes sortes, principalement de la farine de
manioc on de maïs, de l'buile de palme, des poules, des patates, de
l'igname rose et des sortes de petites racines, rappelant beaucoup la
pomme de terre nouvelle de Fiance, du tabac, des arachides, des épinards
indigènes et plusieurs autres jx-lites marcliandises du i>ays. Les hommes
viennent (pn-binefois: mais ils apportent des cabris, ce qui remplace ici
l'if?^-
:r:t^.
— 20!» —
exclusiveiiK'iil le iiioulon. Les liabitaiils des villages avoisiiiaiils sont
tous des Baiizyris, et naturellement l'unique monnaie est la [(ctite perle
bayoca rose ou blanche, dont une cuillerée à café nous sert à [tayer tout
cela, car il nous faut marchaiuler le [dus possible et écoiu)mis(M' ces
joyaux grossiers que rien ne peut remplacer dans nos échanges a\ ce 1rs
uaturels. Ils acceptent bien des étolfes et de la bimbeloterie en cadeaux,
mais jamais comme payenumt. (J'est la perle seule qui a cours. Cne
factorerie hollandaise avait été établie dans les environs pour le cam-
merce de l'ivoire; mais elle a été abandonnée depuis la création de celle
de Yakoma. Son jai-din contient quelques salades et quelques tomates.
rVous nous empressons d(; le mettre au pillage. Rien de nouveau à dire
sur les lia])itants, qui sont des Banzyris et ofTrent les mêmes caractères
que ceux que nous avons précédemnu'ut rencontrés.
Pendant notre séjour au Congo, la température a peu varié. Nous
sommes en pleine saison sèche, les eaux sont très basses, et la pluie ne
vient que rarement. Le thermomètre varie entre vingt degrés minimum
et trente à trente-deux degrés maximum. Au fond, c'est très suppor-
table; et si les soirées n'étaient pas empoisonnées par des légions de
moustiques qui nous piquent de tous côtés, Kwango serait très agréable.
Mais certains jours on est obligé d'avoir une couverture pour s'enve-
lopper les jambes, sinon on est constamment obhgé de se baisser pour
se gratter, ce qui donne aux repas africains des tenues excentriques. Je
suis un peu cahin-caha et je ne sors guère au Kwango. Sans être très
malade, je suis obligé d'absorber de la quinine, ce qui ne me donne
guère envie de chasser, ni même de me promener.
Le 24 décembre ne nous olïre aucune distraction nouvelle, et, n'ayant
pas de cheminée dans notre réduit, je me vois dans l'impossibilité de
mettre mes souliers devant le feu. Le lendemain, jour de Noël, nous ne
faisons pas grands frais pour la IV-te, mais, à ce moment, nous pensons
à vous tous, et je vous envoie du fond du cœur tous mes meilleurs
souhaits. Le soir, pour fêter un peu la solennité du jour, nous nous
offrons un bon petit repas et ouvrons une boîte de confitures dont nous
nous régalons... On fait ce qu'on peut! Le 26, je retombe sous l'influence
du paludisme. Autrement dit, un peu de fièvre revient me taquiner. Je
27
— 210 —
crois que le repos m'est nuisible. Pottier et Kiollol sont du même avis
et parlent pour lâchasse, dont ils reviennent en rapportant des pintades.
J'y serais allé avec plaisir, mais je ne suis pas assez en train et je fais des
observations bai-omélri({ues et thermométriques.
La journée du 27 est à peu près aussi insignifiante, et je la saute pour
arriver au 28, où je suis guéri.
Le 28, en arrivant de la chasse, l\jllier nous tlitcpi'un convoi assez
important descend du haut Oubanghi, et peu après on vient nous dire
qu'il y a un blanc. Qui est-ce? On attendait le retour de M. Greshofï,
descendant de ^'akonla. Nous pensons immédiatement que c'est lui. Et
d'abord vous me demanderez qui est ce M. Greshoff. C'est un Hollandais,
directeur pour la Société ah-icaine hollandaise des factoreries du Haut-
Congo. C'est en même temps une des personnalités les j)his importantes
du Congo français. J'ai dû vous en parler dans mes lettres de Brazza-
ville, puisqu'il a été un de ceux qui ont le plus contrilmé à nous faire
prendre la route de l'Oubanghi. M. (iresholT a dix-sept ans d'Afrique et
est connu depuis neuf années de tout le Haut-Congo. C'est un des
hommes qui ont le plus pratiqué le commerce de l'ivoire dans celte
rivière et ses aftluents, et qui ont le plus d'influence sur les indigènes, et
surtout sur les Arabes des Falls. H est très protégé par le Congo français,
avec lequel il est à merveille et auquel il rend de très réels services.
Dans tout le bassin du Congo, on l'appelle « Mfaumou IXtangou », ce
qui veut dire en bakongo « prince-soleil » ou « chef-soleil ». Je ne sais
pas très bien d'où lui vient ce surnom, mais on le connaît partout.
En effet, je vois une pirogue arriver avec des bagages et des indigènes.
Je demande qui arrive, et ils me répondent : « N'tangou », car la langue
diffère ici, elles Banzyris ne peuvent pas prononcer « Mfaumou ». Voilà
toutes les pirogues qui s'amènent: mais on nous dit qu'il y a plusieurs
blancs.
Le premier cpii iipparaît est M. Jucheriniu, cbef de poste de Vakoma.
délacbr par le direct(>ur du llaiil-Oubauglii pour venir me chercher et
nous montrer la roule, en nous faisant éviter de passer trop près des
villages suspecls. Il emmène avec lui sept miliciens sénégalais, inter-
prètes ou soldats, .rapprends (pi",,n nous construit des babilations aux
— :211 —
Abiras-Yakoma, et que M. Liolard, direcleur du llaiil-Oubaiigiii, se
mettra en (juatre pour nous S(^condei' et faciliter notre passage au travers
des populations nsakkaras qui nous fourniront des porteurs. On est
enclianté de notre arrivée et désespéré de ne Tavoir pas su plus tôt, pour
nous préparer des habitations plus luxueuses.
Je vous assure que ça fait plaisir, si loin de France, de voir qu'on ne
pense pas à la politique, et que tous les Français que nous avons vus, de
(juelque opinion et condition que ce soit, nous ont tous fait le même
accueil.
Quelques minutes après arrive M. Greshoff avec un de ses agents qui
rentre en Europe, et immédiatement l'inévitable bouteille de Champagne
ménagée pour la circonstance. M. Greshoff me fait presque aussitôt les
offres que je vous ai écrites dans ma lettre, et je vous assure qu'on ne
s"est pas ennuyé pendant le dîner. M. Gresliofï n'est pas au-dessous de
sa réputation d'aimable homme et de causeur agréable. Les histoires
sur le Congo n'ont pas cessé, sur les Belges surtout, que M. Greshoff ne
})eut pas voir en peinture. Aussi ces pauvres marchands d'esclaves
ont-ils été traités de toutes les façons. Maintenant les racontars sur les
indigènes n'ont pas été moins intéressants, et tous les points du Congo
où le Hollandais avait circulé ont défilé dans la conversation. M. Gresliotf
nous a aussi beaucoup parlé du Ilaut-Oubanghi ; mais j''aime mieux ne
})arler que des choses que j'ai vues, et ce ne sera que de là-haut que je
vous enverrai mes impressions personnelles; celles des autres importent
l)eu. Tout ce qu'on peut dire, c'est que nous trouverons là-haut d'iiilé-
ressants et de nombreux sujets d'études.
Après déjeuner, le lendemain 29, M. Greshoff nous dit adieu et file
sur Brazzaville, où il ne doit arriver que vers la fin de janvier. Il a du mal
à réunir ses pagayeurs, qui s'étaient répandus dans tous les villages,
poui- aller boire et s'amuser. Les Banzyi-is sont liorriblement joueni-s.
Dès ([uils ont des perles, ils s'enqircssciit d'aller les risquer à un pdit
jeu de retourne, qui consiste à jeler un certain nombre de fèves coupées
de façon que les unes retombent sur h' dos, d aulres sur la hanche.
Ils le jouent à quatre, et certains roublards on adroits amassent ainsi uiu'
quantité a[)préciable de perles. Ce jeu est moitié hasard, moitié adresse.
Une fois M. Greshoff parti, on se met en campagne pour trouver des
pagayeurs. MlM. les Banzyris, avec leur gracieuseté habituelle, ne
viennent que lorsqu'on se fâche; n'étant pas pressés, ils ne comprennent
pas que les Français le soient. Que leur importe de partir dans quinze
jours! Ils se trouvent bien. Le recrutement dure deux jours, et, grâce ù
un chef qui nous prête assistance, nos pagayeurs sont recrutés pour la
ff^ \
-—'-^
i 'Mi
ARRIVKE OR M. GRESHOFF AU KWANCO.
fin de l'année 1892 (31 décembre). Les chefs banzyris n'ont, d'ailleurs,
qu'une très faible autorité sur leurs concitoyens, et ceux-ci les envoient
carrément promener. Bien qu'ils aient des esclaves, ils n'osent même
l>as les envoyiM- comme pagayeurs, car l'esclave prétend qu'il a toujours
assez travaillé, et le patron n'ose souvent pas le contraindre avec le seul
argument sérieux qu'il possède, c'est-à-dire le bâton. L'esclave élevé
dans le pays banzyri devient Banzyri, de mœurs, et vous le vexeriez
édorinément en hii parlant de libération. Nourri, logé, payé par son
maîlre. il n'a aucun souci et \\i\ travaille qu(^ de temps en temps. Je dis
t
r
''â'\
— 213 —
payé, c'est peut-être exagéré. Quand Tesclave a gagné une somme de
perles, il doit les rapporter à son maître, qui lui en donne une partie.
Avec ce quïl a pu carotter par-ci par-là, il s'amuse pendant plusieurs
jours, et ne recommence guère à travailler que le jour où ses perles
sont écoulées. Aussi trouve-t-on difficilement, aux points d'étape et de
recrutement ordinaires, des pagayeurs, et dans les villages où l'on ne
s'arrête pas d'habitude les Banzyris viennent s'offrir en quantité.
Bonne année, messieurs! C'est le cri qui nous réveille le dimanche
1" janvier 1893; mais c'est toute la solennité qui marque un anniver-
saire si fêté, et immédiatement nous préparons le départ. Il faut absolu-
ment se mettre en route aujourd'hui, car les pagayeurs sont là, et, pour
eux, c'est un jour comme un autre. Les pirogues sont prêtes; hommes et
bagages sont embarqués, et nos pirogues, recouvertes de nattes indi-
gènes, forment de petites cahutes qui nous mettent à l'abri du soleil. Je
prends Pottier dans la mienne, qui contient, outre nos bagages person-
nels, six de nos hommes et douze pagayeurs. Vous voyez que c'est une
pirogue de taille et creusée dans un bois d'une épaisseur rassurante.
Confortablement assis dans de grands fauteuils, nous sommeillons dou-
cement, séparés par une petite table où sont tous nos objets usuels :
pipes, cigares, crayons, etc. La chaleur est assez étouffante et l'ainio-
sphère orageuse. Pendant quelque temps, nous sommes accablés; mais
heureusement un peu d'air vient nous rafraîchir et dissiper la pénible
oppression du débul. causée par la chaleur et la réverbération de
l'eau.
Notre convoi se compose de huit pirogues, porlfuil la moilié de nos
Arabes, puisque les autres sont arrivés avant nous à "^'akoma avec Julien,
et une soixantaine de charges, plus l'escorte que M. Juchereau a
<'mmenée avec lui. La première journée se passe sans encombre; de
nombreux bancs de s;d)le sont ressorlis avec la baisse des eaux et sont
couverts d'oiseaux aquatiques de toutes es[)èces. Riollot lue plusieurs
canards, à coups de mousqueton Gras, à balle. Leur chair sera un
régal succulent pour nous.
Ici. j'abandonne la journée du 1"' janvier pour vous dire en général
notre manière de voyager et n'avoir pas à y revenir chaque jour. Le
— 214 —
malin, plus ou moins l(M, embarquement, et en route. Vers onze heures,
les pirogues des blancs se réunissent sous un arbre (au bout de deux
jours, le signal du déjeuner était un coup de corne comme à Bon-
nelles), et, assis dans nos pirogues, nous mangeons des œufs durs, des
boîtes de conserves ou de la viande froide de la veille, le tout arrosé de
thé froid ou d'eau tiltrée. Quelquefois on fait dans la pirogue une ome-
lette ou des œufs sur le plat, car les Banzyris entretiennent toujours du
feu dans leurs pirogues, à l'arrière. On reparlait ensuite jusqu'à quatre
ou cinq heures.
Cette parenthèse terminée, je reprends le récit de notre première
navigation de 1893. Nous passons devant quelques villages banzyris,
ayant soin de longer toujours la rive française. Quelques villages ont des
grands mâts auxquels ils arborent immédiatement à notre approche
le drapeau tricolore. A un moment donné, nous craignons une tornade,
qui eût pu faire chavirer nos embarcations: mais elle fde à Thorizon,
signalant seulement sa présence par quelques coups de tonnerre lointains
et une atmosphère fortement chargée d'électricité. A cinq heures, nous
campons sur un banc de sable, où nous dressons nos tentes, pas bien
loin de la rive française et en face d'un village banzyri dont le chef,
M. Joko, vient nous offrir ses respects et quelques vivres. A partir d'ici
jusqu'à Yalioma, nous avons eu des œufs et des poules, en quantité très
considérable. Un petit orage nous sert d'orchestre pendant le dîner, et
nous ne tardons pas à dormir profondément, après nous être copieuse-
ment rassasiés, suivant les principes adoptés par toutes les Facultés
pour se bien porter en Afrique. Je serai sûrement obligé d'avaler des
quantités incommensurables d"eau de Vichy, lors de ma rentrée en
Europe.
2 janvier. — A six heures, tout le monde deboul ! et à six heures trois
quarts, en route! Beau tenq)s. bonne humeur, a// r/V////.' A neuf heures
un quart, nous arrêtons au village du chef r.abato, (lui. ayant fait (pielques
bêtises, a eu son village brûlé |)ar ordre de l'adminislralcur. Ci^b' leçon.
qni est à peu près la seule (pion puiss(> infliger aux indigènes turbulents,
a eu le meilleur effet, et, bien que les cases aient été brûlées, il y a trois
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— 2ir3 —
semaines à peine, nous sommes très bien reçus dans un villaf^c
reconstruit. Il ne faut pas longtemps aux Banzyris pour refaire leurs
terriers, et, en même temps, la petite flambée infligée les rend extrême-
ment aimables pour ceux qui passent ensuite. Ce sont do mécliants
enfants auxquels une bonne fouettée modifie heureusement le caractère.
Ces petites punitions sont parfois indispensables, sinon MM. les noii's
s'imagineraient qu'on a peur d'eux et engloutiraient tranquillement
dans leur estomac les blancs qui circulent isolément sur la rivière. En
efl'et, les agents des maisons de commerce montent dans une pirogue et
vont récolter l'ivoire un peu partout. Le gouvernement doit assurer leur
tranquillité, et le seul moyen est de maintenir l'indigène dans le respect
du blanc avec un mélange de douceur et de fermeté. (Que c'est beau!)
Les deux fils du chef sont dans ma pirogue, comme pagayeurs, et les
habitants nous apportent des vivres en ([uantité. Après avoir buquebpies
verres d'excellent vin de palme, tiré fraîchement de la cave, laquelle
est représentée par les faîtes des palmiers, notre navigation reprend sou
cours.
A deux heures, nous apercevons une nuée à Thorizon, d'un brun
extraordinaire, qui couvre la rivière et s'étend au loin sur les bords. C-e
n'est pas un orage ni une tornade, mais un vol immense de sauterelles.
Les Arabes eux-mêmes disent qu'en Algérie ils n'en ont jamais vu de
semblables.
Pendant deux heures quinze, nous naviguons sous les sauterelles, et
pourtant elles traversent le fleuve en bandes serrées. J'estime que la
largeur de la bande est de neuf à dix kilomètres, sur une longueur de
vingt-cinq à trente kilomètres. Le ciel en est naturellement obscurci, et
la rivière charrie par milliers les cadavres de ces bestioles qui n'ont pas
eu la force de traverser les quinze à dix-huit cents mètres qui séparent
une rive de l'autre. C'est vraiment un spectacle curieux.
Tantôt cette neige des pays chauds se précipite en escadrons serrés;
tantôt ce ne sont que des tirailleurs épars qui voltigent au-dessus de nos
crânes, suivant tous la même direction. A l'endroit où ils stopperont,
adieu les récoltes de bananes, de millet, de manioc et de maïs; la récolle
sera faite pour plusieurs années. Les indigènes s'en consolent en a\a-
— 21G —
laiil avec délices ces cre\ettes lerreslres, après les a\uir iail siinple-
iiieiil bouillir ou griller. Uepas siicculeul. luirail-il, mais auquel je nai
l)as tenu à iioùler. Les indigènes n'uni pas de niiiu's de sel, mais en
labriquent en brûlant certaines lierbes. Il est Mai ([uil est très chargé
de soude et servirait [dus facilement à la fabrication du sa^on ((ue de
condiment à un potage succulent. Suivant notre habitude, nous cam-
pons sur un l)anc de sable, en face d'un petit village, Ndjoua, dont la
place imbliipu' n'eût [las été suffisante [lour contenir (ont notre per-
sonmd. Lu peu d'orage le soir, mais si faible (pie je n'en [larle pas.
ha plus terrible maladie de l'Oubanghi et, [tour ainsi dire, la seule, la
dvsenlerie, devait mar([uer encoi-e d'mn' pierre noire la journée du 3.
haitis à six heures trois (juarts, nous arrêtions à midi et demi, [loui-
enterrer un tirailleur (|uele lléau avait marqué comme victime. Pres([ue
tous en ont été frai>pés, mais y ont échappé; celui-ci était désigné, et
c'est le (luatrième que nous perdons par cette cruelle maladie. La
dysenterie est causée ici par des vers intestinaux longs de dix centimè-
tres environ, et qui rongent llntestin. Dès que l'homme a expulsé,
grâce à la santonine, ces animaux, il est sauvé; si, au contraire, ils
sont récalcitrants, aucune force humaine ne pourrait le guérir. La
rivière est dominée ici par ([uelques collines sur lesquelles on aperçoit
de temi)s en tem[)s un petit village. Ce sont des populations N'drys qui
hahitent l'intérieur. A quatre heures, nous stoppons sur un banc de
sable. La chaleur nous a fort incommodés en ce jour. Aussi, bonsoir.
4 jaiicier. — A se[)l heures (juinze, signal du départ et navigation au
miheu d'iles boisées, de bancs de sable ou même de rochers. Un petit
rideau d'arbres borde la rivière, et, au second plan, on aperçoit des
collines, couvertes de brousse. N'ayant pas rencontré de villages hier,
nous arrêtons à onze heures à un village pour acheter des vivres. Les
Banzyris sont finis, et nous voici de nouveau en face d'une poi)ulation
différente : ce sont des Bangakas. La langue est changée, et rarchitec-
lure aussi. Ce ne sont plus des cases rondes en forme de meules de
[)aille, mais de véritables huttes.
Ce (juil y a toujours de reman[uabl(S c'est la pelilesse de la i)orfe. 11
UN IMMENSE NUAGE DE SAUTERELLES PASSA AU-DESSUS DE NOS TETE>
faut littéralement se mettre à quatre pattes pour pouvoir s"y insinuer;
mais une fois dedans, on y est assez ])ien. L'aération se fait par la porle
et par le dessous du chapeau de la ruche. La hase est en argile jusqu'à
une hauteur de quinze centimètres. Tout le reste est en paille. Le faî-
tage est assez varié. Les artistes architectes se livrent quelquefois à des
excentricités de leur cru, et, au lieu de faire une simple flèche comme
celle que j'ai caricaturée, ils font deux pompons ou arrondissent le
sommet et mettent un pot de terre pour couronnei- le hiit. Quelquefois
même, un petit bout de chiffon imite les drapeaux, car, comme les
singes, ces gens-là sont imitateurs, et les actes des blancs leur servent
de modèles.
Mais si nous nous attardions trop longtemps au village, nous n'avan-
cerions pas. Aussi on remonte en pirogue, et sans incident remarquable
on arrive à quatre heures sur un banc de sable, mis à notre disposition
par Son Altesse l'Oubanghi. Le camp est à peine établi que soudain la
nuit se fait, noire, noire, noire. Il n'est pourtant que cinq heures.
C'est la tornade, et cette fois-ci nous n'y échappons pas. Un roulement
ininterrompu de tonnerre nous annonce son arrivée, et une légère brise
commence à souffler. Quelques éclairs illuminent seulement le campe-
ment. iNous faisons installer la table sous une tente. A peine le couvert
est-il mis que le vent de la tornade envoie une de ces petites bouffées
auprès desquelles l'Aquilon de la fable de La Fontaine était un pur sau-
teur. En une seconde, toutes les tentes, sauf la mienn(\ dégringolent.
La table et le couvert gisent sur leur cercueil de toile. Le sable vous
entre dans les yeux, dans la bouche: on ne se voit plus, on ne s'en-
tend plus. Machinalement les hommes se groupent initour de ma Icnlc.
et je leur en fais tenir les ficelles. Second et troisième coup de vent; la
b)i'nade nous entoure, les pirogues chargées menacent de couler bas.
On les décharge tnnt bien (pic mal. et à ce moment le lonncn-c et les
éclairs font lage. On ne distingue rien, on est aveuglé, c'est charmant!
Pour comble, la pluie tombe, et de temps en temps, entre deux coups
de tonnerre, on entend la voix de Riollol clamant après son boy à la
recherche de ses affaires entraînées par la tornade. Heui'eus(!ment, le
vent tombe vers huit heures, et nous pouvons dîner n'importe comment.
— 218 —
L'orage se calme aussi, et Aers dix heures et demie tout dormait dans le
camp, sous l'œil plus ou moins vigilant du fonctionnaire qui surveille
les pirogues.
Le lendemain, on constate en se réveillant que tout est plus ou moins
mouillé ou plein de sable. Quelques fusils même sont remplis de ce der-
nier et fonctionnent mal. Nous sommes au 5 du premier mois de l'année
1893. On nous a ainioncé, dans les derniers villages où nous sommes
passés hier, qu'un grand village devait chercher à nous arrêter en nous
envoyant des flèches et des zagaies. Vers neuf heures et demie, nous
sommes en face dudit village et gagnons prudemment le large pour voir
l'intention de ces messieurs. Nous voyons plusieurs groupes d'hommes
armés de lances, et l'interprète leur demande s'ils veulent la paix ou
la guerre... Nous sommes à quatre ou cinq cents mètres d'eux. Ils
répondent qu'ils veulent la guerre, et poussent des cris en dansant.
Immédiatement une ou deux balles sont envoyées, mais tout à fait
inoffensives. Cette démonstration les épouvante tellement qu'en un clin
d'œil tous ces braves guerriers ont disparu, et que nous ne pouvons
même pas en apercevoir un, une fois descendus dans le village.
Quelques instants après, nous nous remettons en route, non sans
avoir déjeuné, et à quatre heures nous arrêtons en face d'un village sur
un banc de sable. Les habitants viennent nous vendre des vivres, dès
qu'ils nous ont aperçus. Ce sont des Sangos, population offrant beau-
coup d'analogie au point de vue des occupations avec les Banzyris : c'est-
à-dire qu'elle s'occupe de pêche et fournit des pagayeurs. Les cases sont
semblables à celles des Bangakas, décrites plus haut. Quant à leur cos-
tume, je n'en parle pas, étant certain qu'un courriériste de modes ne
trouverait même pas de quoi remphr le quart de son feuilleton. Nous
buvons un peu de vin de bambou, qui est loin de valoir celui de palme,
et a un petit goût amer peu agréable. Le soir, nous avons de l'oie à
dîner. C'est la chasse de MM. Juchereau et Jliollot. Bien que ce palmi-
pède soit inférieur comme goût au canard , sa chair est déclarée très
bonne, et nous en re[)renons deux on Irois fois.
C'est aujourd'hui, 6 janvier, que nous devons arriver au poste de
Mobaï, avant-dernier poste français, sur l'Oubanghi. A sept heures.
— 21!) —
nous partons par un beau soleil de janvier et une douce cludeur. Les
collines qui entourent le fleuve s'élevant à mesure que nous avançons, et
la mousse d'eau qui couvre la rivière, nous |)résagent un rapide pro-
chain. Vers une heure, nous sommes dans une espèce de lac, entouré
de hautes collines, auprès desquelles ou voil de nombreux villages très
denses. La rivière semble barrée. Bientôt nous apercevons des rochers,
et l'étranglement par lequel l'Oubanghi se fraye une route en cascadant
n"a guère plus que d(Hix cents mètres de large. Sur la rive belge se
trouve le poste de Banzyville, qui a l'air fort bien construit. Mais pour
l'instant il ne s'agit plus de regarder en l'air et autour de soi; le passage
Tout le monde met pied à terre sur les rochers, et le déchargement
des pirogues se fait assez rapidement, grâce au concours d'une cinquan-
taine de Sangos, envoyés par un de leurs chefs })Our nous aider. Aussi-
tôt vide, chaque pirogue est lancée dans la chute. Une dizaine de San-
gos, dans l'eau jusqu'à la ceinture, aident les pagayeurs et poussent la
l)irogue, dès qu'elle est engagée dans le courant. Mais ils ont soin de ne
pas la laisser reculer, car ils disparaîtraient dans des tourbillons de sept
à huit mètres de profondeur, sinon plus. Il y a cinq ou six jours, avant
notre passage , un agent hollandais a perdu dans ce rapide dix-sept
caisses de perles. Il est vrai qu'il avait voulu le passer à la nuit et sans
décharger sa pirogue, ce qui était d'une imprudence extrême. 11 est
heureux qu'aucune mort n'ait été à déplorer. Plus prudents, nous
passons en plein jour, et comme nous avions déchargé tous nos bagages,
aucun ne s'est perdu. Du rapide, nous apercevons le poste de Mobaï,
situé à un kilomètre environ, au bout d'un village; mais le courant est
assez rapide, et nous devons employer une demi-heure environ pour y
arriver... Le chef de poste de Mobaï, M. de Brégeot, est malade. Il vient
cependant au-devant de nous et assiste à notre débarquement.
Le poste de Mobaï, fondé en 1891 par une mission française envoyée
par la colonie, est certainement le poste le plus dénué de ressources
qu'il soit possible d'imaginer. Non pas que les vivres et les indigènes
manquent ; mais l'administration s'est surtout préoccupée des autres
postes, et celui de Mobaï est resté i)endant de longs mois sans la monnaie
— 22{) —
du pays, c'c.sl-à-dirc sans [(crles. Aussi, uiali;ir loule sa. huiiiiL' voloiilr,
le chef (le [(oslc n'a-l-il [ui lairr (|ii'uu(' [lauM'r case cl a-l-il \ccu au jour
le j»mr. ileiueiiseuieul ([u'ou a liui |)ai- lui einoyer ce ([u'il lui fallail
[lour relaiie son posle et le changer de [dace. eu rélahlissant dans une
i'orl jolie siUialion. à che\al sui- les ra[tides. Il \a l)ienlùtle comuiencer;
en alteudanl, il a pris une grosse iullueuce sur les peuples voisins qui
sont Sangos, sur la rivière, et une trihu de Bituhous dans Tintérieui'.
J'aurai iiccasiou de nous parler longuement de ces derniers et dune
iaçon intéressante, mais dans une prochaine lettre.
Le lendemain, 7 janvier — j'ouvre une parenthèse pour souhaiter la
lete à ma sœur, — nous prenons un jour de repos à iMobaï, et jeu prolite
pour l'aire ([uidques courtes obsei'valions sur les Sangos. Pour la pre-
mière fois peut-être je remarque un signe distinctif pour les gens en
deinl: preuve que les Sangos ont davantage le sentiment de la famille
que les Banzyris. La manière de porter le deuil parmi eux est, du reste,
fort curieuse. Les hommes ou les femmes qui ont i)erdu un })roche se
mettent, soit autour de la ceinture, soit autour des reins, une gerbe de
paille dont l'extrémité pend librement. Quelques-uns ont ainsi l'air
d'avoir une queue de cheval. De jtlus, les femmes se noircissent le front
jusques et y compris l'arcade sourcilière. D'autres ajoutent des guèti-es
de paille (jui ressemblent à des jambières... La [lerle bayoca a encore
cours ici; mais lus indigènes préfèrent la kinja. Ce mol ne vous disant
probablement rien, en voici l'exphcation. C'est une [)la({ue de fer, forgée
à Yakoma par les noirs et avec laquelle les autres imligènes riverains
fabriquent leurs lances, couteaux et sagaies.
Tour une kinja, on a une poule. Pour cinq ou six, quehpiefois [dus, on
a uiu' chèvre. Mais pour les Sangos, les kinjas ont une plus grande
valeur, puisqu'ils achèh'nt avec elles des femmes ou des esclaves. Lu
esclave vaut environ cenfkinjas, mais un bel esclave ! 11 est assez diflicile
de représenter cette somme en argent européen; néanmoins, d'après
mes calculs et en comptant les frais de transport des perles, cela repré-
sente environ une somme de vingt-quatre à vingt-cin(| francs.
Mais nous avions hâte d'arriver à Vakoma-.Abiras, ri le lendemain,
«janvier, nous quillions à neuf heures le poste de Mobaï, toujours dans
— 22[ —
les mêmes |)ii'Oj:;ues elavec les mêmes pagayeurs. Nous longeons presqne
immédialement une grande ile où sont installés quelques \illages san-
gos. Je dois a\ouer qu'après le déjeuner, je me suis endormi dans la
[)irogue, et je me rappelle m'être réveillé sur l'Oubanghi qui a pas mal
changé d'aspect. Un grand nombre de palmiers en boideul les rives. A
quatre heures et demie, nous arrivons à un grand village, situé sur la
rive française. Le chef est mort il y a quelques jours, et son lils a é|é
nommé chef à sa place. Il nous reçoit à bras ouverts. Les femmes el les
enfants du défunt sont tous en deuil, à la manière du pays, expliquée
[)lus haut. Les funérailles du chef sont célébrées depuis plusieurs jours,
mais la coutume veut que la famille du défunt paye à boire à tout le
village. Une bonne partie de sa fortune passe ainsi en vin de [udme ou
de bambou, et la nuit est consacrée à se pocbai-der en riionneur de
celui qui est parti au paradis des bons noirs. Le jeune clief noublie
pas cependant les lois do Ihospitalité et met plusieurs huttes à noire
disposition. M. Juchereau, comme agent du Congo el chef du poste
dont dépend le village, offre au jeune homme un cadeau de joyeux avè-
nement, et nous pouvons, sous le toit hospitaher des noirs, nous livrer
aux douceurs du sommeil. Une tornade assez forte éJ»riinle noire case
vers minuit; mais elle est solidement construile... el la romance, un
instant interrompue, reprend de plus belle.
La tornade de la nuit a refroidi considérablemenl la lenqiéralure. el
c'est par un temps brumeux, gris et humide, que nous reparlons le len-
demain, 9, vers sepl heures quinze. Les rives sont encore bordées de
palmiers, très nombreux, et les villages se succèdent rapidement sur la
rive française. Vers deux heures, nous sentons les approches des rai)i(les
de Cétéma. Un village est à l'entrée, où nous mettons pied à terre. Les
hommes passeront à terre, el les Ijagages franchiront les rapides. Pour
moi, je fais vivement j)ar lerre le tour des rapides et vais m inslaller
sur les rochers qui bordent la passe du côté français, j[)Our assister an
passage des pirogues. La passe n'a guère plus de vingt mètres de large
en ce moment, et l'on saute de toutes paris sur les rochers. Un grand
nombre d'indigènes viennent prêter leur concours, et, malgré la violence
du courant, les pirogues passent toutes avec un succès élonnaïU. Mais
le plus joli passage est celui de la Duchesse Anne qui flotte légèrement et
avec cinq hommes dedans, et qu'une pirogue remorque brillamment. De
lautre côté du rapide, il y a deux ou trois villages, au milieu desquels
nous campons et nous nous abreuvons avec délices d'un excellent vin de
palme. Je ne ré})onds pas de n'avoir pas un peu dépassé la mesure;
mais heureusement on ne s'en est pas trop aperçu autour de moi. Je
n'ai jamais vu tant de poules à vendre qu'en ce pays-là. Je suis sûr
qu'on en aurait acheté deux cents, si on avait pris toutes celles qui ont
été offertes.
Une brume qui ressemble beaucoup à du brouillard couvre l'Ou-
banghi. lorsque nous nous réveillons le 10. Cependant, dés six heures
cinquante, nous fdons. Les palmiers diminuent; mais cependant les
agglomérations de villages sont énormes. Vers dix heures et demie,
nous voyons les rives couvertes de bois, et nous nous en écartons pru-
demment; car les Boubous, population sauvage et féroce de l'intérieur,
ont souvent l'indélicatesse d'envoyer des flèches qui pourraient blesser
nos épidémies délicats. Rien de semblable, par bonheur, ne nous arrive,
et, sauf une zagaie maladroitement lancée contre une pirogue trop
avancée, nous continuons paisiblement notre navigation. Le ciel est
brumeux et le temps orageux. A peine sommes-nous installés sur un
banc de sable, pour y passer la nuit, que la pluie tombe à verse, heu-
reusement sans vent.
Le ciel était encore plus gris le lendemain matin , et la pluie nous
empêche de partir avant huit heures. Vers huit heures et demie, le
soleil chasse les nuages, et nous apercevons un grand nombre de villages,
situés à l'embouchure de la rivière Kotto ou Bandou (?) : c'est là que
le chef de poste français des Abiras a été récemment tué et mangé par
les Boubous. Les villages que nous rencontrons maintenant sur les rives
sont yal<omas, et c'est notre dernière journée de navigation sur TOu-
bangbi. A quatre heures quinze, nous mettons pied à terre, au commence-
ment des villages qui s'étendent jusqu'au poste des Abiras. A cinq heures
et demie, nous entrons dans l(> [loste. Les pirogues n'arrivent qu'une
demi-heur(> après, le couiaid les empêchant d'aller aussi vite que les
piétons. La réception la i)Ius cordiale nous attendait de la part de
— 223 —
M. Liotard, à qui notre arrivée a causé la plus grande joie ; mais je vous
raconterai tout cela et dautres choses encore dans une prochaine lettre.
Un courrier hollandais part, et, comme il pourra gagner bien des
jours sur le courrier officiel, je profite de Toccasion, vous renvoyant
pour la suite à la lettre qui sera probablement palpitante d'intérêt. .Tulicn
a eu la dysenterie, mais il va beaucoup mieux.
Votre fils, africanisé complètement,
Jacques.
P. S. — La lettre partira dans une quinzaine de jours.
Finie aux Abiras. le 20 janvier 1893.
Télégramme officiel reçu aux Colonies vers le 15 mai 1893.
Nouvelles missions Liotard , datées haut Oubanghi, 22 décembre,
signale arrivée détachement lieutenant Julien (mission Uzès) (\m a pro-
duit impression excellente sur indigènes. Chef Bangassou fait démarches
pour obtenir protectorat français (1).
(d) Il j a eu en effet des émissaires de Bangassou qui sont venus entamer des pourpar-
lers avec le lieutenant Julien.
XXIIl
AUX ABIRAS
M. LIOTARD. — LA CONQUIÔTE DE l'oiJBANGHI. — LES BOUBOUS. EXPÉDITION.
LA COLONNE. A COUPS DE FUSIL. AU BIVOUAC. — M. DE POUMAYRAC
EST VENGÉ. — UNE LETTRE DE Ml' AUGOUARD.
Les Al)iras, Afrique centrale, Congo français.
\" février 1893. Finie le 13 février 1893.
J'ai Irrminr un peu bnisqucmont ma lellro rauli-o jour, mais le.s
occasions troxpédicr des courriers sont assez rares ici et de plus un peu
imprévues, car les agents des maisons de commerce vont et viennent
souvent sur la rivière, mais ne préviennent que deux ou trois jours
avant, et lorsqu'on est en retard, la correspondance est forcément plus
liâlivo. Quant au courrier que doit expédier régulièrement le poste, il
nVsl pas encore parti depuis notre arrivée et ne descend pas plus d\me
fois par mois. A sa dernière descente à Banglii, la pirogue a été volée,
et depuis il faut de grandes occasions pour que le poste expédie un
con\(ii. .res|Ȏro (|ue d'ici quelques jours uiic flollillc de pirogues des-
cendra le cours de la rivière, et je lui confierai mon papier.
.1 ai laissé ma dernière lettre au moment où, après avoir longé p(Mi-
danl luic heure la rive à jtitMJ, liish.irr de se dégourdir l(^s jamix's. nous
faisions n(tli'(' entrée au poste des Abiras. M. IJolard nous reroil. et
c'est lui (pii a le commandement du haut Oubanglii, («t. comme vous le
verre/, plus lard, il a su prendre une inOiience très considérable sur les
indigènes de ces contrées si éloignées de la c(Me. et dont aucun ne con-
naissait les blancs il y a dix ans. M. Liotanl est pharmacien de deuxième
classe du cadre des colonies, et attend sa nomination au grade de pre-
mière classe, ce qui équivaut au grade de capitaine. Il a presque tou-
jours vécu aux colonies, depuis son entrée au service, ce qui lui a permis
do connaître les causes probables de bien des maladies, et par suite, de
les soigner avec succès. Il a soigné admirablement Julien qui élait gra-
vement atteint de la dysenterie, et à l'heure actuelle à peu près remis
sur pied. Deux agents du Congo, montés presque en même temps que
nous, et le chef de poste des Abiras, M. Juchereau, constituent tout le
personnel blanc du poste. Deux Hollandais y vivent également, comme
agents de la A. H. V. (Société hollandaise), et un Français doit aussi s'y
établir comme représentant de la Société anonyme belge. Les forces
armées du poste consistent en une quarantaine de miliciens, presque
tous Sénégalais, plus une dizaine d'autres, détachés isolément dans
divers viHages comme garde-pavillons, et ce peu de monde doit faire
respecter le drapeau français par des miniers d'indigènes do tous les
acabits. Grâce à riiabilcté de M. Liotard, on y arrive à peu près.
Mais je dois vous faire ici un petit tableau de la conquête de l'Ou-
banghi. Les Belges les premiers remontèrent la rivière avec un petit
vapeur, commandé par le capitaine van Gèle. Celui-ci, arrivé à hauteur
des Yakomas, se trouva trop faible et, devant l'attitude des indigènes,
fut obligé de rétrograder (ceci se passait en 1884). Il revint quelque
temps après châtier les principaux chefs et établit un poste à Yakoma,
rive droite de 1 Oubanghi, et, poussant plus loin, lui et, plus tard.
Al. Le Marinel remontèrent le Mbomou jusque chez Bangassou, oii ils
établirent un poste. Or, ces postes étaient sur la rive droite et, de
idus, au-dessus du quatrième degré nord, limite donnée à l'Ltat indé-
pendant par la conférence de Bruxelles et de Berlin. La France protesta
et envoya (1890-91) une exploration, commandée par M. Gaillard,
athninistrateur des colonies, avec ordre de planter le pavillon tricolore
sur toute la rive droite de l'Oubanghi, au delà de Banghi, et de conti-
nuer en se maintenant au-dessus du quatrième degré parallèle nord.
La mission remonta à Mobaï, où elle fonda le poste actuel, presque en
face de celui que les Belges avaient construit sur la rive gauche et
appelé Banzy ville. De là, les explorateurs continuèrent et arrivèrent à
— 220 —
cùlr du [luslc belge de VaUoiiia. situe sur la i'i\e dntJle de l'Oubaui^iii,
au conllueul des ri\ièiTS Quelle el .MI)Ouiou. Les Fiaurais proteslèreul
ot, laissaulà leur gouvcrnenienlle soiu de taire régler laflaire, fondèrent
à trois kilomètres eu aval du jiosle belge el sur la même ri\ e le poste
des Abiras, du nom d'uu \illage (jui, du reste, n'a aucun raji[iort avec le
poste et en est nuMne très éloigiu''. M. Gaillard, soutirant, laissa les
postes suus la sur\eillance de .M. de Poumayrac, chef de poste du cadre
congolais, età des sergents sénégalais. M. de l'oumayrac restait prescpu'
seul, sans [terles. |)ar conse([nent }ires(pn' sans vivres, quand arriva
M. Liotard avec des ravitaillenn'nts et (juelques caisses de perles,
malheureusement en nombre insuftisant. ('/était en mars 181)2. Au mois
de juin, M. de Poumayrac lit une exploration heureuse dans la rivière
Bandou, que vous trouverez sur les cartes sous le nom impro[)re de
Kotto, et remonta cette rivière juscin'à une chute de vingt-cinq mètres
de haut qui en coupe la navigation à une certaine distance (vingt et une
heures de pirogue environ). Il avait re(;u [)artout le meilleur accueil,
j)rincipalementde la part des A'/.akUaras. qui ont ordre de leur chef d'ac-
cueilhr très bien les Français. Les Boubous eux-mêmes lui avaient
apporté des cabris.
Tout d'un coup, il veut se venger d'un chef boubou — on ne .sait trop
le nn)tif qui le poussait. Il débarque avec ses onze Sénégalais armés de
fusils el quelques auxiliaires nzakkaras ouyakomas, se figui'ant probable-
ment (pie les Boubous s enfuiraient connue les autres noirs, et que la vue
d'un fusilles terroriserait. Au commencement, tout alla bien. Quelques
cases flandjèrent, el alors M. de Poumayrac, croyant la vengeance suffi-
sante, s'apprêtait à retourner à ses })irogues, dont il était éloigné
d'environ trois kilomètres. La moitié du chemin se lit sans incidents, le
terrain étant i)lal el découvert; mais à ])eine est-il entré dans la brousse,
qu'il est entouré d'un millier de Boul)ous. Vn couteau de jet lancé
adroitenuMil tue son boy. Il court |iour le r(dever. et un autre couteau
l'étend raide nu)rt, la tète coupée. Le> onze Sénégalais entourent son
corjis cl (-(munencenl ini leu ia|)ide. Mais les Boid)ons ont a u tondter le
blanc, et ils veulent à tout prix en manger. Les Sénégalais épuisent vite
leurs cartouches et tombent sous les zagaies. Un d'eux brise son fusil
.NOS AI.MKS LES NZAKKAl'.A^
sur la tî'lo dos Boiil)ous. qui finissent \n\v le tuer, après avoir laissé
plusieurs morts sur le thamp de bataille. Quelques auxiliaires nzakkaras
ou yakomas se font aussi tuer aux pieds du Français. Quelques-uns
s'éeliappent cependant et préviennent celui qui est resté à la garde des
[drogues, un Sénégalais également, et celles-ci s'éloignent dès qu'on a
la certitude du massacre. Les Boubous ne les inquiètent pas, satisfaits
des quarante bommes environ qui sont par terre et des douze fusils qu'ils
ont pris. Ils ramassent armes et morts et emportent tout cbez eux.
Naturellement, tous les villages boubous avoisinants se réunirent pen-
dant [ilusieurs jours à de grands festins où les corps des bommes
massacrés fournirent à ces aiillirùpopbages des aliments aussi abon-
dants que succulents.
Le cadavre du blanc fut divisé en plus petits morceaux que les autres,
cbaque indigène voulant en mangrr une partie pour se domier la force
et les qualités de la race blanche. Le crâne seul fut réservé et placé avec
ceux des onze Sénégalais dans une case boubou. La tête du blanc était
an centre, et celles de ses soldats tout autour de lui.
Quand la nouv(dl(' du désastre parvint au poste, M. Liotard fut atterré
et jura natur(dlement de venger la mort de son malheureux chef de
poste. .Mais il manquait de forces pour s'exposer en pays ])onl)Ou. car il
aurait sûrement subi une défaite qui eût complètement détruit notre
l)restige dans l'Afrique centrale, et la saison des pluies arrivant, il fut
contraint de demander des renfoi'ts et d'attendre, les bras liés.
Flnorgucillis par ce succès, les villages boubous qui avaient précédem-
ment remporté quelques victoires, et chez lesquels les blancs ne
jiouvaient pénétrer, cherchèrent querelle à leurs voisins et leur firent
subir de sanglantes défaites. Ils déclarèrent que les Français n'auraient
les crânes de leur compatriote et de ses compagnons que s'ils venaient
les chercher les armes à la main. Puis ils firent dire que les Français
seraient mangés, quand ils viendraient, comme des petits poulets, qu'ils
aAaient trouvé le blanc excellent et qu'ils ne demandaient qu'à pouvoir
se procurer de ses pareils. Enfin, ils les a])pelèrent d'un nom (jui. dans
la rivière Bandon et même un peu dans rOultangbi. signitic « Fi-ancais
lâches » ; Fara Doïgoï.
— 228 —
M. Liotard demanda par lellros des secours et des renforts: mais la
métropole est loin, et il {allait du temps pour les envoyer. Cependant, au
reçu de ces premières lettres, le sous-secrétaire d'État aux colonies télé-
graphie que soixante mille francs étaient mis à sa disposition en mar-
chandises et en soldats, et — à ce moment nous étions à Brazzaville —
M. Dolisietit partir en même temps que nous de Brazzaville des renforts
et des perles, et prévint M. Liotard de notre arrivée. Celui-ci nous atten-
dait avec impatience, et. dès que nous fûmes parvenus à destination,
l'expédition contre les Bouhous fut iixée au plus prochain jour. Retardé
quelque temps par la maladie de Julien, le départ fut fixé au 2 février.
Ce jour-là eut lieu le départ: quatre-vingts hommes enviion. loiil
compris, montèrent dans les pirogues, et vogue la galère!
Les forces unies de Texpédition étaient composées de :
r Sept hlancs : M. Liotard. directeur du Haul-Ouhanghi: M. Fraisse,
agent du Congo français: MM. Julien. Pottier. Riollot et moi. de l'expé-
dition d'Uzès:
T Trente-cinq Sénégalais, miliciens du poste:
3" Trente-deux Arahes et six Sénégalais à moi ;
Plus deux ou trois boys, guides, etc.
Le connnaudement des o[(éiations militaires fut, de l'avis unanime,
conféré à Julien, qui divisa les troupes en sections, sous les ordres
de quatre d'entre nous. Les Boubous occupent la droite de la rivière
Bandou ou Kotto et s'étendent jiis(pie vers Mobaï. Nous devons nous
installer jiiès du \illage marqué N'ganda sur la carie. e1 (b> là faire des
incursions dans j'injérienr. du côté opposé.
Le 2, nous coiicliioiis au [u'cinier village de la rixière. api-ès a\oir
déjeuné chez Touramba, au confluent des deux rivières, cl le \\. à onze
heures, nous nous installions dans le petit village yakoma. situé à peu
de dislance du [tosle et \illage nzalvkara de iV'ganda. Nous avions passé
en vue d'un \illage boubou, sur la rive droite, d'où ces derniers nous
avaient insultés et disaient (pie nous arrivions à })oint. car ils avaient
des réserves de mil m (pianlité suffisante pour nous faire griller avec.
Mais on no daigna nuMue pas leur répondre. La ri\ière Kotto ou Bandou
est une fort jolie rivière, large d'environ deux à trois cents nn^dres et
bordée d'arbros: l'eau en est beaucoup pkis claire et plus agi'éaljle à
boire que celle de lOubani^bi. qui est lounb'. sale et [ieu[tlre de vers qui
donnent la dysenterie. En certains endroits, cette })elite rivirre traverse
des coins de prairies et de bosquets qui rappellent la Normandie,
et quelque temps après on se croirait dans une serre, tant les plantes
qu'on est accoutumé à voir sous vitre y sont accumulées, dirait-on, par
la main des bommes. Enfin un grand avantage est celui de l'absence de
moustiques. Pendant les quelques jours que nous avons campé sur ces
bords, ces terribles petits carnassiers nous ont laissés tranquilles, et
nous avons pu nous délasser à Taise de nos fatigues.
Voici le résumé succinct de nos o|)érations. Elles ont fait le sujet d'ini
rapport officiel qui sera certainement et forcément communiqué en
France.
Le 4, réveil ù trois beures et demie (c'est tôt ! ). Départ à cinq beures.
Occupation du seul village boubou situé sur la rive, presque sans coup
férir. Marclie dans l'intérieur. Arrivée, après deux kilomètres de
marcbe, au pr(.'mier village boubou. Les Boubous, tout en se dissimu-
lant, nous accueillent par des burlements de guerre qui se traduisent
par : « Ou! ou! ou! ou! » Destruction des villages. Marcbe de quatre
kilomètres au milieu de cases très propres et d'immenses plantations de
patates, de manioc, de maïs, de mil, de bananiers et de palmiers. Les
Boubous semblent en fuite. On commence le retour vers les pirogues.
Mais l'ennemi cboisit ce moment pour nous entourer, nous menacer et
nous attaquer. Nous formons le carré et nous faisons tomber sur les
noirs une pluie de plomb: mais, contrairement aux habitudes de leurs
congénères, ils ne se sauvent pas. et. tandis que les uns nutrdenl la pous-
sière en combattant, les autres continuent à lancer sur nous flèches et
couteaux, dont l'un passe à quatre ou cinq mètres au-dessus de nous.
Ce[)endant les Boubous commencent à se débander et à reculer sous la
grêle de bafles que nous leur envoyons. Nous avançons toujours vers la
rivière, et, après quelques coups de feu tirés sur les plus hardis par Lar-
rière-garde, nous parvenons, à dix heures vingt, à regager nos pirogues
et à opérer le rembarquement sans encombre. Les Boubous avaient donc
subi une première défaite. De notre côté, un Sénégalais avait reçu une
— 23U —
égratignure à la cuisso par une flèche non empoisonnée, et un pagayeur
qui nous accompagnait, [torlani un fanion, avait été atteint par une autre
entre les deux épaules; mais heureusement la hlessure fut peu grave.
Le 5, dimanche, jour de repos. La marche rapide et fatigante de la
veille m'avait hlessé un [ued: aussi suis-je ohligé de me faire transporter
en hamac au village de N'ganda, à vingt-cinq minutes environ de l'en-
droit où nous hivouaquions. Le nom de N'ganda est maintenant
impropre, puis([ue c'est celui du chef précédent, décédé depuis trois ou
quatre mois, et que. chaque fois qu'un chef nzakkara meurt, son succes-
seur doit construire un nouveau village. Le fds et successeur du défunt
s'appelle Bagou. Le père JN'ganda avait fort hien reçu les Français, lors
de Icvu' arrivée ici. 11 avait même d(>mandé au directeur du Haut-
Uubanghi d'établir un [losfe chez lui : ce qui fut fait, et trois Sénégalais
hissèrent le pavillon tricolore au milieu de cases construites pour eux et
pour les blancs qui })Ourraient y venir dans la suite. N'ganda. à son lit
de mort, fît venir son hls et successeur Bagou et lui recommanda de
toujours vivre en bon et fidèle sujet de la France, et. joignant les mains
de son fils et du Sénégalais dans les siennes, il ordonna à Bagou d'avoir
toujours soin du Sénégalais et de bien Fentretenir. et. conservant cette
position, il mourut. Bagou ol^éit à son père. et. pour l)ien montrer ses
bonnes intentions, il envoya immédiatement un cabri, des bananes et
autres vivres au Sénégalais, chef de poste. N'est-ce pas curieux, quand
on pense que nous sommes au ceiilre même de l'Afrique? Il es! vmi (pie
les Nzakkaras sont plus intelligents que les autres noirs et cherchent à
nous copier d'une fa(;on extraordinaire. Depuis que les blancs sont ici.
ils ont pensé qu'il n'élail |ias couvenabli' de se promener nn-l(-te. el
fabriquent des chapeaux de paille d'uni' forme originale qui. je suis sûr,
feraient fureur en France et sont, du reste, assez jolis. Ils saluent même
déjà à reuro[)éenne !
Je veux maintenant vous présenter le chef Bagou, qui. comme tous
les chefs nzakkaras. ol)éil à Bangassou. le grand roi des Nzakkaras, et,
chose rare, roi effectif. .M. Bagou esl \\u pdil nain à nez assez épaté
dont chaque lobe est |H'ice dim pdil h-on. Il ;i la moustache épilée el
porto un coUier de barbe à la \^M). Tout le ri'sti." du corps est splendide-
— 231 —
meiil M'iii. Il i»orle les che>eu\ en nattes très lines, enroulées en
chignon. Sui- cette chevelure il pose majestueusement un fez rouge
auquel pend un superhc gland d'argent. Les jours de fête, il revêt un
pantalon en toile hleue et un veston qu'il change selon les jours. Quand
nous sonnnes allés le voir, il ii(iii> a otl'erl un verre de viu de hananes et
-■ . VNi^"'
^tT-
LE CHEF BAGOL".
un escabeau. Il avait boutonné son veston; mais, à un moment donné,
trouvant qu'il avait trop chaud, emprisonné dans ce vêtement étroit, il
l'ouvrit pour s'éventer à son aise. Il nous déclara qu'il avait beaucoup
regretté de n'avoir pas été prévenu de notre expédition chez les Boubous.
Si on l'eût averti, il serait venu avec ses hommes pour nous accom-
pagner. La vérité est qu'il craignait beaucoup que nous n'eussions un
— 232 -
échec, et qu'il aA ail jugé prudent de ne pas s'aventurer avant déjuger un
peu des résultats.
Le même jour, j'eus Toccasion d'assister à un tam-tam nzakkara, plus
élégant que les tam-tams nègres ordinaires, car les Nzakkaras ont un pas
qui ressemble à une gigue. Ils dansent en formant un rond, au milieu
duquel sont les instruments, consistant en : l" l'inévitable tambourin,
2" la double cloche, 3° xylophone dont ils tirent plusieurs sons très
harmonieux.
J'ai vu d'autres Nzakkaras venir du poste des Abiras avec de vrais
concerts, des flûtes, des cornes, et tous accompagnent un chef et
entament un air chaque fois que celui-ci allume sa pipe, tousse ou
crache, etc. Mais j'aurais un volume à écrire sur les Nzakkaras, et je
continue ma narration de l'expédition boubou.
Le 6, départ à cinq heures pour d'autres villages boubous. Ces der-
niers ne font guère résistance et fuient devant nous. Nous avons avec
nous six ou sept cents auxiliaires nzakkaras, armés de fusils ou de lances,
et qui marchent en assez bon ordre derrière leurs chefs. Ils sont quelque-
fois curieux à contempler. Un chef en fait tout d'un coup aligner
quelques-uns armés de fusils et commande : « Feu! » avec un impertui-
bable sang-froid. Cette journée, beaucoup moins importante que celle
de lavant-veille, se termine de bonne heure, à onze heures, et nous
regagnons en pirogue notre campement.
Le 7, à cinq heures, nous reparlons dans la même direction que le
})reuiier jour, nous enfonçant dans l'intérieur. Après trois heures et
demie de marche, les Boubous, en nombre considérable, mille à quinze
cents, })cut-èlre plus, tentent une attaque et cherchent à nous enve-
l()p[)ej\ Mal leur en prend, car ils iluivent laisser pas mal des leurs sur le
soi, suiioul jtarmi ceux qui, armés de boucliers, dansent en criant
devant les hommes et levu' servent de cibles. Ces boucliers sont simple-
ment m osier et sont une l)icn faible défense contre les balles! L'ennemi
nous harcèle cependant tout le lemps de notre retour aux pirogues, et
SCS flèches finissent par blesser très Irgèrement deux Sénégalais. Mais
ipic d'honuucs ils duiveiit laisser par terre!
On est de retour au bivouac pour déjeuner. Le soir, on apprend les
— 233 —
résultats du comljat. Les chefs boubous sont presque tous morts, et les
citoyens de ce peuple turbulent se sont enfin enfoncés dans la brousse,
loin. loin, humiliés et vexés, épouvantés surtout de la force des fusils
(ngamml)é). Ils disent que les Français sont forts, très forts (Fara
n'gèngou, n'gèngou ninigué). L'expédition est terminée.
On se repose le lendemain 8 au bivouac, et le 9, au matin, départ vers
six heures. On veut cependant, en passant, châtier un petit village
coupa])le d"avoir voulu faire la guerre avec d'autres, et on fait une tour-
née fort longue dans l'intérieur, à pied, sans apercevoir âme qui vive,
tout le monde fuyant à Fapprocbe de ces terribles Français!
Tout s'était passé à merveille, sauf un })('tit incident. Lu des Arabes,
le dernier jour, maniant maladroitement son fusil, s'était traversé Fomo-
plate d'une balle; mais il va mieux, grâce à Dieu. Seul, Julien s'était
beaucoup fatigué, et la dysenterie l'avait ressaisi d'une façon très
violente. Le 10, nous étions heureusement de retour et nous prenions
un repos bien mérité.
Je termine ces lignes le 15 février, car demain matin un courrier extra-
rapide part pour Brazzaville, ce qui fait que cette lettre, écrite à bâtons
rompus, arrivera peut-être à Paris avant sa précédente en date.
M. Augier, sous-directeur français de la Société anonyme belge, vient
d'apprendre la mort à Kinchassa du directeur de ladite société et se
trouve oldigé d'aller le remplacer provisoirement. Aus.si, grâce à un
système de bateaux tout pré})arés, sera-t-il })rol)ablement dans une
^ingtaine de jours au Pool. Julien est malade, même assez gravement.
Les autres vont bien, mais les Arabes ne peuvent résister au climat et
meurent successivement de la dysenterie, dont malheureusement tout
le monde ici ressent les effets plus ou moins violents.
Ce ne sont pas de bonnes nouvelles de l'expédition que je vous donne
là, et je crois qu'il faut absolument renoncer à passer vers l'est. Néan-
moins, si M. Liotard veut et si Dieu le permet, je compte faire quelque
chose qui aura en France un certain retentissement. Je ne vous dis pas
encore quoi: mais probablement le saurez-vous dans trois ou quatre
mois. Julien va redescendre chercher les charges; mais s'il n'a pas reçu
sa permission, il sera obligé de rentrer en France directement.
Ma prochaine lettre, à moins d'iMÙnements extraordinaires, vous
parlera des Nzaldcaras. doiil jai tant à dire et qni sont nn peuple si inté-
ressant! Je suis un peu fali^iir par la diarrlire cpii me tient depuis deux
j(nn-s. La elialenr redevient plus forte même la nuit. Le thermomètre,
que nous avions vu descendre, certains jours, à dix-neuf degrés seule-
ment, et dont le nn'nimum haJ)ituel variait entre douze et quinze degrés,
ne descend plus au-dessous de vingt-deux degrés, le soleil se rappro-
chant du zénith. Les pluies et les orages sont rares: mais le soleil est
brûlant, et les tornades vont recommencer.
Dieu merci, le jardin de M. Liotard est bien abrité et arrosé, et nous
fournit en quantité des salades, des tomates et des choux. Les chasseurs
du poste ont apporté des antilopes, et nous pourrons manger leurs
excellents biftecks. Malheureusement, ce sont les réserves de pharmacie
qui s'épuisent plus vite qiu' les autres provisions di> vivres. Pottier tra-
vaille à rentomologie et fait quelques photograi)bies. Riollot chasse et
tire des canards. Moi. je fais un peu de tout et de loul un peu.
.[<• suis forcé de dii-e ach'eii à ma ledre qui \eul. à loute force, me
(luitter. se contier au l)ois lidéle de la pirogue et i-isqner les fatigues du
voyage. » \a donc, petit paj.ier. et porte à ma famille tous mes meilleurs
vœux i)Our .sa tête qui ne sera |.as éloignée, ipinnd In arriveras en
Europe. »
Alix Aliiras. Coiiso IVanrais. l.j IVvricr 189."^.
Fragiiiciil iliiiir Irinr (ifhrssrr jiar Mur Aii(j„wnd à liin de srs amis, pou ,k
li'iiips (ijiirs l'aifanc îles lionhoiis.
l/|'\l»édili()n dlzès. de conceil a\ec .M. Li.dard. a noblement
vengé M. de Poinnayrac. Le docteur \ous aura sans donle doniu- Ions
les détails. Les Houbous se sont battus pendant cin(| j(uns av(>c danlani
plus de confiance (pi(> les Belges l.nir avaient dil (pn> les fnsils des Fran-
çais ne laisMienl pi.s .je mal. Ils onl laissr phi. dr (rois ceni cinquante
(| et six p
des lenrs sur le ch;unp de l.i.linlle. e| après il m nionrail cin.i e| six par
1^"'
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— 23'i —
j(»ur des suites de leurs blessures, ce qui [)()rle i\ environ cinq ceids le
noudjre des niorls.
Les l^oubous qui avuieut t'ait de grandes proNisions de maïs et de
sorgho, pour manger les Français, ont été terrifiés et entin ont demandé
à palabrer. Ils ont rendu la tète des ([ualre laptols et de M. de l'oumayrac,
qui a été desceiulue à Brazzaville et à Uujui'Ue nous a\()ns fait des fuiu'-
railles solennelles.
([[[{' 1(» lieutenant .liilien a dû lui adresser niu^ observation.
D après les récits du SéiU'galais (lliarles et de l'Arabe Sliniau qui ne
font pas quitté, il y aurait eu sept jours de combats avec les Boubous,
et le jour qui fut le plus dur et le plus décisif, le feu dura jusqu'à trois
heures de l'après-midi.
Jacques parle do mille à quinze cents Boubous, les attaquant dans la
journée du 7 février. Les récits officiels portent leur nombre de quatre
à cinq mille.
Pour reprendre la tète de M. de Poumayrac et celles des huit hommes,
rangées autour, Jac([ues, d'après le Sénégalais Charles, aurait }tris im
des Boul)ous (pii lui [u-nposail de lui nnjntrer où elles étaient et l'aurait
fait marcher devant lui avec son fusil entre les deux épaules et prêt à
tirer, s'il ne le menait pas à Fendroit promis. C'est comme cela qu'il a
vu ces tètes rangées dans unt' case spéciale. Ce Boubou a été é[)ai'gné.
Une autre fois, la petite conq)agnie que Jacques dirigeait se reposait
un instant dans la brousse, (juand tout à coup il aperçut à quatre ou
cinq cents mètres un Boubou qui se glissait vers eux en rampant à
moitié et son couteau de jel à la main. Il le tire, et, au lieu d'un Boubou,
deux sont tués à la fois. Ces deux hommes marchaient tellement dans
les pas l'un de l'autre et si près qu'on ne pouvait distinguer qu'un
individu.
XXIV
M A C \ A I S 1 ] S N 0 Lî \' E T. L E S
l)i:i'AUT DE JULIEN. - UÉ l' É R I SSEMExN T. — KAlliLEsSE. — REÏOLK AU POOL.
A boi-cl (le ['Archiducltcsse Sléplianic, steamer de la S. A. B.
Slanley-Pool. le 11 avril 1893.
Ma ciikui-: maman,
Celte l'ois, les nouvelles sont mauvaises, Julien, pris par la dysenterie
depuis le 29 décembre, et réduit à l'état de squelette, a elé obligé de
quitter les Abiras, à la date du 13 au 14 février, pour rentrer en France ;
il riait Ués mal. Deux jours avant son dé[iarl, j'attrape la même maladie
et perds toute espèce de force. M. Liolard, voyant que, loin de me'guérir
en haut, je dépérissais à vue d'œil, me conseilla daller me reposer à la
mission de Brazmville ou de Linzolo, et le 13 mars je remis le com-
mandement à Pottier et partis pour le Pool.
A Banghi, je retrouve Julien très malade cl qui avait failli mourir
dans la descente. Heureusement un sleamer était là, et nous avons pu
descendre rapidement, tous deux, jusqu'ici et un peu mieux. Julien est
trop faible i)our chercher à se rétablir et continue directement sur
Matadi: (pntiquc un peu malade encore, je vais tenter de me remettre
cl de repartir xcrs l'Oubangbi. J'ai une sorb» de diarrhée tropicale qui,
j'es[M'r(', crdcra aux bons soins des Pères; mais je suis devenu très, très
maigre. Si je ni' puis me reconstituer, je serai force de revenir, à mon
grand regret, l'n France. Dans le cas contraire, en avant de nouveau!
Mais sans Julien!... que de projets perdus!
— 237 —
Quoi brave garçon que Pottier d'avoir accoptù cotlc charge, de tâcher
de m'attendre là-haul!
Je vous enverrai une phis longue loUre de Brazzaville, où je serai ce
soir; mais je profite d'un courrier rapide de la Société anonyme belge
pour vous envoyer ces nouvelles.
Je suis encore faible: mais je vais beaucoup mieux et puis un peu
marcher.
XX Y
MALADE
DANS UN FAUTEUIL. — IL FAUT ClIANGEli DAIU. — EN RETHAITE. — A BOliO
d"uN vapeur HOLLANDAIS. — RETOUR A UHAZZAVILLE. — LES TIRAILLEURS.
— TRISTE EXPERIENCE. — LES BELGES EN AFRIQUE.
Mission de Brazzaville, le 13 avril 1893.
IMa U.lIKIil-: MAMAN,
Je Aulis ai éci-il un mol par l'î'^lul iiulr[)('iuluiil du C-uiigu. (|ui a ilù
\ous aiTixcr avant ecllc-ei. Mais le couirier t'raiii;ais [lart demain, et,
comme j'ai [An<. de cuuliaiiee [lac cette voie, j'en écrirai plus l(»ng. Ce
sera le de\el(i[»[M'ment de ce (|ue je dis eu ([uel([iies mots dans ma lettre,
partie par l'autre ri\e.
Je re[»reuds \](\s axculures au io iVnrier.
L expédition contre les Boulxars. terminée a\ec succès, toul semblait
nousiuTsaiicr de uou\ elles jouiMiées heureuses : la riuile riait a[»lanie par
Tefifel moral (|ue c(dle e\[)édition avait l'ait sur les |io|mlali(Uis noires
avoisinantes; ce résultat était énorme et nous iaciliiait beaucou[) de
choses. Un grave ennui, Julien était malade, s'affaibhssait de plus en
plus et divaguait tontes les nuits. La dysenterie le tenait sohdement
et refusait énergiquement de lâcher sa [)roie. Il avait lutté et lutta
encore, mais la maladie le ^ainquit. et il résolut, se voyant dans l'im-
possibilité absolue de faire quelque chose avant longtemps, de rentrer
en France le plus rapidement possible. Lue [lirogue fut vile armée, el
le 19 février Julien s'embarquait pour rEuro[)e, dans une pirogue (jui
devait le mener à Banghi, où il devait probablement trouver un vai)eur.
— 239 —
Mais ce notait pas tout: deux jours avant son départ, je m'aperçus
aussi que j'avais des symptômes évidents de dysenterie. Mis immédia-
tement à la diète, je commençais à m'afTaiblir considéral)lement. On
mordonna alors de ne prendre que du lait el du bouillon, et je fus
épouvanlabloment drogué. Comme la dysenterie est généralement causée
aux Abiras par les vers, on me donna de la santonine. J'en rendis un
beau, et ce fut tout. Mais la maladie ne guérissait pas, et la faiblesse
augmentait toujours, grâce surtout à cette maudite diète, qui convient
si mal à mon tempérament et qui est surtout incommodante en Afrique,
sous le climat anémiant de l'équateur.
Bref, au l)out de peu de jours, je dus me continer dans un fauteuil cl
n'en point bouger. Jolie situation pour quelqu'nii cpii élail venu en
Afrique pour avancer rapidement.
N'ei'S le 10 mars, M. Liotard devait })artir j)our aller cbe/ Bangassou,
et nous devions l'accompagner. Mais que faire dans l'éjat ofi je me li-ou-
\ais? Impossible de bouger! M. Liotard me dit : <( 11 n'y a qu'nne cbose
qui puisse rapidement vous guérir, cbanger d'air. Allez à Brazzaville ou
à Linzolo cbez les Pères de la mission, vous vous remettrez: puis vous
[lourrez revenir, loi'sque vous serez rétabli complètement. »
M. Liotard partit donc avec une portion de mes bommes et des noirs
|)Our fonder un poste cliez Bangassou, et moi-même, après avoir remis à
Pottier le commandement des bommes (pii i-estaient. je partis, les
larmes aux yeux, pour Brazzaville.
J'étais dans une [»ii'0gue avec Sliman et nn Sénégalais. Je ne vous
raconterai pas Les péripéties de la i-onte dans tons leurs <létails. attendu
([u'elles n'ont rien de palpitanl. Les eaux étaient très basses et les
rapides insignifiants: parloul on les passait sans crainte et sans diffi-
cultés... Arrivé à Mobaï deux jours et demi après mon départ, je cius
que j'allais être quelque temps sans pouvoir continuer ma route, .l'avais
été pris de telles coliques (jiardonnez les détails) que je fns obligé de
m'y reposer deux jours.
Heureusement, le troisième, j'allais mien\. el vogne la galère! Les
villages où nous nous arrêtions nous cédaient des cases ponr loger et
toutes sortes de vivres indigènes, jtonles el oMifs principalement, .lavais
— 240 —
nécessairement rompu la diète qui m'avait été imposée jusque-là, je
mangeai quelques œufs et un peu de poulet. Je m'en sentais mieux;
chaque jour, nous pouvions faire une dizaine d'heures de pirogue, de
sept heures du matin à cinq heures du soir. On avait eu soin de confec-
tionner une sorte de tente au-dessus de ma pirogue, à l'endroit oîi
j'étais assis et j'étais ainsi préservé à merveille de la trop grande cha-
leur de la journée.
J'arrive enfin sans perdre une minute à Banglii, où je reh'ouve Julien
très malade encore. Il était resté mourant dans un village, et avait été
rejoint et recueilli par un agent hollandais qui l'avait soigné, un peu
réconforté et emmené tant hien que mal à Banghi. Par un heureux
hasard, un hateau, également hollaudais, se trouvait à Banghi. Je dis
inexactement Banghi, puisque ce vapeur se trouvait exactement à deux
jours de pirogue plus has. Pendant la saison des eaux hasses, les stea-
mers, en effet, ne peuvent monter jusqu'à Banghi et sont ohligés de
s'arrêter à un point qu'on nomme Zinga.
Sitôt pris, sitôt pendu; le lendemain matin de mon arrivée à Banghi,
j'en repartais en pirogue pour Zinga. Arrivés à Zinga, nous montions à
bord de V Antoinette, et en route pour Brazzaville! Les rivages qui nous
aAaient semblé si longs à remonter filaient devant nous comme des
éclairs, et le 1" avril, à quatre heures du soir, nous mouillions devant
le poste de Lirranga, situé au confluent de rOubanghi et du Congo. Je
dois aAOuer que j'appris avec stupeur que le lendemain était le jour d(î
Pâques. Je l'avais tout à fait oublié: mais le défaut de calendrier et la
rai)idilé de ma course m'excusaient plus que suffisamment. M. Greshoff,
gérant eu chef des factoreries hollandaises du haut Congo, était à
Lirranga, et Y Antoinette ne redescendait pas plus loin, se rendant aux
Falls. Nous voilà donc obhgés de rester à Lirranga, et pour combien
de temps, on l'ignorait, aucun steamer, du moins appartenant à la rive
française, ne devant redescendre.
Vous vous rappelez ou vous m- vous rappelez pas qu'à Lirranga se
trouve une mission catholique. Aussi fus-je très heureux de pouvoir
assister à la grand'messe. célébrée à huit beures par le supérieur dans
sa petite cbapelle. Lllo es| vi-aiinenl liien curieuse. Le Père Allaiic dont
— 241 —
j"ai dû vous })arlor, est à la fois mécanicien, cliarpenticr et arlislc, et sa
chapelle est ornée de statues, fabriquées en terre de fourmilière par lui-
même, bien qu'il n'ait naturellement reçu aucune éducation artistique,
ce qui ne l'eniprclie pas d"avoir fait un « Sacré-Cœur », une sainte
Vierge, un saint Joseph et un Christ en croix. 11 avait travaillé jusqu'à
trois heures du matin pour tout arranger. Il faut être vraiment mission-
naire pour avoir une telle ardeur, et je crois que Dieu envoie des forces
spéciales à ces vaillants soldats du Christ [)Our pouvoir soutenir de telles
fatigues sous un climat si dur!
Julien, qui avait hâte de s'en retourner vers l'Europe, se consumant
chaque jour sous le soleil d'Afrique, n'eut pas le temps de s'impatienter
à Lirranga. Le 3 avril au soir, on apercevait un vapeur à l'horizon, et
qui, grossissant à a ne d'oMl, accosta Ijientùt près de Lirranga. C'était
YAirIiiihtclu%'ii' Stêphdiiic. de la Société anonyme Ixdge, descendant des
Falls.
UArcltiJticItcsse. resta trois jours à Lirranga pour réparer son gouver-
nail cassé, et le 7 au matin nous filions pour Brazzaville. Le 9, on ren-
contrait un vapeur français dans l'après-midi. Mallieureusement, je
dormais et j'en fus navré, car ledit courrier portait toutes nos corres-
pondances de décendîre et de janvier, date à la([iielle il était parti d'Eu-
rope. Pourvu ([u'un des chefs de poste échelonnés sur la route ait
l'heureuse inspiration de me les réexpédier!
Enfin! nous étions au Pool, après une heureuse traversée, tous deux
sensiblement mieux portants (c'est l'Afrique seule qui est coupable, si
mon français est parfois défectueux). Le soir même de mon débarque-
ment à Kinchassa, je passais le fleuve et venais accepter de nouveau la
gracieuse et si oldigeante hospitalité do Mgr Augouard. Julien venait
aussi la partager, mais il espérait bientôt partir et attendait avec impa-
tience une caravane pour filer par la voie de l'État indépendant, plus
courte et plus douce que cehe de Brazzaville à Loango.
Et moi! que vais-je faire? Thaï is ihe question! comme dirait n'importe
quel anglomane. La question est à la fois très simple et très compliquée.
Si je ne me rétabhs pas, je suis forcé de réintégrer l'Europe, sous peine
d'avoir une maladie chronique pour le restant de mes jours, ce qui
31
ne me sourit que très médiocrement. Si je nn' rétablis, ce que j es-
père, je remonterai dans lOubanghi explorer quelques rivières qui en
éprouvent un vif besoin. Mais là un point d'interrogation se pose :
comment vais-je retrouver mes hommes? La malheureuse inspiration qui
a fait, qui nous a fait, veux-je dire, engager des Algériens pour cette
expédition diminue infiniment le plaisir que j'aurais à remonter l'Ou-
banghi. Ces hommes, en effet, sont presque tous malades et supportent
encore beaucoui» moins ])ien que nous le climat congolais. En quel état
seront-ils? Combien y en aura-t-il de décédés? C'est une responsabilité
ennuyeuse que de revenir avec des hommes tous à moitié morts! Et je
suis très perplexe.
Regardez ci-dessous l'état des mutations arrivées dans l'escorte, qui
se composait au départ de quarante-neuf hommes.
Voici maintenant ce qui restera, procédant par une éhmination suc-
cessive et par ordre de date :
1 homme renvoyé dans ses foyers par le Taygète (23 mai 1892).
2 hommes morts à Brazzaville (septembre 1892).
4 hommes malades, renvoyés de BrazzaviUe (septem])re 1892).
1 homme rapatrié à sa demande de Lirranga (octobre 1892). ■
1 homme mort sur le vapeur (octobre 1892).
1 homme mort en pirogue sur l'Oubanghi (janvier 1893j.
2 hommes morts aux Abiras (janvier 1893).
1 homme très malade rapatrié (mars 1893).
De49ôtez 13. Reste : 36.
Mais sur ces 36 hommes, il faut encore (b-falquef : 1" un homme qui
s'est blessé et dont le rétabhssement sera fort long; 2" un homme devenu
poitrinaire. Reste 34. Sur ces 34, 20 à peine étaient en état de marcher,
quand je suis parti des Abiras! Que faire? Ah! si nous avions eu des
Sénégalais, c'eût été la moitié moins coûteux et cent mille fois préfé-
rable. L'Aralje algéiieu n(^ vaut rien, transporté hors de son pays.
C'est une triste expérience (pn- je fais là: mais elle n'est (pie tro[>
réelle. Je aous dis ceiacarrénicnl pcmr (jue vous ne vous liviiezà aucune
illusion sur la suite d(! l'expétlition. La seule cliance ([ue je [juisse avoir,
et celle-là est malheureusement probable, c'est de rattraper la dysen-
— 243 —
torie en remontant. Aussi suis-je très per[)lcxc. Mgr Augouard aftirme
(|ue j'aurais tort de remonter, et je balance. Dès que je saurai à quoi m'en
tenir sur ma sanlr, je vous dirai ce qui aura été fixé. Mais je suis malade,
et peut-être cela me fait-il voir bien des choses en noir. Aussi vais-je
passer à un autre sujet plus intéressant :
DE LA POUTIOCE ET DES AGISSEMENTS BELGES EN AFRIQUE.
Il faudrait écrire un volume entier pour raconter tout ce qu'il y a à
dire sur ce sujet. 11 sufllra de vous rapporter quelques petits détails. Un
Belge me disait, l'autre jour, en parlant des officiers de l'Etat du Congo :
« Ce ne sont pas des officiers ; ce sont des voleurs d'ivoire et des mar-
chands d'esclaves ! » Cette affirmation n'est que trop justifiée, et maintes
fois j'en ai eu des preuves; mais je me retire la parole et je recopie le
curieux morceau que M. Greshofî, gérant de la Société hollandaise, a
adressé au délégué de l'administrateur à Brazzaville. C est un morceau
typique dont je respecte les tournures fautives et l'orthographe. Remar-
quez bien que c'est un étranger qui parle. Cette pièce est un peu lon-
gue, mais vaut la peine d'être citée en entier. M. Greshoff revenait
d'un voyage dans le haut Oubanghi.
.■1 iHOiisienr le délégité iJe Iddiiniiislralioii pr'ntcipah'
(le Brazzaville et dépendances.
Monsieur le délégué.
Revenu de mon voyage dant le haut Oubanglii, je i)iends la li])erté de
vous rapporter quelqui^s faits graves et presque incroyables, en vous
l)riant de vouloir bien } porter votre attention toute spéciale.
Arrivé à Yakoma, je me suis rendu compte que l'Etat indépendant du
Congo, malgré toutes les conférences, continue à fournir aux indigènes
des armes perfectionnées. Bangassou venait de rece\(iir nn canon et un
superbe martinyavec des cartouches. 11 a plusicuis autres armes perfec-
tionnées, et j'en avais aussi remarqué dans d'autres vihages et chez
d'autres clu'fs,
— 244 —
Lo chef du poste de l'État de Bangassou déclarait en outre que l'État
avait fait le 27 février 1892 un contract avec Bangassou, déclarant celui-
ci sultan indépendant, qui livrerait tous les produits de ses terres à
rÉtat, à condition que l'Etat lui fournirait des armes et des munitions.
Le pays est donc fermé au commerce régulier et l'État qui fait pour des
particuliers des lois contre l'importation des armes et des munitions, sous
les prétextes les plus philanthropiques prouve donc n'avoir iail ces lois
que dans le seul but de constituer le monopole de la vente des articles
prohibés. Je prends encore la liberté de vous faire remarquer que ce
contrat a été fait en février 1892, donc quelques mois après la déclaration
de M. le gouverneur général Wahis, où il s'engageait à donner des
ordres formels pour faire cesser toute action politique dans le territoire
contesté. Or, ces ordres formels ont eu pour résultat le contrat de Ban-
gassou, rétablissement d'un de ses lieutenants à RafTaï et d'autres lieute-
nants dans d'autres endroits, et actuellement encore le commandant Balot
est entrain de s'étendre vers le nord par la rivière Mbilo; le contrat avec
Bangassou a été fait et signé par les chefs nzakkaras (famille de Bangassou)
et pour l'État par M. Le Marinel, le juge de Jacgor (?j et M. Mathieu.
Vous comprenez, monsieur le délégué, quel danger il y aura pour le
commerce et même pour le gouvernement français de se trouver un
jour en présence d'indigènes, armés de canons et de fusils perfec-
tionnés.
Le but de l'État est de s'approprier autant et aussitôt que possible de
l'ivoire; si, ensuite il est obligé de se retirer ou d'ouvrir le pays au
commerce, la récolte aura été faite, et les indigènes, gâtés par les
articles prohibés, dont l'État s'est attribué le monopole, ne voudront
plus s'assujettir au commerce régulier.
Mais il y a des faits plus graves, monsieur le délégué, des fiiits que
vous ne pourriez croire, si j'étais le seul à les signaler; mais heureuse-
mont tous les agents du gouvernement dans le haut Oubanghi viendront
à ra[)[)ui de ce que j'avance.
Les puissances qui, au nom de Dieu tout-puissant, ont signé Tactc de
la conférence de Bruxelles (antiesclavagiste), n'ont sûrement pas pu
pré\oir (pie l'Klat indépriidaiil (kl Congo est acIueHement le seul escla-
— 245 —
vagiste dans ces parages. Sous prétexte de libérer des esclaves, l'État
en achète une masse qui doivent le servir pendant sept ans.
J'ai AU les achats aux Falls, monsieur le délégué, et je n'ai pu pro-
tester, bien qu'observant que les Arabes, trouvant chez l'État un marché
pour la vente des esclaves, sauront toujours l'en approvisionner; et que
devient donc le Init de toutes les mesures prises par les autres puissances,
qui ayant en vue la destruction des marchés et des ventes, veulent sup-
primer la valeur de l'esclave et, par conséquent, la cupidité de s'en pro-
curer chez les Arabes. Dans l'Oubanghi, dans le territoire français,
occupé par l'Etat, c'est pourtant une aflaire encore plus grave. L'escla-
vage existe chez les Nzakkaras, les Yakomas, enfin chez tous les peuples
du haut Oubanghi aussi bien qu'ailleurs.
C'est un esclavage patriarcal et les gouvernements n'y changeront
rien ces premiers temps, ils doivent se borner à ouvrir leurs stations
aux esclaves maltraités qui fuient leurs maîtres (ce (pii arrive rarement)
et à empêcher autant que possible les sacrilices humains.
Puis, les gouvernements doivent donner l'exemple d'employer des
hommes lijjres au travail, de prêcher toujours contre Tesclavage comme
institution barbare et de défendre tous ceux qui veulent s'y soustraire.
L'État indépendant du Congo, loin de remplir ces devoirs, achète des
hommes contre des fusils à piston, toujours sous prétexte de les hbérer
après qu'ils auront servi l'Etat pendant se\)i ans. Comment voulez-vous
que les indigènes abandonnent l'esclavage, si un gouvernement leur
donne l'exemple de le pratiquer!
Ne croyez pas, monsieur le délégué, (pu; les iiommes achetés par
l'État ont la moindre idée d'être libérés, car le plus souvent on les atta-
che avec des chahies ou avec d'énormes blocs aux pieds, jusqu'à ce
qu'ils soient hors de leur pays, sans quoi ils s'évaderaient. Et voyez
encore à quel abus ces achats d'eslaves par l'État donnent lieu.
Un homme n'a besoin de rien, il est heureux dans son village, il a son
arc et ses flèches, ses bonnes zagaies, il adore sa famille, son frère sur-
tout. Son frère? enfin ce n'est pas son frère, c'est un escla\e de sa
famille, mais enfants, ils ont joué ensemble; hommes, ils se sont mariés
et ont des enfants, qui eux aussi 5e considèrent comme frères et sœurs.
— 246 —
L'esclave a oublié tout à fait (juil n'est [uis l'égal de son maître, le
maître ne pense jamais que son frère est son esclave.
Vient la tentation sous la forme imaginée de l'État indépendant, un
fusil à }»iston. L'homme se rappelle qu'il peut se procurer cette arme
avec un esclave, son frère; n'est-il pas son esclave? Il résiste, essaye
d'oublier, mais depuis le paradis, c'est toujours la même histoire, il
succombe. Sous prétexte de vendre quelque chose à la station de l'État,
il emporte son frère, son ami d'enfance, son esclave, hélas! et bientôt
l'État indépendant compte un « libéré » de plus qu'on a vite mis à la
chaîne, car il n'apprécie pas la libération, et, dans le village, une femme
l)leure son mari, des enfants crient en vain après leur père, et un
homme regarde un fusil à piston, et maudit le moment oi!i on le lui a
montré.
Cet exemple-ci, monsieur le délégué, suffirait pour convaincre le
plus optimiste que je suis dans mon droit d'appeler la libération d'es-
claves par l'Etat indépendant du Congo, « une spéculation infâme » ;
mais pour bien prouver que la philanthropie (sur laquelle se basent
tous les actes du souverain du Congo « par écrit ») n'est pour rien dans
cette libération, je vous prie de bien vérifier ces chiffres.
Moi, négociant, je dois par homme que j'emploie une moyenne de
vingt francs par mois.
Un Sénégalais 30 francs par mois.
Un Whybay (habitant de Libéria). . . 20 —
Un Loango 15
Mngt francs par mois, soit en sept années (84 mois) seize cent
quatre-vingt francs, sans compter que Sénégalais, Whybays ou Loangos
ne restent jamais sept ans chez moi et que je suis obligé de les rapa-
trier à mes frais après deux années de service. La philanthropie de
1 Etat du Congo, dans ce cas-ci, consiste à se procurer pour un fusil à
piston (soit à |)eu près dix francs) le travail qu'un négociant doit payer
avec deux niilli> IVancs.
\oûh, monsieur le délégué, les faits que j'ai \ouhi vous signaler. Le
gouvernement fran(;ais fera sans doute tout ce (|u'il j)ourra pour mettre
lin à des actes (pii ne (b''slionoi-ent pas seulement ceux (pii les prali-
— 247 —
quent, mais aussi ceux qui, en ayant le pouvoir, ne s'opposent pas à ce
qu'ils soient pratiqués.
En terminant, monsieur le délégué, laissez-moi vous remercier pour
le bon accueil que j'ai trouvé dans tous vos postes et pi-incipalement à
Yakoma.
J'ai contracté envers .M. Liotard une dette de reconnaissance que ji'
ne saurai jamais liquider. M. Liotard est à Yakoma dans une position
des plus difficiles et il faut vraiment avoir le courage et toutes les qua-
lités de M. Liotard [»our avoir su tenir un poste comme il a fait.
Veuillez agréer, etc.
Signé : A. Greshoff.
Que pensez-vous, après cela, de la politique l^elge au Congo? Le roi
Léopold , marchand d'ivoire et de chair humaine! Et ne croyez pas
qu'avec le style ci-dessus qui sent un peu l'étranger, il y ait de Texagé-
ration! Au contraire, son auteur est peut-être au-dessous de la réahté.
Dans un district, les indigènes sont réduits à cacher dans la brousse
leur ivoire et leur caoutchouc, de peur d'être volés par les officiers de
l'État. Il y avait autrefois dans ce district grand nombre de villages.
L'habile pohtique qui est à sa tête a réduit ce nombre à deux. Dès qu'il
savait qu'un village avait de l'ivoire, il suscitait des querelles parmi les
habitants, et, sous prétexte de calmer les esprits, il brûlait le vihage et
raflait les marchandises, tuait quelques hommes et menait le reste à la
libération. Il est vrai que chaque pointe d'ivoire et chaque libéré lui
rapportaient un joli petit bénéfice. Et pourtant ce ne sont ni des pana-
mistes, ni des Juifs, mais bien des officiers de l'armée Ijelge! Nos voi-
sins n'ont pas grand'chose à nous envier, mais ils le cachent soigneu-
sement, sous l'aile protectrice du grand marchand, du grand négrier,
Léopold II, par la grâce de Dieu roi des Belges et souverain de l'Etat
indépendant du Congo!
Ouff! Je suis éreinté; le courrier part demain matin, et je clos ma
correspondance.
Jacques.
— 248 —
P. S. — Ci-joini une lettre adressée h un tirailleur décédé; prière de
la retourner.
Note. — Il est dû à Benoît (lliarrier trois francs cinquante par jour,
depuis le 21 octobre 1892, dale où sa solde a dû être payée. 11 a droit
au rapatriement à Roanne (Loire) .
C'est un brave garçon que j\ii été forcé de rapatrier pour dysenterie
et anémie, et qui arrivera proi)al)lement à Paris vei's la fin juin ou la mi-
juillet. Je n'ai pas à me plaindre de lui, au contraire. Je vous prierai
donc de vouloir bien régler ou faire régler son compte, qu'il préfère
touclier à Paris, de crainte des voleurs.
XXVI
IL FAUT REVENIR
SUR LA ROUTE DE l'eUROPE. — IMPOSSIBLE DE RESISTER. — VÉRIFICATION
DES COMPTES. — HOSPITALITÉ A LA MISSION DE BRAZZAVILLE.
Brazzaville, Mission catliolique, le 27 avril 1893.
Ma chère maman,
Quand A'ous recevrez celte lettre, je ne serai pas bien loin de l'Europe,
du moins, je l'espère ; peut-être même aurez-vous reçu la dépêche
annonçant mon retour.
Je ne puis plus résister convenablement au climat, étant toujours
torturé parla diarrhée qui, fiiisant suite à la dysenterie, me tient depuis
plus de deux mois. J'ai consulté Mgr Augouard sur la possibihté de
remonter dans FOubanghi par le bateau qui part demain ; c'est m'ex-
poser à une rechute certaine, et Monseigneur m'a dit qu'il valait mieux
pour moi retourner à la côte. D'autant plus qu avant trois mois, il n'y
aura plus de bateau pour Banghi, et que je serais obligé de les passer
ici, ce que je ne puis faire. L'anémie et la fièvre, et surtout l'ennui d'être
ici tout seul, nemeréta]_)liraient guère. Vous ne me voyez pas rester ici
trois mois à me soigner! 11 me faut absolument l'air de la mer. J'ai
immédiatement écrit à Pottier et à Uiollot de faire redescendre les
hommes qui restent, dont plusieurs, d'ailleurs, seraient dans l'impossi-
bilité absolue de continuer un voyage quelconque. Je vais partir d'ici
une huitaine de jours pour Loango, c'est-à-dire que j'y serai vers la fin
du mois de mai ou dans les premiers jours de juin. Je pourrai, si un
- 2;i0 —
bateau se trouve Je passage, arriver en France vers le mois de juillet;
mais ce n'est là qu'une date approximative. Je serai peut-être obligé de
stopper en route pour me reposer, surtout si la diarrhée me reprenait
trop fort.
J'allais beaucoup mieux ces derniers jours, puis le froid, tombé sur
l'épigastre, m'a donné un peu de fièvre pendant deux jours avec reprise
de la diarrhée. Heureusement, ce ne sera rien, je l'espère, et rien no
m empêchera de faire la route en hamac.
Les moustiques me tourmentent toujours beaucoup, el jailes jambes
et les pieds couverts d'écorchures et de plaies. Chaque fois que les
moustiques me piquent trop fort au même endroit, il y vient un cran-
cran, qui suppure pendant un mois, quelquefois plus. Le grand charme
est que ça vous laisse aux jambes des taches noires assez laides , qui
sont, paraît-il, presque inefîaçaldes.
Vous recevrez à Paris un nommé Charrier que j'ai rapatrié, pour
cause de dysenterie; c'est un tirailleur, un très brave garçon auquel est
due sa solde. 11 m'a demandé d'être payé à Paris, et je lui ai remis un
papier pour vous ou M. Samson. Je vous serais obligé de prévenir ce
dernier. Tous les renseignements sont conlenus dans le papier que je
lui ai remis. Je crois vous l'avoir déjà écrit dans ma dernière lettre, et
ce que je fais aujourd'hui n'est que pour vous rafraîchir la mémoire.
Jnlien est parti d'ici le 16 par la route belge. Sa santé était encore
loin d être brillante, mais cependant l'amélioration se maintenait et
semblait devoir persister; mais, comme lui a dit le docteur, il était
temi)s qu'il })artît.
Mgr Augouard est toujours charmant et aux petits soins pour moi;
mais je ne puis prendre sa demeure pour une auberge, et je craindrais
d'abuser de lui. Les remèdes ne me manquent j»as : l'air seul est un
obstacle à ma guérison. Le temps est à la pluie: j'espère toutefois
quavec 1 arrivée de la saison sèche je i)ourrai continuer mon voyage
sans être h-op arrosé. Cinq cent cin(inante kilomètres à faire! C'est une
jolie trotte à pied, ou même porté sur le dos des noirs. Par bonheur, il
y a une mission el deux postes français sur la route; par conséquent,
je pourrai m'y reposer. Je prends la route française, parce que j'en ai
— 251 —
beaucoup entendu parler. Elle est un peu plus longue, mais vaut,
paraît-il, la peine d'être vue.
Le directeur de la Société anonyme belge ici est mort le 25 décembre
dernier, et son rempla(:ant provisoire est un administrateur venu d'Eu-
rope pour quelques mois, à seule fin de régler les différents services de
cette puissante société. Je vais vérifier les comptes avec ledit adminis-
trateur, ce qui est pour moi d'un intérêt i)uissant. 11 faudra calculer
que tout ce qui arrive ici est majoré de deux ou de trois, même de
quatre cents pour cent; et vous ignorez probablement cela.
Une caisse qui coûterait vingt francs à Paris coûterait 20 + 40 = 60 fr.
Plus le bénéfice, qui, à cause des pertes, doit être plus élevé; mettons
vingt francs et le transport en bateau. De sorte qu'une caisse de vingt
francs pesant trente kilogrammes représente à Brazzaville ou Kincbassa
une valeur niarcbande de plus de quatre-vingts francs.
Et ceci est exact. Ce n'est pas le calcul des maisons de commerce,
qui majorent encore ces prix, sous prétexte cp^ie, n'ayant aucune con-
currence, si on ne veut pas payer, on se trouvera dans Feau.
M. Dolisie a été obligé de payer ici la barrette ou m'tako, petite barre
de fil de laiton de quinze centimètres environ, jusqu'à trente centimes,
tandis que sa valeur réelle ici n'est que de dix centimes à peine. Les
commerçants prétendent qu'ils en ont besoin pour eux, et que chaque
objet qu'on leur prend peut leur enlever un kilogramme d'ivoire! Et
quelquefois avec un objet valant quelques centimes en France, ils peu-
vent avoir des vingt et quarante francs d'ivoire.
29 avril. — Je suis allé voir hier les comptes de la Société anonyme
belge à Kincbassa, mais je n'ai approuvé que les comptes de détail seu-
lement. Je ne pourrai me prononcer que sur l'exactitude du nondîre
des charges transportées, faisant mes réserves sur la question du prix
de quarante-cin(| francs qui ne me paraît pas être celui des conventions.
Il faudrait vous assurer du pri\ des conventions.
Pour les charges descendantes, il faut aussi payer quarante-cinq
fi'ancs, ce qui me semble un abus, puisque le facteur, du moins par
Loango, touche en uni^ seule fois le prix d'aller et du retour: mais je
— 252 —
vous fixerai mieux sur tout cela, quand je serai en Europe. Toutes ces
choses dépendent, d'ailleurs, des conventions passées par M. X..., et
que je n'ai jamais eues sous les yeux.
Je crois que vous aurez du mal à me reconnaître, puisqu'il Brazza-
ville même on dit ([ue je suis très changé. Je porte une barbe splendide,
mais, hélas! les cheveux ont peu repoussé, et le plus grand nombre est
tombé sur les rives de FOubanghi.
Jacques.
LE CARNET DE JACQUES
INACTION FORCEE
A partir de la dernière lettre qu'on vient de lire, le duc d'I'zès n'écrivit plus à
sa famille. Comme il était sur le chemin du retour, les lettres devenaient inutiles,
puisqu'elles l'auraient accompagné, et qu'il serait arrivé en même temps qu'elles.
Mais au milieu des soulîrances qui le torturaient il continua à tenir à jour son
carnet de notes quotidiennes. Voici ces notes. Elles complètent ses lettres. Jacques
les écrivit fidèlement jusqu'au moment où il se coucha pour mourir. Ce carnet
portait en exergue : Feno, non auro.
12 janvier.
Commencomont du séjour aux Abiras. Grand poste bien établi com-
prenant deux cases pour les blancs, de nombreuses cases pour les Séné-
galais et une factorerie hollandaise. Les villages yakomas indigènes
cessent tout auprès.
La rivière a environ dix-huit cents mètres de large, avec une grande île
dans le milieu. Derrière, s'étend le pays des Nzakkaras, plat et brous-
sailleux, aux nombreux marais, actuellement secs (saison sèche). Jardins
avec ignames.
Visite à notre futur campement situé à environ deux cent cinquante
mètres du poste, comprenant (quand il sera terminé) une case pour Pottier
et moi. avec salle à manger — cette case est à peu près terminée. —
un magasin avec deux chambres (Julien et RioUot) et des gourbis indi-
gènes (dix) pour les Arabes et Sénégalais. Cuisine derrière et grande
place avec jardin devant. Grande route menant du poste au campement.
Installation des Arabes dans un gourbi, et activement des préparatifs
pour nos Sénégalais de poste. Bonne tenue; un vol de fusil et la ques-
tion des Banzyris et de leurs payements.
— 2S6 —
Los vivres; assez grandes difficultés qu'on a pour en trouver ici. Les
poules et les cabris, les cabris gardés précieusement par les Yakomas
avec lesquels ils aclièlent des femmes. Les sacrifices de bestiaux pour
manger et Idée de Dieu?
Le poste belge situé à doux ou trois kilomètres sur la même rive. La
route de la rivière moralement barrée.
Temps assez frais, un peu de fièvre et mal de dents. Les sauterelles.
Vendredi 13 janvier.
Quelques roA'isions des bagages. Nous venons de cliarger nos caisses;
on active un peu l'organisation de notre gourbi; rien de bien nouveau.
Enrôlement de Banzyris comme travailleurs, pour faire les travaux du
camp .
Temps gris et menaces de tornade. Vent du sud-est assez violent
pendant une partie de la journée.
Du poste on aperçoit à environ cinq ou six kilomètres le confluent du
Mbomou avec l'Ouellé.
Baromètre à trois heures, 735.5. Thermomètre, 27 degrés. Le soir,
éclairs.
Samedi 14 janvier.
Travaux dans les réserves de pharmacie. Discussion sur la politique
belge. L'ivoire et les cadeaux offerts par les chefs nzakkaras à M. Liotard.
Visite d'un dos frères de Bangassou à M. Liotard. Les instruments
qui l'accompagnent, flûtes, sablier et corne d'ivoire aux bruits extraor-
dinaires. Entrevue entre le chef et le directeur do l'Oubanghi.
Les histoires contées par les Belges aux indigènes; leur manière de
raconter l'arrivée des Européens et les discussions entre eux. La recon-
naissance de la suprématie de la France sur la rive droite de l'Oubanghi.
Différences de cours et d'importance du Mbomou et de l'Ouellé, qui est
bien le véritable Oubaugbi. d'a[)rès nos idées. iXonis difl'érenls donnés
par les imligènos à la rixièro. Pour tous les indigènes riverains :
Banzyris, Yakomas, c'est la « ri\ière », et ils ne donnent des noms
— 2o7 —
qu'aux affluents secondaires, voire à de simples ruisseaux, grossis dans
la saison des pluies. Le massacre de Fexpédition de M. de Poumayrac
et de ses Sénégalais raconté par M. Liotard. Imprudence de prendre
fait et cause pour un chef indigène. L'endroit oii, d"aprcs les racontars,
se trouvent les crânes de M. de Poumayrac et de ses Sénégalais. Un
Yakoma seul s'est sauvé du massacre et est actuellement au poste
comme interprète nzakkara (prononcez nzac-kara).
15 janvier.
Repos du dimanche. Visite au poste du commandant Hanslé, chef
belge du llaut-Oubanghi. Julien et les Belges; conversation un peu
froide; ils affectent d'être très aimables avec les Français, mais débi-
tent aux indigènes le plus de mensonges possible sur leur compte.
Exemple : ceux qui oui été racontés hier à M. Liotard par le frère de
Bangassou. Le poste provisoire. Reconnaissance implicite des droits
de la France sur le Nord-Oubanghi (rive). Les premiers arrivés. Poli-
tique avec les indigènes. Le massacre du Heutenant Liégeois dans l'Ou-
banghi.
16 janvier.
Julien toujours assez souffrant; travaux au camp et réfection de
caisses. Itinéraire probable et séjom* que nous devons faire ici. Expé-
dition chez les Boubous remise à quelques jours. Diarrhée. Potlier un
peu souffrant. Conséquences du repos après une période d'activité.
Assez beau temps.
17 jancicr.
Temps gris et froid toute la journée. Le thermomètre, quia eu un
minimum de 21 degrés dans la nuil, ne monte guère au-dessus de 22
degrés.
N'isile de M. Liotard au poste belge.
Diarrhée continue. Arrivée vers cinq heures de MM. Augier cl Trainès,
agents français de la Société anonyme Jjelge.
— 2l^H —
La Socirlr uiiuiiyme belge el rÉlal iiulépeiidaiil du floiigo dans rOu-
baiiglii; rivalilé de commerce; un roi négrier. Rapport de M. Augier ;
les exploits des soldats de l'Etat indépendant du Congo. Ceux-ci n'ayant
pas de ration de perles, et les villages sur la gauche étant extrêmement
peu nombreux, grâce à riial)ile politique suivie par l'Etat, les soldats sont
obligés pour a ivre d'aller piller sur la rive française et massacrent même,
lorsque les indigènes leur résistent, comme le cas se présentait cette
fois-ci. Terreur des indigènes riverains à la seule vue du n'gomalé, ou
fusil, qui paralyse en eux tout moyen de défense et ne les laisse même
pas résister à un seul esclave noir, armé d'un fusil. Fuite du soldat
chez les Boubous, lorsqu'il a été surpris par M. Augier. Importance de
ces faits, au point de vue français, à cause de Tinlluence morale qu'ils
exercent en Europe.
La politique de M. Liotard. Julien toujours souffianl. Froid assez
grand le soir. Même temps gris toute la journée.
Mercredi 18 jaiicicr.
La tenqiéralLire est descendue, la nuit, à 17" centigrades. A sept
lit'iires, le lliermomèlre ne niar([ae encore (pie 18 degrés. Brume dans
la matinée, beau lenqis ensuite.
Visite du docteur belge, revenant de l'Oiiellé. Commencement de
l'influence arabe dans cette rivière. Les travaux du camp conlinuent.
Diarrhée, suite et tin. Journée assez chaude (30 degrés;. Menaces
d'orage, le soir, mais de [)eu de durée. Pas de vent.
Sur les étapes que l'on peut faire en une journée; étapes chez les
Nzakkaras et routes inondées à la saison des pluies. Marches pénibles à
travers des marais où l'on enire juscpi'à la i)oitrine.
JO janvier.
Beau temps, légèic brunie sur la rivière: revision et réfection des
caisses. Tenq»ri-aliire à dix heures. :>(> degrés. .Iniien loujours souf-
fi'aiita\ec mieux. Saison sèche conliiuie, inlerrompue sinqdemeni par
— 2o9 —
quelques orages et lornades qui rafiaîcliisseul ralmosplu'TO el rendenl
lum oi'(liu;i
20 janvier .
Les travaux du camp avancenl tout doucement. Projets pour l'expé-
dition chez les Boubous. Tous les jours, arrivée de chefs nzakkaras,
venant voir ce qui se passe, constater nos forces et tâcher de deviner
nos projets. Les deux Zanziharites espions belges et leur fuite préci-
pitée en se voyant reconnus. Les Belges ont encore plus envie que les
Nzakkaras de savoir nos intentions. La dysenterie et les vers; le malade
actuel est Mohammed-Ben-Ali, perruquier, très gravement atteint.
iMinimum de température de la nuit précédente : de 18 [à 20 degrés.
Diarrhée guérie.
21 jani'icr.
Toujours à peu près le même temps. Maladie aggravée de Mohammed-
Ben-Ali. La dysenterie. Julien assez fortement atteint.
Encore de nouvelles histoires sur le compte des Belges. Leur système
do dénégation.
Pluie et tornade légère, le soir vers trois heures jusqu'à cinq heures.
22 janvier (dimanche).
Température minima de la nuit, 17 degrés. Matinée grise et fraîche.
Latitude des Abiras, 4° 7' 30" nord, et longitude 20 degrés. Observa-
tions de 27 k'", i" lîlV 52"?
Mort à trois heures et demie du tiiailleur Mohammed-Ben-Ali. enterré
presque immédiatement dans la brousse, à peu de distance du cam[» et
derrière.
Temps assez beau dans l'après-midi, saison sèche.
23 janvier.
Travaux du camp et installation de Pottier. Position des chambres et
— 260 —
du campement, les décorations, plafonds étant invention de bon goût.
Les water-closets et leur porte. Contemplation et admiration des indi-
gènes. Influence possible sur leur architecture future.
Les constructions se font en musique. Instruments yakomas :
double cloche en fer forgé, tam-tams; ils sont inférieurs comme
musiciens aux Nzakkaras, possédant des flûtes à deux et qualité
trous, des trompes en ivoire dont ils tirent cinq notes et cherchent
même à imiter le clairon (instrument essoufflant), ensuite le xylophone,
composé de touches comme les instruments similaires éthiopiens,
mais dont la résonance est donnée par des courges suspendues à la
partie inférieure. Ils frappent sur ces touches au moyen de quatre
petites baguettes munies de tampons de caoutchouc qu'ils tiennent
deux à chaque main. Le chef d'orchestre joue de la flûte à deux trous
et bat la mesure au moyen d'un hochet (petite courge remplie de
sable) .
Les Nzakkaras sont soumis au pouvoii' d'un chef, Bangassou, lequel
a l'autorité effective ou au moins nominale sur tous les autres chefs de
la région. Ceux-ci ont pouvoir absolu sur leurs hommes, et les sacrifices
humains ne leur coûtent guère. Les Yakomas et les peuples riverains
sont beau('oup plus indépendants.
24 janvier.
Aux Abiras, Julien toujours très souffrant et retard de l'expédition
des Boubous. Préparatifs et exercices. Renseignements sur leurs actes
et leurs essais de résistance. Les pièges à loups qu'ils doivent nous
tendre. Jamais battus. L'oligarchie chez les Boubous. Difflcultés offertes
pour le ravilaiflcunenl des hommes. Etablissement au poste provisoire
de N'ganda. Quelles seront nos forces? Plans de campagne, multiples et
variés.
Rien de bien nouveau; suis un peu malade de la bile. Lenteurs de
l'inslallalion et de l'établissement du camp. Conmiencement de tra-
— 261 —
vaux d'histoire naturelle par Pottier et rétablissement rapide de Bibi.
Toujours la petite opération des Belges.
26 janvier.
Installation dans ma chambre au camp. Toujours assez beau temps et
saison sèche persistante. Temps brumeux dans la matinée et fraîcheur
assez grande; journée assez chaude et belle. Arrivée, le soir, d'un
blessé, victime de l'État indépendant, ou plutôt de ses esclaves déguisés
en soldats.
27 janvier.
Visite de M. Hanslé, qui reste à déjeuner. Constatation de la blessure
faite par une arme à feu (poignet traversé). La blessure a eu lieu le 19.
Mort du blessé, fds d'un chef. Ce chef réclame comme indemnité un
fusil, qui lui est immédiatement accordé par le commandant de l'État.
M. Hanslé a sur les indigènes des opinions peut-être exactes, mais très
brutalement exprimées. Les idées de M. Liotard sont beaucoup plus
douces, pour ne pas dire trop douces. En somme, il est très difficile de
traiter les indigènes en hommes civilisés. Ce qui me frappe surtout, ce
sont les énormes différences qui existent entre les différentes races
noires, sans parler encore de celles qui sont musulmanes.
Le soir, arrivée d'un fils de Bangassou qui vient chercher un pavillon
français pour nous accompagner avec un milher d'hommes auxihaires
contre les Boubous.
28 janvier.
La faiblesse et la maladie de Julien persistent et m'inquiètent. Cepen-
dant il est impossible de reculer Texpédition contre les Boubous, et une
action commune avec M. Liotard est possible, nécessaire même.
Les nuits sont froides. Le thermomètre, abrité sous une véranda,
marque 15 degrés. La différence entre les températures minima et
maxima est de 12 ou 13 degrés, d'où pour les hommes de nombreuses
bronchites et autres maladies. Peu de vivres; en dehors des pâtes de
farine do manioc el do 1 huile de palme, presque rien. lAIonnaio
d'échange, la perle ou la kinja. Dishihution aux hommes des rations
et de la solde.
29 janvier.
Pendant la nuit, le thermomètre, ahrité. descend à 14 degrés. Vers
cinq heures du matin, à l'air, il marque 9",0o. Ciel toujours très pur.
Temps brumeux au lever du soleil et brouillard sur l'Oubanghi. Véri-
table temps de saison sèche comme à Brazzaville.
Nous faisons des plans pour la guerre aux Boubous et aussi pour nos
explorations futures. Il faut que nous barrions la route aux Belges,
autrement ils nous la barreront. M. Liotard nous promet tout son appui.
Lundi 30 janvier.
Séjour aux Abiras. Exercices de tir pour habituer les hommes au
maniement du fusil. Préparatifs du départ qui doit avoir lieu dans trois
ou quatre joui's. Julien toujours assez souffrant.
31 janvier.
Mêmes exercices de tir que la veille. Répartition des hommes en sec-
tions et en escouades. Chaque escouade comprend sept hommes et un
caporal. Deux escouades forment une section commandée par un ser-
gent. Il y a en plus le fourrier et le clairon. Nous irons nous établir à un
jielit \illage situé sur la rive près de N'ganda.
1" février.
Le dépai't est fixé à demain matin. Nous prenons nos dernières dis-
pnsiiioiis. Tout le monde est en boinu» santé, sauf un tirailleur cpii va
mal et (|iii restera avec (piatre antres à la gai'de dn canq».
ARMES CUNdOLAISES. — COLLECTION DU DUC D UZI
:>t)3 —
^ fi'ci'icr.
Le départ donne lieu à une légère confusion, (jui met Julien un [)eu
en colère. Il a lieu à sept heures quarante-cin(|. Ma colonne se compose
de trente-deux tirailleurs, six Sénégalais et quatre blancs. Le convoi
comprend dix pirogues.
Navigation assez tranquille. A dix heures quarante-cinq, nous pas-
sons devant le village belge de Mobili. A une heure, par un temps assez
chaud, nous passons de\anl l'embouchure de la rivière Handou ou Kotto,
et nous débarquons chez ïouramba pour y déjeuner. Nous ne trouvons
guère que le chef et quelques hommes armés, le reste s'étant sauvé dans
la brousse. Nous en [)arlons (juelques minutes après deux heures, lon-
geant la rive droite de la rivière Bandou, passant de\ant quelques petits
villages, et à trois heures quarante-cinq devant le village de Béda, qui,
ayant quelques reproches à s'adresser sur sa façon de traiter les Français,
s'est prudemment éclipsé. A cinq heures, nous arrivons chez Zinga.
Bien que le \illage soit allié, notre déplacement de forces a épouvanté
les habitants, qui se sont enfuis. Nous couchons dans leurs cases. Le
soir, pourtant, ils \iennent nous vendre ({uelques poules, mais de très
loin.
3 février.
Le matin, les noirs reviennent un peu, et quelques-uns nous deman-
dent même le prix de la location de leurs cases. Ils ont quelques vivres
à vendre. La rivière en cet endroit offre un très joli aspect, large de
deux cents à deux cent cinquante mètres; elle est bordée de petits bois
entrecoupés de petites plaines de brousse verte. On dirait presque un
coin de Normandie.
L'eau est beaucoup plus claire et meilleure à boire que celle de l'Ou-
banghi, qui est lourde et sale. Nous quittons Zinga à six heures trente et
suivons la rive gauche. Le territoire occupé par les Boubous commençant
l)eu a[)rès, à se[tt heures quarante-cinq, nous passons devant le premier
marché boubou. Derrière s'élèvent quelques colhnes qui viennent mourir
— 264 —
perpendiculaircmcnlàla rivière. Nous apercevons des Boubous à grande
distance qui poussent leurs cris de guerre et font leurs sinaagrées. Nous
passons sans y faire attention, et à neuf heures nous atteignons Tendroit
oîi débarqua M. de Poumayrac, lorsqu'il fut massacré. Vers dix heures,
nous passons devant un second marché boubou où s'est établi un petit
village. Nous voyons là un grand nombre de Boubous qui gesticulent et
nous injurient. On s'arrête un instant dcAant eux. Mais on les laisse
tranquilles, pour ne pas leur montrer la portée des fusils. Et, à dix
heures vingt, on débarque sur la rive gauche, à quinze cents mètres
du marché, à un petit village yakoma. A vingt-cinq minutes de marche
se trouve le village de N'ganda ou Bagou. D'ailleurs, il est très difficile
de mettre un nom de village sur la carte, car les indigènes abandonnent
leur village dès que leur chef est mort et en contruisent un autre qui
prend immédiatement le nom de son successeur. N'ganda étant mort et
ayant été pleuré environ trois mois, son fds Bagou, proclamé chef,
s'occupe à reconstituer son village. Près de là est établi un poste fran-
çais, confié à la garde de trois Sénégalais. Nous bivouaquons au village
yakoma. Pendant que nous passions devant le village boubou, sur
l'autre rive les Boubous criaient à nos pagayeurs que les Français sont
de bons petits poulets et qu'ils les voient venir avec joie, pour les
manger avec du sel dont ils ont fait expressément provision pour cette
circonstance.
Demain commencera l'expédition. Juhen prendra le commandement
général. Mes Arabes sont divisés en deux sections, commandées, Tune
par Riollot, l'autre directement par moi. Chaque homme porte deux
cents cartouches. Les Sénégalais sont aussi divisés eu deux sections,
commandées, l'une par MM. Liolard et Fraisse, l'autre par M. Juche-
reau. Les hommes portent chacun cent cinquante cartouches. Décapi-
tation d'un voleur de fusil, yakoma.
EXPÉDITION CONTRE LES BOUBOUS
4 février.
Réveil ù trois heures et demie. Départ vers cinq heures et quart.
Débarquement à cinq heures et demie au deuxième marché et prise du
village enlevé par deux feux de salve de Juchereau. Une légère brume
gène les opérations. On établit dans le village un poste d'une douzaine
d'hommes commandés par un Sénégalais. Le brouillard se lève, et nous
marchons en bataille sur le village de Palza, que nous devons rencontrer
dabord. Le guide qui nous conduit est un des rares hommes échappés
au massacre de M. de Poumayrac. Il est resté depuis aux Abiras, dans
l'espoir de retourner le venger. C'est un Yakoma, allié des Nzakkaras.
Nous traversons une légère brousse, puis quelques buissons dans une
ligne de thalweg; nous arrivons bientôt au village de Palza, qui se
trouve sur un plateau. On s'empare immédiatement de la droite du village
(droite, étant donnée notre marche), et nous avons alors aperçu d'assez
loin quelques Boubous qu'on disperse par quelques feux de salve. Le vil-
lage de Palza s'étend à notre gauche ; nous l'enfilons également, en met-
tant le feu aux cases successivement. Nous pouvons remarquer en même
temps la propreté du village, balayé le matin même. Des champs de
patates, des plantations de manioc, beaucoup de palmiers et de bana
niers. Le village de Palza est brûlé, sans que nous apercevions de Bou-
bous; mais nous les entendons dans la brousse i)Ousser leurs aou-aou.
Arrivés au village de Banga, nous mettons le feu aux premières
cases. Le village s'étend dans l'intérieur. La chaleur commençant, nous
entamons le mouvement de retraite vers les pirogues. Les Boubous
saisissent l'occasion pour nous entourer ou plutôt l'essayer. Ils s'ap-
prochent jusqu'à une cinquantaine de mètres de nous ; mais les dégâts
que nos feux de salve ou à volonté font sur eux les effrayent un peu, et
34
— 2()() —
ils s'écartent, se contentant de harceler les flancs de l'arrière -garde.
Cette dernière est la plus inquiétée et reçoit des flèches et deux cou-
teaux. Curieuse manière de lancer les couteaux par les Boubous. Un
Sénégalais de l'arrière-garde est légèrement blessé par une flèche, et un
Banzyri plus grièvement dans le dos.
Nous arrivons à la rivière à environ trois kilomètres en aval du
marché brûlé, et remontons le long de l'eau sans attendre les Boubous;
tout à coup on entend le poste resté au village brûlé tirer des coups
de feu. Le guide yakoma manque de tomber dans un trou. Retour au
poste à dix heures et demie: celui-ci n'axait repoussé qu'une légère
attaque. En face de nous sur l'autre rive se trouve un millier de
Nzakkaras, hommes, femmes et enfants, venus pourvoir si nous sortons
réellement du pays boubou. Quelques braves ont cependant traversé le
fleuve. Nous nous rembarquons et allons bivouaquer chez eux.
Nous avons fait dans la journée nos quatorze kilomètres. Nous avons
eu affaire à sept ou huit cents Boubous. Nous en avons tué une tren-
taine, blessé au moins autant. Aussi ce soir-là les Boubous se taisent-ils.
La rive droite reste silencieuse. Soirée tranquille.
Dimanche 5 février.
Repos au village yakoma. Journée chaude. Charrier a la dysenterie.
Nous concertons notre plan de campagne pour le lendemain. Les indi-
gènes racontent des choses extraordinaires sur les projets de résistance
de nos ennemis. Les Boubous sont toujours silencieux.
Dans l'après-midi, je vais visiter le village de Bagou. D'abord, arrêt
au poste français. ])Our prendre une consommation qui consiste en un
exceiiriit verre (keau de source. Puis je vais voir M. Bagou, homme
très poilu, avec uih> moustache effilée et une biirl»e on collier. 11 porte
un chapeau orné d'nne dragonne d'ofliciei'. un v(>slon bleu qu'il
(iéixmlonnr de Icmps à antre pour se rah'aîchir. un pantalon. C'est un
gentleman. A côté de sa case, il a son sérail composé d(> trois cases
entourées d'nne palissade de feuillage avec un(> petite [)orte.
Nous le laissons bientôt en grantle con\ersation a\ec .M. Liotard et
— 2G7 —
Jioiis allcuis \oii- le laiii-laiii. adiiiicci- les danses de iXzakkaïas (|ai
icssoinblL'nt jj.euucoup à une gigue uiigluise et se rajipru^lienl des
danses eiii'0[téennes. Ce (iiii ii'eiiipèclie pas quelques danseurs de se
lixrer à ties easaliers seuls plus on uioius exeeulri(|ues. au milieu du
cercle loiiné par les autres. Dans ce cercle se lieunenl aussi les musi-
ciens. Leurs instrumenls sont le iaui-lani, la duuhie cloche à deux
stuis, le piano nzakkara c'esl-à-elire le x^lopliom". (Juel(|uefois on y
joint des llùles, des castagneltes et des sabliers.
Les marchandises que préfèrent les jXzakLaras souL les fusils, les
ca[)sules. la poudi'c, et pour les chefs les >ieu\ hahils. [tantalons, vestons
de couleur bleue. Vers quatre heures et demie, relour au Aillage
yalvoma par la route, vrais sentiers de noirs, eu tire-houchon. traversant
des bois d(" haute futaie. encond)rés de lianes et cou[»és par d aulres
sentiers. A la saison des pluies, tout cela doit être inondé.
6 jecrier.
Réveil à quatre heures, endjarquemenl à cin([ heures et demie, pour
descendre la rivière et débar({uer au premier marché ])oubou. Pendant
le trajet, on entend les sentinelles ennemies pousser leurs cris d'alarme
le long de la rivière. Les Boubous croient que nous descendrons jus-
qu'au point où M. de Poumayrac a été tué. Us y ont fait, dit-on, des
travaux de défense.
Arrivés au })reniier marché, nous débarcpions sans encoudjre. Les
dispositions de combat sont les mêmes (pie la veille. On laisse nn poste
sous les ordres d'un Sénégalais pour surveiller les }»irogues. On monte
sur le plateau et on arrive au village banzi qu'on conmience aussitôt à
incendier. A la première salve exécutée par les hommes de Riollot,
un Houhou 1ond)e. Ou le décapite immédiatement. Arrivée de sept ou
huit cents auxiliaires nzakliaras qui se suivent en longue lile, la lance à
la main et en assez bon ordre. Ceux qui ont des fusils cherchent à imiter
nos soldats. Quelques-uns esquissent un semblant d'alignement, el lim
d'entre eux commande : « Feu! » Pas mal de cabris et de poules suc-
combent sous leur fer. Nous continuons notre promenade militaire en
- 268 —
hrùlaiit le village, sans apercevoir les Boubous. Au moment du retour,
on les voit de fort loin et on leur envoie quelques feux de salve à sept ou
huit cents mètres. Les auxiliaires nzakkaras massacrent quelques femmes
et quelques enfants, et font trois prisonniers, qu'ils amènent à i\l. Lio-
tard.
Nous revenons à la rivière. Notre petit poste a été attaqué. ^lais il
a repoussé l'ennemi et lui a tué cinq hommes.
Rembarquement à dix heures et demie par une grosse chaleur.
Spectacle très pittoresque offert par les traversées successives des
Nzaldcaras, qui, après avoir déchargé une dernière fois leurs fusils,
sautent légèrement dans les pirogues et retournent rapidement vers
la rive opposée, sans ouhher toutefois les corps des hommes et des
femmes qu'ils ont tués. Rentrée au hivouac à une heure et demie. Dans
la soirée, les Nzakkaras se livrent à un grand festin anthropophagique
que nous n'avons pas les moyens d'empêcher. Ils font griller les corps
de leurs ennemis, enlèvent la peau, envoient leurs enfants laver les
tripes à la rivière, mettent ensuite les morceaux de viande dans leur
marmite, en y ajoutant des épices, et s'en régalent.
Arrivée hizarre de Bagou, qui amène aux populations émues les femmes
de son père.
Trois coups de feu pendant la nuit.
7 février.
Réveil à quatre heures, on traverse la rivière et on débarque en face,
un peu avant le jour. On prend immédiatement le sentier qui meneau
village de Palza. On détaclie un poste qui doit aller nous attendre au
deuxième marché houbou. Une demi-heure de marche rapide nous
amène aux cases de Palza, dont quelques-unes n'avaient pas flambé.
Nous complétons la razzia. Mais les cabris et les poules ont été enlevés
par les Boubous, devenus plus prudents. Nous prenons ensuite par le
nord et nous passons en debors du village de Baiiga, dont la plus grande
partie llambe. Là, nous commençons à apercevoir les Boubous et à leur
envoyer quelques feux de salve. Suivant leur lactique, dès que nous
— 2G9 —
commençons à battre en retraite, ils cherchent à nous harceler et à
empêcher notre mouvement. Quand nous retraversons Fextrémité du
village, ils s'approchent même assez près de nous. Mais nous sommes
en plaine, on forme le carré, et les Boubous tombent en grand nombre
sous nos salves, qui se succèdent rapidement. Dans un fond plein de
palmiers et situé dans un village que les Sénégalais couvrent de feu et
où Ton entend beaucoup de cris de guerre, un Nzakkara, voulant, avec
quelques-uns de ses camarades, enlever un cadavre boubou, reçoit un
coup de zagaie et bat en retraite.
Le retour aux pirogues s'efPectue en assez bon ordre ; mais les Bou-
bous, poussant leurs cris de guerre, s'approchent encore assez près,
quoique moins audacieux que les premiers jours. Après la traversée
assez dangereuse d'un petit bois, où deux hommes de Tarrière-garde
sont légèrement blessés par les flèches, on atteint les pirogues vers dix
heures et demie et on se rembarque. On peut estimer ce jour-là les
pertes des Boubous à cent hommes tués ou morts de leurs blessures,
plus une cinquantaine de blessés. Un Nzakkara a été assez grièvement
blessé par une flèche. Le chef du village boubou de Banga a été tué.
Les ennemis se sont enfuis au loin dans la brousse.
Nous avons fait environ quinze kilomètres. Effet moral considérable
sur les populations avoisinantes pour lesquelles les Boubous étaient
invincibles. Les fils de Bangassou nous ont accompagnés tout le temps.
Journée moins chaude, temps couvert, orage pendant la nuit.
8 février.
Journée de repos au village )akonia. Dans l'après-midi, Julien et
M. Liotard vont au village de Bagou et font un cours dhisloire à Bagou
et au jeune Barouka. Ce dernier est un des flls de Bangassou, âgé d'en-
viron quinze à seize ans, paraissant assez intefligent et envoyé par son
l)ère pour demeurer avec nous et nous demander de venir faire un poste
eliez lui. Il serait possible d'amener en Europe Bangassou et peut-être
plus facflement un ou deux de ses fils.
Le départ définitif est fixé à demain. Julien est très soufl'rant.
I7U
'Jfc
Dépaii \('rs six Iumii'cs. Sl(i|i[ir ù S('[)l liciiics cl deiiiic aii-dcssoLis du
premier iiiarclir l)(iid)()ii. On doil allci' au ^illai^■(' yalvOina de l>aiiz}ri. à
quelcjUL'S kiltmirlius dans les (('nés (»ù les lioulxjiis uid, [tarail-il,
envoyé Iciiis l'ciunies cl leurs calnis. Ou Iruvcrse successi^euleul des
])ois et des marigots. On aperçoit des endroits où ont dû coucher les
indigèni's; mais, comme noire marche est éventée, nous n'apercevons
(pi'un iiuligéne, [uohahlement une senlinelle. qui reçoit une vingtaine
de halles à ([uel([ues mètres. Marche [)énihle. Arrivée au \illage de
Bair/Aii. Les indigènes se sont sauvés, sans songer à se défendre, hien
([ue leur village soit fortilié et enlouie de marigots. On le l)rùle, ainsi
(pie plusieurs autres cases qu'un renconli-e.
11 est onze heures et demie. On marche encore quelque temps sans
rien voir. Julien a un peu de hèvre céréhrale Le tirailleur Ben-Aïssa
laisse maladroitement partir son fusil et se hlesse grièvement à l'aisselle.
Nos auxiliaires confectionnent un lu'ancard et le portent.
Julien a pris les devants et marche sur Touramha. En route, les
Vakomas massacrent une vieille femme, prétendant qu'elle les insultait.
Voilà ]>ien la hravoure des noirs du Congo, à l'exception des Boubous,
qui se sont bravement comportés. Nous trouvons un petit village yakoma
dont les habitants se sont sauvés. Nous le respectons.
A une heure et demie, on envoie chercher des pirogues chez Tou-
randja, et, à trois heures, nous débarquons à son village situé entre les
rivières Bandou et Oubanglii. 11 est désert. Nous campons dans les cases
et nous l'eposous. a[irès une journée très faliganle el moins fécondi^ (mi
résultais (pie les aulres.
Les Sénégalais ont monlré [dus de lenueetde résislance à la fatigin^
(jne les Ai-al)es. el surloul beaucoup plus d'eulrain. Julien a\oue ([u'il
s est Iroiupé siu' la Videur res[)ective des deux trou[)es.
Nuil IraïKpiille. troublée seulement parles réclamations des Vakomas,
au\([uels leurs camarades, les pagayeurs, ont dérobé bien drs choses.
RETOUR AUX ABIRAS
10 fcrncr.
Nous quiltons Tourainba à sept lioures ciiiquanle. Notre pirogue,
très lourde, reste en arrière du convoi. A dix; lieures, nous passons
devant IMobili et nous constatons que, pendant notre expédition, les
Belges l'ont brûlé.
Un indigène se détacbe de la rive et nous apprend que les Yakoraas des
Abiras veulent nous apporter des vivres. En effet, deux heures et demie
plus tard, nous rencontrons des pirogues avec des drapeaux qui vien-
nent jeter du manioc dans notre pirogue; leurs équipages nous saluent,
poussent des cris et des chants en Tbonneur du retour de M. Liotard.
A deux heures quarante-cinq, nous accostons au premier village
yakoma, et, après une marche interrompue par une bolée de vin de
bananes, nous arrivons à quatre heures et demie au poste des Abiras.
Tout le monde est fatigué. Julien est malade. Pottier a une fièvre
légère, ainsi que Riollot. Un de nos tirailleurs est mort pendant notre
absence: un fusil a été volé. Repos de bonne heure.
Température lourde toute la journée.
11 frrrier.
Repos et contre-coup des fatigues. Tout le monde a mal quelque part.
Julien : diarrbée et fièvre, suite de dysenterie. Pottier : embarras gas-
trique et fièvre. Riollot : fièvre. M. Fraisse : hèvre et mal au foie.
M. Jncbereau : fièvre et rendennuitde l)ile. M. Liotard : b'gèrr indispo-
sition. M. de Kerraoul : fort(^ gastralgie. Moi : fièvre et diarrhée. Joli
tableau !
Le soir, orage et tornade assez violents vers sept heures et demie.
12 février.
Légère fièvre. Tout le monde est énervé. Dans la soirée, Julien a un
accès de folie furieuse qui se calme vers dix heures.
13 février.
Tout le monde souffrant. On nous apporte la tête de l'infortuné
M. de Poumayrac. (Envoyé détails par lettres.)
14 février. (Mardi gras!)
Comme la veille. On nous annonce le décès de M. Delcommun, direc-
teur de la Société anonyme belge, et le départ de M. Dolisie pour la
France.
15 février.
J'ai la dysenterie. Clôture du courrier pour la France. La tempéra-
ture se relève, et le thermomètre marque des minima de 23 degrés. Le
temps est toujours beau et sec.
Notre victoire sur les Boubous a produit une bonne im^tression sur
les Nzakkaras.
Julien est toujours très malade et sombre. Un nuage considérable
de criquets passe au-dessus de la rivière et ne s'arrête heureusement
pas ici.
16 février.
Dysenterie. Diète forcée. Maladie bien ennuyeuse. Julien malade de
corps et d'esprit. Départ de MM. Angier et de Kerraoul })ar courrit>r
extradirect et rapide.
17 février.
Encore la dysenterie. Julien demande à retourner en Europe. J'ai un
AltMKS CONGOLAISES.
:oi.le(;tio\ di: duc d lzès
— 273 —
léger moiivomeiit de déeouragement. Adieu les grands projets! 11 est
certain pourtant que dans les conditions où il était et où il nous met-
tait, son départ était nécessaire. Comme le climat africain avarie les
hommes et les caractères!
/(V [rrricr.
Je vais mieux. Julien et Riollot [)réparrnt leur départ. Les BouIjous
font demander la paix à jM. Liotard. Ils nous ont rendu le crâne de
Al. de Poumayrac, (jui a été emporté par M. de Kerraoul. Us rendent
peu à peu ceux des Sénégalais massacrés. Grande influence de iM. Lio-
tard sur les ?szakkaras.
19 fêcrlcr (dimanche).
Vers huit heures, Julien part pour l'Europe dans une pirogue, avec
trois tirailleurs pour escorte. Tristes réflexions que me suggère ce
départ. La faute que nous avons commise en engageant des Arahes.
A dix heures, Rioflot part avec six hommes pour Banghi, afin de
ramener le restant des charges. Il ne sera de retour que dans un mois
et demi, car les transports ne sont pas rapides dans ce pays-ci.
20 fée fier.
Aggravation de la dysenterie. Maladie très grave de M. Alhrechts,
sous-gérant de la factorerie liollaudaisc des Ahiras. Commencements de
travaux au camp. Organisation du jardin. Pottier travaille ferme.
21 [écrier.
La maladie suit désagréablement son cours. Diète obligatoire, sauf
le lait et les œufs. M. Alhrechts est mort ce matin à quatre heures
vingt-cinq d'une hématurie bilieuse, à l'âge de vingt-huit ans.
22 févriei-.
A huit heures et demie, enterrement de AI. Alhrechts, au([uel viennent
35
— 274 —
assislor deux Belges : un liciilciiant et un doclcur. C.c dernier nie donne
un traitement à suivre : naphtol cl santonine. Kèves d'avenir!
23 février.
Toujours faible et dysentérique. Les journées s'écoulent, ternes. Je
n'ai aucun goût pour rien faire. Quand le corps est fatigué, l'àme et le
cœur son ressentent. Il ne faudrait i»as que ça continuai trop long-
temps, car tout se détraquerait.
Ciel couvert toute la matinée. Le soir, léger halo lunaire assez com-
mun dans ce pays où l'atmosphère est saturée de vapeurs d'eau. Basse
pression fatigante.
24 février (vendredi).
dont l'accent porte principalement sur l'ullième et plus rarement sur la
pénultième. Cela fait une sorlc de chant parlé qui s'exagère sous le
coup d'une émotion quelconque.
25 février.
Nos travaux continuent au jardin, à la roule, au débroussement.
Obligé de rester couché.
26 février.
Dysenterie, suite et malheureusement pas fin. Déjeuner au poste et
dîner dans notre petite installation définitive au camp.
27 février.
Visite (in ilocteiir Ixdge et de (|uel(pies .\/.akkaras. dont l'un, émissaire
de Bangassou, dit-on, est habillé en général anglais, avec des souliers
jaunes, un pantalon, des chaussettes et une veste rouge galonnée.
273
^-'tS' février.
Nous avons des nom elles de Julien et de Riollot. Ils sont en bonne
santé. Visite de Labassou, frère de Bangassou, chef assez important qui
itpporle à M. Liotard de l)elles pointes d'ivoire. Discussion }>olitique
avec ce personnage qui est impotent, ne peut marcher et va à cali-
fourchon sur les épaules d"un de ses esclaves. Il a Téléphantiasis ou la
lèpre.
Mercredi 1" mars 1893.
Départ de M. Liolard pour la rivière. Descente. Une petite réquisition
aux Abiras.
Mieux sensible pour moi. Le mât du pavillon est hissé. Orage
menaçant.
Temps orageux presque toute la journée, couvert et assez maussade.
Menaces de tornade à l'horizon.
Amélioration sensible dans mon état de dysentérique. Tempête et
vent faible, le soir.
Le matin, vers six heures, léger orage, et pluie jusque vers huit
bcures. Grosses averses et ^ent du nord-nord-est. Température de
17 degrés.
Toujours dans riin[)ossibilité de rien faire, même à peine la force
d"aller au poste.
Vie renfermée et légèrement découragée, la guérison se faisant
attendre trop longtemps et toute espèce d'exercice interdite. Régime
aux œufs et au lait peu fortifiant.
276
Inauguration du pavillon de notre camp et petite revue passée le
matin. Déjeuner au camp offert à MiM. Juchereau, de Brégeot, Fraisse
et T rainés.
Toujours tourmenté par la dysenterie. Décidément, ce n'est pas foli-
chon d'être à poste lixe sur l'Oubanghi. Malgré le grand nombre de
vivres qu'on a dans le haut, on est ici sur un lorriloire malsain. Hélas!
pourquoi ne {)eut-on avancer?
6 nian
Déjeuner du docteur Roussen au camp. Etat toujours stationnaire,
c'est-à-dire peu agréable. Visite du nouvel agent de la maison hollan-
daise remplaçant M. Albrechts. Visites de quelques Nzakkaras assez fré-
quentes ces jours-ci, se disant presque tous envoyés par Bangassou
pour attirer M. Liotard et lui faire former un poste dans ce dernier
endroit.
Le soir, projets bizarres et un peu désespérés. Découragement.
Toujours la même vie. Dysenterie et peu d'espoir de guérison immé-
diate. Ht'Iour. dans la soirée, de M. Liotard qui a trouvé la rivière
extrêmenicnl tranquille cl (pii. d'après les demandes des hommes de
loiil le [uiNs n/.iiUvara. doil piiilir (liez Bangassou dans trois ou (piati-f
jours.
9 mars.
Préparatifs de départ de .M. Liotard. Visite du docteur belge qui veut
me remettre au régime du lait. Opposition violente.
Conversation avec M. Liotard, à la suite de laquelle il est convenu
qu il vaut mieux pour moi retourner à Linzolo ou l^razzaville me soigner
— 277
que de traîner indéfiniment sans pouvoir rien faire. Je laisse le com-
mandement à Potticr et confie dix hommes et un sergent à M. Liotard
pour faire plus d'impression en allant chez Bangassou.
M. Liotard arrête son départ au H .
10
Toujours le même état; incapable de faire un mouvement sans avoir
envie de rendre du sang. Vie intenable, fièvre presque continuelle.
Fatigue augmentant beaucoup. Traitement à la morphine. Il est évident
que le changement complet d air est absolument urgent si je ne veux
pas jouer le squelette dans peu de jours, perspective qui, d'ailleurs, ne
me sourirait guère.
11 mars.
Départ de M. Liotard, à sept heures du matin, avec vingt Sénégalais
et dix Arabes. Préparatifs de mon propre départ. Maladie maudite!
12 mars (dimanche).
Pottier est souffrant. 11 se donne un mal extraordinaire pour mes
préparatifs. J'ai beaucoup souffert. Je mets en Dieu tout mon espoir,
car lui seul peut me permettre d'atteindre la Mission. Je partirai
demain de bonne heure.
Temps orageux. Je dis adieu à mon petit camp. Tous mes beaux
ju'ojets sont écroulés. A l'imitossiblc nid n'est tenu!
R 1^ T 0 U R
13 )nan
Adieux à Potlier et au poste des Abiras. Le départ s'effectue à sept
heures cinquante. 11 me cause une émotion profonde.
Temps gris et pluie, avec menaces de tornade. Je suis dans une
pirogue avec M. de Brégeot. et M. Van der Handel est seul dans une
autre. Les eaux sont tout à fait basses. Pas de courant.
Nous passons à trois heures devant rembouchure du Bandou et le
village de Touramba. Couché à cinq heures chez Dambani. vieux chef
yakoma.
Le soir, joli tableau : les pécheurs à la ligne, dans l'eau jusqu'à la
ceinture, font des taches noires mouvantes sur l'eau dorée par le
crépuscule.
14 mars.
Départ à sept heures. M. Van der Handel, qui fait le commerce de
FiA'oire, reste en arrière. Arrivons à dix heures et demie au village de
Dondouta, dont le chef est mort et où M. Liotard fait établir un sanato-
rium. Vin de palme en grande quantité. Nous partons à onze heures
(piaraiilc-cinqpar une cbaleur désagréable. Franchissons sans encombre
les rai)ides de Cétéma, d'ailleurs peu danger-enx dans cette saison, et
arrivons à sept heures et demie chez Kamboua. où nous couchons dans
la nirinc case (|u'en moulant.
Dé[iarl à sept bcurcs (|nin/.('. Les [tagaycurs ne marclienl i)as. Arri-
vons à une heure à Alobaï. Suis un peu mieux ([u liici'. Kepos.
279
Ki iiKirs.
Pas d'aniéiioialioii. Les '-ipides de Muljaï uni iiue légende qui rap-
pelle celle des sirènes antiques, ils sont liantes, dit-on, par des poissons
à tète humaine qui entraînent les hommes au fond et ne les laissent
jamais remonter.
1? tiuus.
Fatigué de la journée d'hier, je me repose. J'ai une pirogue avec des
pagayeurs sangos. Mieux sensible.
18
Déparia sept heures (piaraule-ciiup Temps agréable. Ue Tair el ciel
couvert. IM. de Brégeot nous accompagne et ramène le chef mangari qu'il
a gardé quinze jours aux fers. Les pagayeurs sont mous, et nous n'arri-
vons qu'à six heures et demie chez Mangari. On nous reçoit bien. Il était
temps de débarquer, car une tornade violente nous prend à sept heures
avec pluie, vent, éclairs et tonnerre. Bien abrité dans une case banzyri,
je n'en souffre pas.
19 mars.
Départ à sept heures. Adieux à M. de Brégeol (pii remonle à Mobaï.
Couché dans un petil village banzyri.
20
Départ à six heures quarante-cinq. Bon temps et mieux sensible.
Rencontré à huit heures M. Hanslé qui remonte à Yalcoma avec trois
pirogues. A trois heures, le convoi de Kiollol qui remonte aux Abiras.
Nouvelles : Julien est malade aux Ouaddas ; probabilités de trouver un
vapeur à Banghi-Zongo ; les charges sont restées à Lirranga. Il faut abso-
lument que je descende pour les faire remonter le plus vite possible.
— 280 —
^'olls arrivons à quatre licuros et demie au Kwango, et nous passons
la nuit dans le poste de plus en plus délabré. Moustiques et menaces
de tornade.
21 iiKirs.
Départ à sept heures quarante -cinq. Tenq)s agréable. iia\ii;alion
lente et fatigante mais sans danger. Stoppons vers cinq heures et
campons avec JM. ^'an der Ilandel sous la lente à cloison. OEufs.
99
Parti à sept heures et demie ; aux Ouaddas vers trois heures. Julien
est parti depuis deux jours. Le vapeur Antoinelte est à Zongo. Je le rat-
traperai facilement. Mieux sensible. La dysenterie semble se transfor-
mer en diarrhée.
23 mars.
Départ à neuf heures. Passé heureusement la moitié des rapides les
plus dangereux. Stoppé vers cinq heures au petit village du chef
24 mars.
Départ à sept heures et demie. Passage du dernier rapide. Arrivée à
trois heures au poste de Banghi, bien changé à cause de la baisse des
eaux et commandé par AI. Juhia, chef du poste et de la zone. Je trouve
Julien très malade. Je trouve aussi le courrier apporté par \' Antoinette.
Vais beaucoup mieux. Couché à la résidence.
Nous partons avec Julien en pirogue pour Zongo, oi!ise trouve V Antoi-
nette. Temps très chaud. Stoppé à six heures et demie et passé la nuit
sur un banc de .sable.
281
26 mars.
Départ à six heures et demie. Température fatigante et chaude. Arri-
vée au steamer à quatre heures. Capitaine blanc, mécanicien noir.
Juhen s'installe dans la seule cabine libre. Je m'installe sur le pont.
2?
Embarquement de quinze cents kilos d'ivoire provenant du Haut-
Oubanghi et départ de Zongo à midi et quart par une très forte chaleur.
Adieu au gros Allemand Hulst qui a admirablement soigné Juhen.
Stoppé vers deux heures et demie, à cause d"une tornade, et définitive-
ment à quatre heures et demie, à cause d"une autre.
Nuit froide. Mauvaise journée. Je suis repris de la dysenterie. Il
pleut, des tornades nous arrêtent à chaque instant. On stoppe à quatre
heures et demie en plein fleuve pour faire du bois. Tout se passe,
d'ailleurs, à bord, avec ordre et silence.
29
Meilleure journée. Marché depuis six heures et demie jusqu'à quatre
heures.
30 mars.
Descente tranquille de six heures à quatre heures. Vivons de con-
serves.
31 mars.
Départ à six heures et demie. On arrête à midi pour faire du bois en
face d'un village sur la rive belge où l'on peut acheter deux poules et un
canard. Temps très chaud. Soleil très fort. Un caïman vient effleurer le
bateau.
3(5
— 282 —
1" avril.
Parti à six heures et demie. Une descente rapide nous amène à
Lirranga à midi. Nous y retrouvons nos deux cent quarante charges
qui seraient bien mieux aux Abiras. Nous couchons au poste français.
Juhon ost toujours li'ès soiiffcaiii.
2 avril.
Dimanche de Pâques. Messe solennelle à la Mission. Grande amélio-
ration dans mon clat.
3 avril.
Séjour; légère fièvre. Vers cinq heures du soir arrive le steamer de
la Société anonyme belge, YArchidiichesse Stéphanie, qui a des avaries à
son gouvernail et nous apporte des nouvelles des Faits. La situation de
l'État belge est précaire. C'est une cigarette enflammée sur un baril de
poudre. M. Demeure, un Belge, traite ses compatriotes, les officiers, de
marchands d'esclaves et d'ivoire. Il nous raconte les exactions du lieu-
tenant Lothaire à la station de Bangala, les indigèns obligés de cacher
dans la brousse leur ivoire et leur caoulchouc pour les soustraire anx
déprédations de l'h^lal. « Et parloiil. dit-il. c'est la même chose. In
boiuirlp bommc ne i-cvicnl pas à Tl^tat belge dn C-ongo. »
•/ avril.
On répare le goiiNeriniil de [' A rdii duchesse, et \' Anloirielle repari poui
les Falls. Toujours les loiiiades et les pluies.
avril.
On répare loiijoiirs le gouvenniil. héjeunei' ù bord, dîner au poste,
coucher à bord.
283
6 (tnil.
Resté à bord, dans l'espoir de voir tiiiii' les réparations.
7 avril.
Départ à six heures. Au bout de vingt-cinq niiniiles. le gouvernail
casse. Tout est à refaire. Cependant on marche à petite vapeur. Stoppé
vers cinq heures et demie dans une île pour faire du bois.
8 acril.
Départ à six heures. Navigation bonne. On couche dans les îles, en
face de Bolobo, vers quatre heures quarante-cinq. Chasse à l'hippo-
potame. J en blesse un au front sans pouvoir le retrouver. M. Demeure
en tue deux. Une de ces intéressantes bêtes manque de faire cha-
virer la pirogue en passant dessous.
9 avril.
Temps très chaud. Navigué de six heures et demie à quatre heures.
Rencontré le vapeur Oubanghi.
10 avril.
Départ à sept heures. Passé devant N'Gantchou. Rencontré le steamer
Frederick de la N. A. II. V. qui redescend avec nous. Sur la navigation
des agents hollandais voyageant à notre bord.
Arrivé dans le Pool à quatre heures et demie. Aperçu le vapeur le
Léon XIII stationné au banc du docteur Ballay. Stoppé à quatre heures
et demie aux environs, à quel([ue distance de Kimpol<o.
— 28i
11 avril.
On déinarre à six heures, pour apercevoir au bout de quelques
minutes Kinchassa et Brazzaville dont je revois l'église avec une vive
émotion. Arrêté à la douane vers neuf heures. Revenu à Kinchassa pour
déjeuner. Je ne suis pas un buveur d'absinthe, cependant un verre de
la liqueur aux reflets d'émeraude fait plaisir quand on en a été privé
pendant plusieurs mois. 11 y a maintenant soixante-quinze blancs à
Léopoldville. A six heures nous arrivons, au milieu d'un orage mena-
çant, à la Mission. Coucher et mieux sensible.
12 avril.
Visite au docteur Cuneau, délégué administratif pour Brazzaville et
dépendances. Mes lettres de France sont parties dans le Haut-Oubanghi.
Chaleur. A huit heures, 23 degrés. Fin de la saison des pluies.
13 avril.
Je suis parti des Abiras depuis un mois. Rentrerai-je ou remon-
terai-je? J'ai toujours la diarrhée. Je suis certain si je remonte d'attra-
per encore la dysenterie. Julien est impatient de partir. Pourquoi res-
tcrais-je ? Oui, mais Pottier ?. . .
1-J avril.
Pluie légère dans la nuit. Journée lourde et orageuse. 21°, 8 à six
heures et demie. Toujours cette atroce maladie. Lutte entre \c pour el
le contre.
15 avril.
Que je serais heureux à la Mission, sans cette obsession continuelle, et
si j'avais une occupation qui m'atlaclud! Je crois que mon plus secret
— 285 —
désir est de rentrer. La maladie me le conseille. .Mgr Augouard et le
docteur Cuneau me le conseillent aussi. Que faire?
Il a plu légèrement toute la nuit. La journée est belle, mais chaude.
A huit heures, 28 degrés.
Ifi arrIL
Départ déhnilif de Julien pour la côte. Mieux sensible. Je fais mes
pâques. J'essaye avec succès de marcher un peu.
1? avril.
Pluie et orage pendant la nuit. Je vais à Kinchassa pour régler le
départ des charges et accomplir les formahtés de la douane. Je me pèse :
67 kilogr. et demi.
18 avril.
Déjeuner au poste avec le docteur. Légumes et viande. Mgr Augouard
nous rappelle une curieuse réplique du boy de M. Dolisie à qui il avait
dit de moi : « C'est un Français riche qui vient ici pour se promener »,
et qui répondit : « Oh! pas possible ; s'il était riche, il ne viendrait pas
ici pour voler de lïvoire avec des soldats. »
Temps lourd et chaud. Première marche un peu longue.
19 avril.
Pluie dans la matinée. Journée couverte et orageuse. Toujours beau-
coup de moustiques. Diarrhée continuelle et inquiétante, et malgré cela
appétit excellent.
20 avril.
Il a plu toute la nuit, avec tornade hier soir. Ciel couvert. Visite au
poste et longue conférence avec le docteur : De utilitate de remonter ou
de redescendre.
286 —
21 ami.
Grande lutte entre le pour et le mii-iir. Le jxjdr dit île remonter :
I" [)Our ne pas laisser Pottier tout seul et ne [uis paraître tout abandon-
ner; 2" [)0ur essayer de faire une nouvelle tentative d'initiative person-
nelle: '.V pour ne pas avoir lair de trembler devant la maladie. Le contre
dit : r remonter là-baut pour retrouver des bommes malades et inca-
pables de marcber : 2" risquer un écbec qui juiira peut-être au prestige
de la France ; 3° attraper définitivement la dysenterie pour rien :
4" n'avoir pas de second : ">" être au pouvoir d'une bande qui ne m'in-
spire plus aucune confiance. Rien que des ennuis.
La fatigue pbysicjue n'est rien, comparée aux tracas moraux qui
m'amollissent. Et puis, })our remonter dans l'Oubangbi, il faudrait
partir dans deux jours, ce qui n'est pas possible, ou attendre trois mois,
et je ne puis pousser l'indiscrétion jusqu'à rester tout ce temps ici. Enfin
la solitude me pèse horriblement. C'est décidé, je redescends.
Je fais part de ma résolution à Mgr Augouard et au docteur (ameau,
qui l'approuvent.
Tous les soirs, des éclairs autour de la Mission, mais pas d'orages
sur la Mission elle-même.
22 avril.
Pluie légère dans la nuit et très beau temps dans la matinée. Déjeuner
au poste et explications sur le retour en France. Lettre à Potticr.
23 avril.
Un peu mieux. Excursion à Kincbassa sur le DjoiU'. C-onversaticm
avec le major Parminster, (pii iw. parait pas anini.' de ])ons sentiments
envers son souverain, le roi Léopold.
287
24 avril.
Décidément nous sommes encore dans la saison des pluies. Il a plu
toute la nuit et toute la matinée. Néanmoins, à six heures et demie, la
température est à 28°, 5. Je ne puis pas me rétaldir. .l'ai un jieu de
fièvre pendant presque toute la journée.
25 aonl 1893.
Un an depuis le départ de Marseille. Que do choses depuis ce départ
émouvant! JMais que de déceptions aussi, que d'ennuis! Et souvent
aussi quelle malechance ! Décidément, l'Afrique est loin d'être un
paradis rêvé, mais elle devient un enfer, quand on y va dans les circon-
stances oi^i je me suis trouvé. Depuis Matadi, que de désaj^réments!
Pour ne citer que les principaux : la conduite de X... à Matadi, la dis-
pute entre Julien et X... sur la route des caravanes, la suite de la route
avec deux messieurs qui ne se parlent pas, l'arrivée à Brazzaville, la
radiation de X... et de V les emportements et les maladies de
Julien, la dysenterie pour moi, les hommes qui ne voulaient rien faire,
et toutes les illusions tomhant une par une et n'étant remplacées par
aucune espérance. Enfin le départ de Julien et, par suite, le mien ; puis
encore, souffrances de la fièvre, de la veille.
l^epos à la Mission. Tem]>s ,i;ris et nuai^eux. Beau temps la nuil.
26 arril.
Toujours la diarrhée; heau lemps toute la matinée: soleil et ciel aux
trois quarts couvert. Légère fièvre dans l'après-midi. Le soir, des orages
menaçants sont aulour dn Pool, principalement du côlé de Linzolo.
côté ouest-sud-ouest. A'ers neuf heures, commencement de la pluie
288
27 avril.
Toute la nuit, Forage et la pluie continuent presque sans interruption
et ne s'arrêtent même que vers sept heures du matin. La traversée
est remise; état un peu meilleur, temps assez chaud, reposa la Mission,
j'ai le pied à moitié en compote et ne puis guère marcher. Les cran-
crans ont l'air de vouloir reparaître.
28 acril.
Un peu mieux. Temps couvert et brumeux dans la matinée.
Traversée à Kinchassa. Déjeuner avec le major Parminster et règle-
ment de comptes ; retour en boat ; dîner à la Mission française. Le
chef de station légèrement excité.
Beau temps dans la soirée. Après-midi de saison sèche. Légère fièvre
vers onze heures du soir.
29 cwril.
Brouillard sur le Pool dans la matinée, assez beau temps dans la
journée. Tornade ou orage vers deux ou trois heures, avec pluie et ton-
nerre très fort. Clôture du courrier pour France.
Eté le soir au poste dîner avec le ducteur. Départ probable dans le
courant de la semaine prochaine.
30 acril (dimanche).
Légère pluie par giboulées dans la matinée. Le matin, pluie assez
forte vers dix heures el demie. Uniformité assez désespérante de la vie
à Brazzaville el isolement. Amélioration cadencée de mon état, i-éta-
blissement sérieux seulement en France.
Messe el s;dnt coninir (riiahiltidc \ ic lraii(|uilli'. mais un pcn niono-
lone.
I, 2, 3. — Insti'uments .'
4. — Bois pour laire
5. — Inslrunient agniire.
0. — Poignard dans son four
reau.
12, 13. — Lances de cliefs
14. — fer de pelle
K). — Collier de de
16, 17. — .\rnies de jet.
18. Hl. — Couteau.^
20. — Arme de jcl.
21. — Inslrumcnl de nnisiqup
22. — Arme de jet.
289
1" mai.
Date qui a pout-r-tre fait quoique bruit eu France, mais journée essen-
tiellement tranquille à Brazzaville. Encore la saison des pluies. Prenons
arrangements de départ. Le docteur Simon déjeune avec nous.
Amélioration très sensible. Durera-t-elle? Les fatigues de la route ne
me rendronl-elles pas un peu malade? Arrivée d\m courrier peu impor-
tant de France. Heureusement tout le monde est en bonne santé. Le
docteur est venu liier. Bonnes relations entre les protestants et les
catboliques du Congo. lAlaladie du gérant de la Mission hollandaise.
Série à la noire que semble traverser en ce moment la N. A. H. V.
Lisez : Niewe Afrikannschc Handels Vengutschap . Temps gris et couvert
se rapprochant un peu du temps de la saison sèche.
Brouillard épais vers sept heures. Arrivée de l'administrateur Vittu
de Kerraoul. Préparatifs de départ pour le lendemain. Dîner au poste.
Temps de saison sèche. Le gérant de la factorerie hollandaise de
Brazzaville mort dans la nuit et enterré en ce jour. Adieux à la Mission
française.
4 mai.
Fièvre assez forte. Préparatifs de départ et chargement de la caravane
de cinquante-quatre hommes. Déjeuner au poste, après avoir fait les
adieux à la Mission et à Mgr yVugouard, qui nous a bien hébergés. Pris
congé du docteur et mise en route des hommes vers midi trente. Beau
temps, mais assez forte fièvre.
La route se passe sans incident. Passage du Djoué en pirogue, ainsi
que de la Sona. Les herbes sont bien hautes et donnent un aspect assez
37
290
difÎLTont de celui do lu saison sècho, quand les herbes sont bridées.
Arrivée vers quatre heures au village de Molakala chez les Balhlis et
campé. Fièvre très forte.
j mai.
Un orage assez fort dans la nuit, mais pas de pluie. Parti à six heures
et demie. Léger retour offensif de dysenterie. Temps gris et assez
agréable. Stoppé vers onze heures pour déjeuner! (Euphémisme.)
Arrivé au village de Monment (?) pour y camper, vers quatre heures ;
plusieurs villages le long de la route qui est peu accidentée. Orage dans
la nuit, mais assez loin. Pluie dans la nuit.
G mai.
Parti à six heures quarante-cinq. Stoppé vers neuf heures et demie
pour déjeuner. Appareillé de nouveau à dix heures et demie; descente
assez raide et arrêté à un autre petit village vers une heure et demie.
Orage qui ne nous atteint pas.
Arrêté à quatre heures et demie dans un village (village de marais)
très propre et avec des palmiers en grand nombre. Cases bien con-
struites ; loeé dans une case.
Parti à sept heures et demie. Traversé le marais, assez profond. Tra-
versée, vers onze heures, d'une rivière où Ton a de l'eau jusqu aux
aisselles. Déjeuné à ladite rivière, reparti à midi. Arrivé à quatre heures
et demie dans un village assez joliment perché en haut d'une colline.
Temps gris presque toute la journée, menace d'orage le soir.
Chef de village aveugle. Achat de quelques vivres moyennant étoffes.
Le m'talvo de Brazzaville" n'a presque jdus cours. La route, traversée de
nomln-eux ruisseaux et mérigots, assez détrompée.
— 201
Retenu au campement par la pluie qui commence à tomber, depuis
cinq heures jusqu'à neuf heures et demie, avec tonnerre et éclairs. Mise
en route à neuf heures et demie, marché jusque vers midi et demi.
Arrêté pour déjeuner au bord dime rivière peu profonde. Resté environ
une heure, passé de nombreux cours d'eau. Rencontré vers trois heures
M. Decaux se rendant à Brazzaville.
Assez bon temps. Stoppé vers six heures au village do N'oufîo. Les
indigènes y mangent de la terre. Logé dans une case; prix do la location
de la chambre pour la nuit : quatre m'takos. Pluie orageuse le soir.
9
Départ à huit heures environ; relardé un peu par une légère pluie,
qui est tombée une grande partie de la nuit; route accidentée. Arrivé
vers midi au poste de Komba, appelé par les indigènes Kinyoyo, sur les
bords de la rivière Komba. Poste construit en brique et chaux. M. Drio-
mont, chef de poste. Repos au poste, le restant de la journée. Visite du
poste, assez gentil, mais petit. Nombreux villages indigènes tout autour;
derniers échos du massacre de M. Laval : destruction de Bassoundi et du
chef qui a ordonné le massacre. Les communications entre Komba et
Manyanga : deux jours do marche entre les deux postes.
10 mai.
Séjour au poste de Komba; visite du poste. Son but : vérification des
caravanes; entouré par la rivière Kondja (jui en fait [)resque le tour.
Nécessité d'un port. Temps brumeux, léger orage le soir vers sept
heures.
11 mai.
A une heure de Taprès-midi, départ du poste de Komba, par une
292
gorge ù travers les collines qui barrent la route à l'ouest. La route est
ensuite assez plate. Stoppé à quatre heures. Assez beau temps, chaud.
12 mai.
Parti à six heures quarante-cinq, traversé le pays bassoundi où tous
les villages situés sur la route et autour ont été brûlés. Arrêté pour
déjeuner dans un grand village, vers dix heures et demie. La route
est dans une plaine avec de hautes herbes; passé à onze heures et demie
à un village assez ombragé.
Arrêté vers cinq heures au village de Mobili. Sliman s'est trompé
de route en suivant par derrière et n'arrive pas le soir à l'étape. Assez
bonne case mise à la disposition de ustcd.
12 mai.
Orage une partie de la nuit; très forte pluie; je ne pars qu'à sept
heures et quart. A onze heures, la caravane est arrêtée par une rivière
transformée par l'orage de la nuit en un véritable torrent (affluent du
Niari). Obligé d'aller passer la jourjiée dans un village situé à près de
deux kilomètres de la route. Les indigènes, qui ne paraissent pas avoir
vu souvent des blancs au milieu d'eux, font cercle autour de moi, une
partie de la journée, comme de vulgaires Parisiens autour d'un Fuégien
ou d'un représentant quelconque de la race simiesque. Sliman arrive
dans l'après-midi.
14 mai (dimanche).
Ce qu'on peut penser des cadeaux d'un noir, et stupidc manière de
vendre acceptée par les blancs.
Traversée de la rivière, à sept heures, en ayant de l'eau jusqu'aux
épaules. Le courant n'est pas très violent; route assez facile. A onze
heures, arrêlé encore par une autre rivière à courant très violent. On
attend une pirogue quelque temps. Impossible de lui faire remonter le
— 293 —
courant: coucIil' au village près de la rivière en attendant la baisse des
eaux. Éclairs à l'horizon. Invocations et féticliisnies pour écarter Torage.
15 mai.
Les eaux se trouvent avoir suffisamment baissé, et grâce à un contre-
maître on peut passer facilement. Courant très rapide; le départ du
village a eu lieu vers sept heures. Arrêté au village de Msomdo Nigou-
dou vers dix heures et demie pour y déjeuner. Case pour blancs et
nombreux vivres à vendre; marché ensuite sur terrain plat et suivant un
plateau assez élevé, et arrivé à trois heures à la nouvelle et provisoire
installation des Pères de Bouanza, installation située dans une assez
jolie situation dominant le Niari. Très beau temps.
16 mai.
Repos à la Mission, avec légère reprise de diarrhée. Les mésaven-
tures des Pères de Bouanza dans l'ancien poste ; presque une année de
travail perdue ; nouvelle installation dans une position plus saine, presque
au centre des populations balembés, beaucoup plus sauvages et fières
que les autres. La vallée du Niari, grandes collines de l'autre côté, ouvre
une route menant à Manyanga, mais coupant la frontière belge. Le Père
Sang, Luxembourgeois naturalisé Français.
17 mai.
Quitté la Mission vers huit heures, arrêté vers onze heures pour
déjeuner, après avoir rencontré plusieurs petits villages. Beau temps.
Route plate, mais avec de grandes herbes bien ennuyeuses; passé vers
trois heures une rivière où Ton a de Feau jusqu'aux aisselles; terrain
marécageux, ensuite route en tippoï.
Arrêté vers trois heures et demie à un petit village très peu impor-
tant; couché; encore des éclairs.
La nouvelle lune et les Loangos.
18
Départ vers six heures quarante-cinq; beau temps. Nombreux villages
tout le long de la route plate, et grandes herbes. Rencontré à huit heures
et demie, dans un très grand village, Tinspecteur général des colonies,
M. Verrier, montant à Brazzaville; pris un verre d'eau-de-vie d'ananas.
Continué et déjeuné à onze heures et quart dans un petit village.
Temps chaud ; reparti à une heure et quart et marché jusqu'à quatre
heures et quart pour s'arrêter dans un assez petit village. Rencontré
plusieurs autres villages sur la route, dans de véritables petits îlots de
vôrdure. Palmiers et bananiers, manioc et autres divers : route très
ennuyeuse dans les grandes herbes; les graines nous piquent de partout
et me donnent presque la lièvre du foin; les indigènes sont maintenant
des Bakambas.
19 mai.
Assez fort orage avec pluie toute une partie de la nuit ; temps gris et
couvert le matin, et pluie jusque vers dix heures et demie. Parti seule-
ment à cette heure et marché à pied jusqu'à midi dans les herbes mouil-
lées, chose éminemment suave. Remis en marche vers une heure;
traversé plusieurs brousses et villages. Les villages, situés au milieu de
la plaine herbeuse, font de-ci de-là des tâches énormes dont on aperçoit
plusieurs d'un seul coui) à Iborizon, le terrain étant extrêmement plat;
beaucoup de bananiers.
Arrêté vers cinq heures au village de Kaï, dont le chef est une femme
d'une amabilité douteuse et dont le village est fort mal entretenu.
A sept heures, pluie torrentielle avec orage; la pluie continue dans la
soirée.
20 mai.
Toute la matinée, le tenq)s est gris et couvert. Route à mi-côte et à
travers le plateau, toujours longeant le Niari. Nombreux villages sur la
route ou à peu de distance. Arrêté dans un village situé dans un fond
2K
pour y déjeuner, de midi ù midi quarante-cinq. Jolis points de vue le
long de la route sur la vallée du Niari.
Arrivé au poste de Loudima. En arrivant au poste, j'apprends que la
pirogue qui fait le service sur la Loudima a été enlevée, et que la route
est coupée du côté de Loango. Depuis quelques jours, de nond^reuses
caravanes attendent des deux côtés de la rivière.
21 mai.
M. Arrivet, chef de poste, Parisien, assez fiitigué. Le poste de Lou-
dima, ses bœufs, ses ânes et sa jument vivant tous là dans une parfaite
béatitude, mais dans une inutilité parfaite. Le poste, qui a été assez bien,
a besoin d'une réfection complète. Le chef de poste a envoyé un caporal
chercher une pirogue. Faux espoir de départ demain.
Visite du poste situé au confluent de la Loudima et du Niari. Les
eaux baissent un peu, mais impossibilité de passer. Les caravanes
s'accumulent; peut-être pourrait-on essayer le passage par le Niari, dont
le courant est beaucoup moins violent que celui de la Loudima.
23
Retour du caporal vers midi et achat d'une [)irogue. A cinq heures, la
circulation est rétablie. Beau temps.
Quitté le poste à huit heures du matin. 11 manque, au départ, un
contremaître et quelques hommes qui avaient été chercher des vivres.
Route assez plate, avec grandes herbes. Beau temps chaud. Mangé près
d'un petit ruisseau entre onze heures et demie et midi et demi. Arrêté à
deux heures définitivement dans un village bakongais, pour y coucher.
— 296 —
Retour du contremaître et des liommes vers la nuit. Orage dans le loin-
tain qui ne vient heureusement pas.
Départ à six heures quarante-cinq. Beau temps; la saison sèche paraît
définitivement établie. Rencontré aucun village. Arrêté à dix heures
quarante-cinq pour déjeuner; reparti à onze heures et demie; traversé
plusieurs petits cours d'eau. Arrivé vers quatre heures et demie dans un
grand A'illage de Bakongais où je couche. La route, dans la seconde moi-
tié de la journée, commence à devenir plus accidentée, et la vue s'étend
jusqu'au Bayoumbé ou Mayoum])é. Le village est dans une plaine très
nue. Beau temps.
26 mai.
En route vers sept heures. Le chemin commence à devenir un peu
plus accidenté. On voit maintenant très bien le Bayoumbé. Les hommes
poussent difTérentes exclamations à sa vue. Il est plus agréable d'aper-
cevoir un peu de montagnes que des plaines interminables et couvertes
d"herbes.
Déjeuner à neuf heures et demie dans une espèce de halte de cara-
vanes où les indigènes viennent vendre du manioc, ainsi que cela se
fait en plusieurs endroits. Repos à une heure et demie. Premiers
commencements de grimpettes et de brousses.
Campé sur une petite butte située à Lentrée du Bayoumbé, qu"on
aperçoit nous dominant avec les sections nettement tranchées de ses
limites et de celles de la brousse herbeuse. Vent sud-ouest assez violent.
Déi)art à s(q)l lieures ([uinze: entrée dans la forêt de Bayoumbé et
ascension du Bamba. Auparavant, traversé quelquefois la même rivière.
La descente du Bamba avec ses nombreux échelons est. je dois l'avouer,
plus pénible que la montée. Déjeuner près d'un clair ruisseau; une
— 297 —
heure après, encore quelques montées et quelques descentes. Ensuite,
retraversé quelquefois la même rivière, puis ai rivé au village do Vanti
à trois heures. Chef, Yantila, absent. Le village est en pleine brousse.
Population de Bayoumbés.
28 mai.
Parti à sept heures quarante-cinq. Beau temps, route assez dure et
très glissante au début, où elle suit un cours d'eau à liane de coteau au
milieu des racines, vrai chemin de chèvre. Passé de nombreuses fois
le même cours d'eau et ensuite d'autres moins importants. Un peu de
tippoï. Passé devant l'agglomération des villages de Poungo, perdus au
milieu du Bayoumbé. Après déjeuner, de onze heures à midi, ascension
du Kaba, une seule grande montée, mais dure, moins cependant que le
Bamba. Encore quelques cours d"eau à traverser et des petits raidillons.
Mes pauvres pieds !
Arrivé vers six heures à un village abandonné dont le nom est Bonda-
minzi. Journée trop fatigante et très dure.
29 mai.
Départ à sept heures ; route moins accidentée que les jours précé-
dents. Rencontré à huit heures lAIgr Carrié, évêque de Loango, se
rendant en tournée pastorale à Bouanza et Linzolo. Court entretien
dans une montée; reparti et arrêté à midi pour déjeuner près d'une
petite rivière. Très beau temps, mais un peu chaud. Nombreux arbres
tombés en travers de la route et qu'avec peu de frais on pourrait enle-
ver, tous les ans, en envoyant une équipe de Loangos avec des haches.
Reparti vers une heure, route relativement meilleure. Arrivé à quatre
heures au village de Kaï Laemba, et y couché ; hèvre et diarrhée, reprise.
30 mai.
Encore la fièvre. Départ à six heures quarante-cinq en tippoï; puis,
38
— 2i)8 —
vers huit licares et demie, ascension du Foungou, la dernière des
grandes montées et la plus petite de celles que l'on rencontre dans le
Bayoumbé. Déjeuner à onze heures au village do Titinlunga (?) ; suis
assez fatigué : reparti vers une heure et arrivé vers quatre heures à la
sortie de la forêt de Bayoundjé. Joyeuses exclamations et cris de joie
des porteurs à la vue de la plaine. Contentement universel.
Campé sur une halte de caravanes, juste à la lisière de la forêt. Beau
temps et vent d'ouest.
31 mai.
Départ à six heures vingt-cinq; route d'abord en plaine, puis traver-
sée de nombreux petits bois rappelant vaguement le Bayoumbé avec,
encore, quelques petits cours d'eau, montées et descentes. Stoppé à la
lisière d'un de ces petits bois pour y déjeuner, de dix heures trente-cinq
à onze heures et demie. Très longue route (en hamac) heureusement
assez plate. Arrivé à quatre heures quarante-cinq au village de .^l'houkou
Sibomali; place assez pro[)re et case pour les blancs relativement très
supérieure, avec lit et fermant à clef.
Jeudi 1" juin. 1803.
Quitté le village do M'boukou Sibomali à cinq heures cinquante-cinq.
Les tippoïeurs marchent grand train. A sept heures et demie, aperçu
la mer... Enlin!
Arrêté à huit heures et demie pendant demi-heure pour charger.
Arrivé à la résidence de Loango à neuf heures et demie. M. Fouden,
administrateur par intérim. Logé chez Destephen, commerçant à la
côte. Déjeuné et pris })ension (?) là avec M. Chauveau, nouvel admi-
nistrateur principal de Brazzaville et dépendances, et le docteur Audi-
berl, médecin de la marine.
Tenqjs de saison sècbe; pas de bateau à espérer d'ici (piehpie temps
par la voie portugaise.
299
Loango, trie do ligne des transports dn Ilaut-Congo, aspect d'une
petite ville de la côte d'Afri({ue, la factorerie du S. A. B. A. II. V., mai-
sons Ancel, Seitz, Parke et portugaises, les deux missions, la résidence
et les magasins; la lagune et la barre. Visite au gérant de la Société
anonyme belge.
3 juin.
Déjeuner avec toutes les JiuHes à la factorerie de la Société anonyme
belge. Gérant un peu excentrique.
Visite dans la matinée aux Pères de la Mission : Fimprimerie, la cha-
pelle, et, le soir, visite à la lAlission des Sonirs : Mme Fouendeau, la
Mère supérieure qui a trente années de colonie.
I juin (dimanche).
Messe solennelle à la Mission des Pères : la cluajielle presque complè-
tement remplie et poui'tant assez grande. Suis toujours assez fatigué.
Décidément partirai par Landana et Kabinda, d'ici en tippoï et après en
vapeur jus([u7i Lisbonne.
La corlade comme monnaie de payement. Procession solennelle, le
soir.
5 juin.
Repos à Loango en attendant le départ. Rien de bien nouveau. Temps
de saison sèche; les femmes à la pèche dans le bassin et la lagune.
Curieux effet vu den haut.
1} juin.
Grand déjeuner à la Mission des Pères. L(^. R. P. GaiUan et sa gra-
cieuse manière d'accueillir le docteur Audiberl et ÎM. Carrières. Une
— 300 —
heure de pliilosophie on latin, chants et musique après le repas. Visite
le soir à Mme Carrières. Retenu son mari à dîner.
Reprise de dysenterie, assez fortement pendant la nuit.
7 juin.
Suis souffrant une assez grande partie de l'après-midi et obligé de
rester à peu près impotent dans ma chambre. C'est toujours la dysen-
terie.
8 jîiin.
Visite à M. Fourneau, administrateur de première classe, dans l'après-
midi, de retour pour quelques jours de travaux de délimitation. On
attend avec im[)atience l'arrivée d'un steamer français. Visite du Père
Gaétan.
9 juin.
Déjeuner dans la matinée chez M. Fourneau; rien de bien extraordi-
naire. Départ probable pour dimanche matin, en tippoï, jusqu'à Massabi
et de là à Landana.
10 juin.
Vers neuf heures du malin, les indigènes crient : « Sailo! » Un navire
est en vue, c'est la Ville de Maccio do la compagnie dos Chargeurs réu-
nis. Embarquement rapide avec le boat de la santé, déjeuner à bord
avec le capitaine Dccœur (commandant), qui vient à Loango chercher
des hommes pour une expédition qui doit partir de Grand- Popo.
Qucbpies nouvelles de France. Je ichango mon projet et irai à
Landana a\ec la Ville de Maceio et de là, conmie je pourrai, à Kal)inda.
Adieux à Loango.
il juin.
Messe le matin, chez les Pères. Adieux au brave Père Gaétan, dernier
déjeuner chez Destephcn. Pris congé de tout le monde, dans toutes
— 301 —
les règles, et embarqué sur la Ville de Maccio pour Landana, à quatre
heures du soir.
Le commandant Tanquorez, l'agent des postes Roland, le docteur et
le commissaire. Dernier coup d'œil sur Loango. Débarquement des
dernières marchandises, mais, suivant Ihabitudo de la côte, il en reste
encore quelques-unes à bord, lorsque le bateau lève l'ancre. Mouillé au
bout d'une demi-heure de marche un peu plus loin en vue de Loango,
Beau temps.
1.2 juin.
On repart dans la nuit et on arrive vers sept heures en vue de Lan-
dana. Brume assez épaisse. Mouillé assez loin de terre. Le Cameroun
mouillé à côté de nous. Sur ce paquebot sont le prince de Croy et
Demesse, le premier allant à Loango, le second en Europe directe-
ment.
Débarquement à Landana. Landana et Tchiloango. Les nombreux
papiers demandés par les Portugais. Le Susô et le Père Campana.
Départ précipité. Passage de la barre, descendus à terre sans être
mouillés. Allé coucher avec ]\L Roland à la Mission des Pères. Ravis-
sante allée couverte qui y mène. Mission très grande et très belle, mais
obligé de partir en tippoï dici à Kabinda, le S'^wo ayant filé. Moustiques
nombreux.
13 juin.
Séjour à la Mission de Landana. Diarrhée très forte. Jolie Mission,
rangée d'arbres le long des allées, fruits de toutes sortes, palmiers,
cocotiers, orangers, citronniers, mandariniers, papayers, etc., etc. Une
des plus anciennes Missions de la côte ; l'installation est très belle, et ils
ont, avec la maison des Sœurs, environ trois cents enfants, nombre
assez considérable de mulâtres, un prêtre mulâtre.
Passé la journée à me reposer à la Mission. Le soir, taquiné par les
moustiques.
302 —
14 juin.
Les porteurs n'étant pas arrivés, je ne puis partir que vers dix heures.
Route un peu accidentée à Tintérieur pendant les deux premières heures
et demie. Puis on suit le long de la plage, ce qui ne manque pas de
charme, surtout en tippoï. Passé devant quelques factoreries portu-
gaises.
Arrivé à Kabinda vers huit heures du soir. Les porteurs sont tous
à moitié pochards et ne peuvent avant la nuit arriver à la Mission des
Pères. Je couche à la maison hollandaise.
Le paquebot n'arrivera que dans deux ou trois jours ; la route est
assez difficile, vers le soir, avant l'entrée à Kabinda.
LA MORT
AGONIE
Jacques arrivait à Kabinda dévoré en quelque sorte par quatorze mois d'Afrique
et ne ramenant de tous ses compagnons de départ qu'un noir et un Arabe du
Sénégal qui ont été d'ailleurs des modèles de fidélité et de dévouement. Pour lui
l'embaïquement, l'air salin de la mer, les soins donnés à bord étaient le salut. Il
allait, hélas! être pour ainsi dire frappé en vue de la terre promise, car il fut ter-
rassé par un accès de fièvre cérébrale au moment où il mettait le pied sur le canot
qui devait le conduire au paquebot. Le navire sauveur partit sans lui. La parole
est ici laissée aux témoins de ses derniers moments, à qui grâces soient rendues
ici-bas et dans Taulre monde pour les soins dont ils ont entouré l'explorateur
expirant et pour les larmes qu'ils ont versées sur son cercueil.
LE DERNIER TEMOIN
Mission de Kabinda. 2G juin 1893.
Madame,
Permottcz-moi de venir m"entn'(enii- un moment au sujet de votre
clier fds, 1(^ duc d'Uzès. Si les fils sont chers au coMir d'une mère,
quand ils ont le bonheur de vivre ensemble, cet amour réci[»roque se
multiplie en raison de la distance (jui les sépare. Votre cœur de mère, à
en juger par celui de votre fds, ne rejettin-a pas les quebpu's mots de
consolation que j'essaye de vous faire parvenir. Je ne puis guère vous
offrir. Madame, que des consolations, mais il me semble que votre couir
maternel, en apprenant la mort de celui que nous pbnirons, sera un [)eu
fortifié, sachant que votn^ lils a vécu et est mort en vrai chrétien.
Votre regretté lils, en descendant le Ilaul-Congo, a été successive-
ment abandonné par les Européens, et c'est surtout en ce monu'nt-là
39
— 300 —
qu'il iuii'ait eu ].)osoin de (|U('1([U(' ami. Ils roui abaiulonnî'. In maho-
mélaii cl un bouddhiste oui éié S(>s soûls compagnons de retour. A})rès
avoir successivemenl fiappr à la porte des Missions de rOui)anglii et do
Landana, votre fds vint enfin à Kabinda })0ur s'ondjarqucr pour
l'Europe.
C'est dans la soirée du 10 juin que M. le duc voulut se })résenter dans
ma Mission de Kabinda. Comme il était environ neuf heures du soir,
JM. le duc, dans sa délicatesse, ne voulut })as nous déranger et se dii'igea
sur la maison ou factorerie hollandaise pi-otestante. Le 17, il fit un
effort pour venir nous visiter à la Mission. Le U. P. Campana, préfet
aposloli(iu(' du Bas-Congo, se trouvait alors ici et fut charmé de le
revoir. La dysenterie l'avait bien réduit. Comuni' j'étais absent en cette
circonstance, je me fis un devoir d'aller le voir à la nuiison hollandaise
le lendemain. 18 du mois, veille de son départ projeté. J'ai eu le bonheur
de causer a\('c lui [tendant une demi-heure envii'on. ,1e l'ai trouvé bien
fatigué. Je lui dis (pu* mon conh-ère s'en allait également en Europe.
« Merci, me dit-il. Je pars content maintenant que j'ai un Français
comme conqiagnon de route. » Le 19, je fus à ])ord d'un vapeur qui
devait vous ramener votre fils, (pii s'était montré si fort dans les
épreuves et toujours digne de son nom et de son i>ays. Je pensais encore
lui serrer la main, et je fus étonné de ne })as le voir à bord.
Le 20, vers huit heiu-es et df'uiie du matin, le mahométan à son ser-
vice me remit uiU3 lettre dans laquelle je pus lire avec surprise la raison
du retard de votre digne fils : « M. le duc se meurt et serait heureux de
vous voir: hâtez-vous. » Je vole, et au bout d'une demi-heure je me
trouvais à son chevet. Pauvre duc ! Il restait là, faisant des efforts pour
me comprendre, mais déjà j(^ sentis sa main à moitié glacée, la sueur
ruisselait de tout son corps, et il n'y avait plus d'espoir. Je pus encore
lui donner les derniers sacrements, et, en achevant, je vis avec plaisir
un scapulaire du Mont-Carmel à son cou. Une chanietfe soutenait trois
médailles : l'une du Sacré-Cœur de Montmartre*, l'autre de Noire-Dame
de Lourdes et luu' troisième de saint Christophe.
Je restai là inquiissant auprès d(* votre cher tils et je pensai à vous,
Madame, dont il prononça si souvent le nom. Je pensai aux douleurs
— 307 —
que devait vous causer une pei'le si cruelle. .Aies occupations ne me per-
mettant pas de rester plus longtemps auprès de lui, et pensant y retour-
ner dans l'après-midi, je dus m'éloigner de son lit de douleurs. A [leine
élais-je revenu à la Mission que le maliométan, serviteur ^raimt'^t
iidèle et attaché à 31. le duc, vint en courant m'ajtporter une lettre de
la part du gérant de la maison hollandaise. Je pâlis et je vis hientôt que
le sacrifice était consommé. A'otre regretté lils est décédé dans la paix
du Seigneur le 20 juin, à neuf heures vingt du malin. Paix à son âme,
et courage au cœur d'une mère éjjlorée !
Comme M. le duc était estimé de tous ceux qui avaient eu le temps de
l'apprécier, nous essayâmes de lui faire un enterrement digne de son
nom. Le R. P. Campana voulut lui-même lui rendre ce dernier devoir,
et tous les dignitaires et fonctionnaires de Kabindase firent un devoir de
l'accompagner et di» rendre un témoignage de regret et d'amitié au
regretté défunt.
Le prince de Croy, ami intime de votre fds, après lui avoir serré la
main pendant leur commun séjour à la Mission de Landana, se hâta
de rejoindre votre fds à Kabinda, pour lui souhaiter encore un bon
voyage, avant son dé[iart pour l'Europe. Quelle ne fut pas sa douleur
d'ap[)rendre un si triste dénouement! A'otre digne tils, au moment de
mettre le pied dans l'embarcation qui devait le conduire au vapeur le
Portugal, fut frappé subitement d'une iièvre cérébrale qui h conduisit
au tombeau.
De concert avec M. le prince de Croy et .Mme Souza de Continha,
nous ornâmes la toudje de votre cher iils, et le 26 de ce mois je pus
célébrer un petit service funèbre à la Mission. M. le prince de Croy s'est
fait un devoir d'y assister. Plusieurs bouquets de tleurs ornent la dernière
demeure de votre hls, et le maliométan Iidèle se fait un devoir d'aller les
arroser tous les jours et de rester quelques mois près de la tombe de
votre fils, jusqu'à ce qu'il lui soit permis de venir auprès de vous et de
vous donner des nouvelles de vive voix. Ce noir est vraiment extraordi-
naire et a eu un attachement à toute épreuve pour votre fils, qui se pro-
posait de vous l'amener en Europe. C'était le seul ami et soutien de
M. le duc pendant sa maladie. C'est ce noir qui m'a dit que le cher
— 308 —
défunt avait riiahitude d"(Hi'e revrtii du saint scapulairo et do quelques
médailles. « Dans une malle, me disait-il, il y en a plusieurs autres de
rechange, mais il tenait davanlage à celles-ci comme menant do sa bonne
mère. »
^'otre lils élait un Aiai héros et un martyr de souffrances et do priva-
tions. Le hon Dieu l'aura réconq)ensé pour sa foi vive et sa piété vrai-
ment sincère. Sur sa tombe, j'ai fait placer, de concert avec de pieuses
personnes amies de la Franco, une croix haute de deux mètres et
portant ces mots : « Jo sais cpio mon Rédompteur est vivant et que je
ressusciterai au dernier jour, elc. — M. le duc d'Uzès, décédé à
Kabinda, le 20 juin 1893, à l'âge do 24 ans. R. I. P. »
Dans les archives du gouvernement, la tombe est désignée par le
numéro 325.
Vous me pardonnerez, Madame, de rouvrir dans votre cœur les
plaies causées par la dépêche qu'on a dû vous envoyer, pour vous
annoncer la mort de votre fds. Si nos moyens nous l'avaient permis,
nous aurions orné sa tombe et honoré sa mémoire par un monument
plus digne de son nom et de ses souffrances. Nous nous contenterons
de prier, pour que le bon Dieu lui donne le repos éternel et à vous,
Madame, la résigjialion digne d'une mère et d'une chrétienne.
J'ai l'honneur d'être, Madame, votre tout dévoué
P. WlEDER.
UNE FEMME A UNE MÈRE
Mission de Kahiiida, Congo porlugais (voie Lisbonne),
Afrique occidentale.
Kabinda, Congo porlugais, le 28 juin 1892.
jMadame,
Permettez-moi de vous dire la part bien sincère que je prends à la
porto irréparalde (pu' vous venez de faire. Le bon Dieu vient de vous
éprouver bien crucdlenu'iil. C'est presque plus que le cœur humain
— 80!) —
puisse souffrir. Votre pensée m'accompagne sans cesse, et je voudrais
trouver dans mon cœur un mot qui vous dise bien tout mon cliagrin et
la profonde sympathie (pu' vous m'inspirez. Que vous dirai-jc sur les
derniers moments de votre cher tils? Vous aurez, certainement, des
détails, mais malheureusement sa fin a été si prématurée qu'on ne sait
même pas ce qui l'a détei-minée. A mon avis, ce fut le résidtal du fatigant
A oyage de Landana à Kahinda, qu'il a été forcé de faire moitié à pied,
moitié en hamac. Le duc soulfrait, paraît-il, depuis quatre mois, d'une
dysenterie, ce qui, iu''cessairement, l'affaiblissait. Je regrette bien de
n'avoir pas eu le plaisir de faire la connaissance de votre fils. Il était à
Kahinda seulement depuis deux jours, pour s'embarquer pour l'Europe.
Mais mon mari, qui a eu l'honneur de le voir, me parlait de lui avec le
plus vif intérêt et le cliagrin que lui causait la vue de ces souffrances. Si
notre logement eût été un peu moins exigu, je me serais fait un devoir
de prier le duc de venir faire halte chez nous. Aujourd'hui, je le regrette .
du fond de mon âme, car il aurait eu au moins la main d'une femme
pour lui fermer les yeux et un cœur pour lui faire sentir qu'on compa-
tissait à son isolement. Je me serais rendue tout de même près de lui si,
comme je vous l'ai dit, le dénouement n'eût pas été si rapide. Le 19, à
trois heures de l'après-midi, le duc s'est embarqué pour se rendre au
steamer qui devait le ramener dans sa patrie ; mais une syncope l'a pris,
dont malheureusement il n'est plus sorti. Naturellement, on l'a de nou-
veau descendu à terre, et le lendemain, à dix heures du matin, il a
rendu l'âme à son Créateur. Il est mort en vrai chrétien; un bon Père
du Saint-Esprit, de la Mission portugaise de Kahinda, l'a assisté jusqu'à
ses derniers moments, et, en recevant l'Extrême-Onction, le Père assure
que, sans })Ouvoir [)arler, il comprenait ce qui se passait autour de lui,
car, à deux différentes reprises, il a senti un léger pressement de main.
Son agonie n'a été ni longue ni douloureuse. J'espère que le bon Dieu
lui aura épargné l'amertume de se sentir loin de sa nn'-re adorée, et qu'il
aura adouci ses derniers moments.
Je ne saurais vous dire, .Aladame, le sentiment de douleur que toute
la })opulation de Kahinda a é[»rouvé en apprenant la triste nouvelle.
Tout le monde l'a acconi[iagné jusqu'à sa dernière demeure, et tous les
— 310 —
voux se sont remplis de larmes en (piillaiil ce charmant jeune homme à
qui tout souriait dans la vie !
Les deux domestiques que M. le duc avait à son service se sont mon-
trés d'un dévouenuMit dont personne n'a jamais cru un noir susceptihle.
11 paraît (juc l'un d'eux (le Sénégalien), au moment de la descente du cer-
cueil, a été }»ris d'un afFolement qui faisait mal à voir. J'ai désiré faire
la connaissance de ce pauvre garron, d'autant plus que je tenais à
recueillir quelques détails sur la maladie du duc. Il m'assure qu'il ne
souffrait pas, seulement il se plaignait souvent d'avoir des crampes aux
jamhes. Je ne saurais vous dire avec quel accent du cœur ce pauvre
noir me disait : « .M. le duc était trop hon. Je n'ai pas perdu un maître,
mais un excellent père. Oh! non, jamais je ne retrouverai ce que j'ai
perdu. » Ces deux domestiques devaient partir en Europe avec votre fils.
J'espère que vous recevrez un peu des cheveux du duc. J"ai fait
del^nander à ces messieurs chez qui votre fils était descendu de lui en
faire couper. Ces petits riens sont heaucoup pour nous autres. Que
j'aurais désiré, Madame, entourer la tomhe du pauvre cher mort de
quelques fleurs! J'en ai fait placer dans son cercueil. C'est une hahitude
portugaise. Je me ferai un devoir de soigner sa tomhe tout le temps
que je serai à Kahinda. Je compte sous peu de jours y placer une
modeste croix avec le nom de votre fils, le jour de son décès et i)uis
quelques paroles tirées de l'Ecriture sainte. Ce travail se fera à la Mission,
où votre fils était apprécié autant qu'il le méritait. Le Révérend Père
Campana, préfet apostolique du Bas-Congo et supérieur de toutes les
Missions portugaises, compte vous écrire. 11 vous i)arlera de votre fils
qui a passé quelques jours à la jMission de Landana. C'est cet excellent
Père qui a procédé à la cérémonie des funérailles. Son émotion ne peut
se décrire.
Hier, à la chapelle delà Mission, à Kahinda, a eu lieu un petit service
funèhre, commandé iiar .M. le prince Henri de Croy. venu exprès à
Kahinda [lour serrer la main de votre fils avant son départ. 11 ne se dou-
tait guère du malheur survenu, et son désespoir est vraiment navrant.
La cérémonie religieuse, dans sa simplicité, dans une pauvre chapelle
de Mission, était hicu touchante. Les Sœurs de la Mission, moi et ma
— 311 —
famille, nous navons pas manqué d'y assis|(>r. Voici, Madame, une
pauvre pelite l'cuille cueilli(> sui' la tundje de voire enfant: (ju'elle vous
dise qu'au loin, dans un pelit coin })erdu de l'Afrique, il existe un cœur
de femme qui compatit à votre douleur! Que Dieu vous donne la rési-
gnation qui ne })eut venir que de lui ! Je ne veux pas vous laisser
ignorer que le cimetière de Kabinda est tout ce qu'il y a de jikis déplo-
rable. Il n'est guère fait pour consoler m le C(x'ur d'une mère ni la foi
d'une chrétienne.
Mon mari vous présente ses plus respectueux hommages et, baisant
votre main, vous assure combien votre douleur le touche, (^omme
secrétaire général du Congo portugais, il se met à votre disposition en
tout et pour tout.
lAIa lettre devient trop longue; aous excusez, n'est-ce pas? la liberté
que j'ai prise de m'adresser à vous ; mais je crois que l'on sait toujours
gré à ceux qui nous montrent de l'intérêt quand le malheur nous frappe.
Permettez, bonne Madame, que je vous presse la main très respec-
tueusement, mais aussi très affectueusement, en vous présentant mes
compliments très empressés.
Mme DK SouzA-CmcuGHo, née de Souza-Cominua.
DEUX LETTRES DE M'" AUGOUARD
VICARIAT APOSTOLIQUE DE l'oudangiii Di'azzaville, le l"" aoiU 1893.
(HAUT-CONGO français).
]Madame la duchesse.
Le courrier de la côte m'apporte à l'instant une douloureuse nouvelle,
et je m'empresse de venir vous offrir l'expression de mes plus respec-
tueuses condoléances. A'otre cher Jacques est mort à Kabinda, par suite
d'un accès pernicieux, juste au moment où il allait prendre le pa(|uebot
portugais pour rentrer en Europe.
— 312 —
Cette nouvelle a vivement affecté tous les Européens de Brazzaville
qui avaient pu apprécier rapidement les hautes qualités de cœur et
d'esprit de M. le duc d'Uzès.
Ayant une mission de notre société à Kabinda, je me suis empressé de
demander au Supérieur des renseignements sur la lin prématurée de
celui que je pleure avec vous. J'ai pensé, Madame la duchesse, qu'il
vous serait agréable d'avoir quelques renseignements sur le dernier
séjour de votre cher Jacques à Brazzaville, et je m'empresse de satisfaire
ce légitime désir de votre cœur maternel.
jM. le lieutenant Julien a dû vous raconter les détails du retour du
Ilaut-Oubanghi à Brazzaville, où tous deux étaient arrivés l)ien exténués
par la dysenterie. Aj)rès quelques jours de repos et de soins assidus,
M. le lieutenant Julien put repartir pour la côte, où il arriva en bonne
santé, m'a-t-on dit.
En ce moment, M. le duc d'Uzès voulait, après quelques semaines de
repos, aller reprendre le commandement de son expédition dans le
Haut-Oubanghi. Extérieurement, le lieutenant Julien paraissait plus
exténué que M. le duc. Mais, au bout de quelques jours, je ne tardai
pas à constater que notre cher hôte était encore plus fatigué que le
lieutenant, et je crus do mon devoir de coml)attre l'idée de son retour
dans le Haut-Oubanghi.
Son courage le fît encore hésiter pendant quelques semaines, car,
grâce à une médication énergi(pn> que nous lui finies subir, sa dysen-
terie avait à peu près disparu. Toutefois les forces ne revenaient que
lentement, et, au bout d'un mois, je le décidai à partir pour la côte,
voyant ])i(Mi que l'air seul de la [)alrie pourrait lui rendre ses forces
épuisées. M. le duc voulut prendre la route de Brazzaville à Loango
pour se reudr(> à la côte. Elle était un peu plus longue que celle du
Congo belge, parallèle au grand (liMive: mais votre cher Jaccpies ne
voulait man([uer aucune occasion d(> s'instruire, et il sui\it C(>t(e route
qu'il ne connaissait pas encore.
Nous lui inurnimcs une teiile et les conserves qui lui man(]uaient,
car son matériid et ses provisions se trouvaient dans l'Oubanghi. En
outre, je lui donnai un hamac, de sorte qu'il put accomplir assez
— 313 —
facilement le trajet de ooO kilomètres qui sépare Brazzaville de la
côte.
M. le duc arriva en assez hoime santé à Loango, d'où il m'écrivit une
charmanle lettre, pour me dire qu'il n'oublierait pas en France notre
alTectueusc hospitalité de Brazzaville et les soins que nous lui avions
prodigués.
Un malheureux retard de quatre jours sur la route des caravanes,
encore mal assurée, lui fit manquer le paquebot français de Loango, de
sorte qu'il fut obligé de franchir par terre une nouvelle route de plus de
200 kilomètres pour aller rejoindre le paquebot portugais à Kabinda, un
peu au nord de Banane. C'est là que la terrible fièvre l'a frappé, et
j'attends avec impatience les détails que je ne manquerai pas de vous
communiquer.
En effet, pendant les deux séjours que votre cher Jacques fit à la
Mission de Brazzaville, nous pûmes apprécier ses nobles qualités, et tous
nous lui étions sincèrement attachés. Pour moi en particulier, qui avais
causé plus intimement avec lui, j'avais pu l'apprécier encore davantage et
j'avais pu constater chez lui une étonnante maturité, lors de son retour
du Ilaut-Oubanghi. Nous nous aimions comme deux frères et nous nous
étions bien promis d'être fidèles à nous écrire quand la distance nous
séparerait de nouveau. Dieu en a jugé autrement. Nous devons nous
incliner sous la main qui nous frappe et ne pas oublier qu'après tout
c'est nous qui restons encore sur cette terre d'exil et de douleurs.
Oh! que j'aurais voulu l'assister à ses derniers moments, pour lui
parler de sa chère famille dont il me [>arlait si souvent et que je me serais
efforcé de remplacer dans cette terrible Afrique où b^ jjauvre voyageur se
trouve si isolé! Il ne vous aura certes pas oubliés, car il vous portait, à
tous, une si vive affection! Je l'entends encore me parler de sa tendre
mère, à laquelle il portait une si affectueuse vénération ; de Mlle lAhithilde,
de la([uelle il s'entretenait avec une tendre complaisance : de Mme la
duchesse de Luynes et de son frère Louis, dont il ne parlait pas
sans émotion.
Enfin, en ma qualité d'ancien volontaire de l'Ouest, il me parlait volon-
tiers de M. le duc de Luynes et des souvenirs de son glorieux père. Je
40
— 314 —
garderai longtoiiips le souvenii" de ces deux entretiens, et surtout je gar-
derai la douce consolation de hii avoir vu mettre ordre aux afîaires de
sa conscience et accom^dir son devoir pascal avant son départ pour la
cùto. Ce sera aussi une consolante satisfaction pour M. l'abbé son pré-
cepteur, et dont il aimait à mr lire les lettres si cbaudes et si inté-
ressantes.
Dès la première réunion à la cliapelle, tous mes missionnaires se sont
joints à moi. alin de prier jiour le cber déi'unt, et, demain, tous mes
petits noirs [)rieront [tendant la messe (jue je célébrerai à son intention.
Daigne le Seigneur exaucer les prières que nous lui adressons pour le
repos de l'âme du cber Jacques et pour la consolation de sa mère
désolée dont nous ressentons vivement la douleur! Vous pouvez être
assurée, Madame la ducbesse, que votre nom ne sera pas oublié à Braz-
zaville, et (pion y priera longtemps pour vous et pour le cher défunt,
dont le souNenir nous sera sans cesse rappelé par vos armoiries qui
ligurent dans les vitraux de notre nouvelle chapelle.
^I. le duc d'I'zès n'a pas été la seule victime de son expédition, car je
viens dap[)rendre la nujrt de M. Riollot, emporté, lui aussi, par un
accès pernicieux à Yakoma (ou Abiras). En outre, au mépris du droit
des gens, un Algérien de l'expédition vient d'être tué en face de Banghi
par un officier belge qui lui a traversé la tête d'une balle, pendant que
le pauvre malbeureux se sauvait à la nage.
M. Potlier, aux dernières iu)u\ elles, était encore au poste français des
Abiras, mais il ne vantas tarder à descendre avec le reste de l'expédition,
car il doit être en possession de l'ordre de retour donné par M. le duc
au commencement de mai, de Brazzaville.
Daignez agré(u% Madanu' la duchesse, l'expression des [dus sincères
condoléances et l'assurance du lu-ofond respect de votre très humble
servileur en Xotre-Seigneur.
-f Prosper AuGocAnD,
Kv("i|uc do Sinila, vicaire apos'.oliijuc du llaut-Cungo français,
31Î
vicAniAT APosTOLioiE DE i.'ouuAN'GHi Crazzavillc, le 13 septembre 1893.
(hAUT-CONGO FlUNÇAIS).
Madame la duchesse,
Les journaux qui vionueut d'ari'ivei" à Brazzaville nous ont appris la
vive émotion ressentie en France et les nombreuses marques de sympa-
thie qui vous ont été témoignées, à la nouvelle de la mort de votre
regretté fils.
Si vous aviez été ici, ce matin, vous auriez pu vous convaincre que le
Haut-Congo n'est point resté en arrière sur l'Europe, et l'unanimité des
regrets aurait, jeu suis convaincu, apporté un adoucissement à votre
grande doideur.
M. Potlier est arrivé il y a trois jours à Brazzaville, remenant du
Ilaut-Oubanghi le reste de l'expédilion. Aussitôt je lui ai dit cpu' j'alten-
dais son retour pour célébrer ici un service solennel auquel M. de
Brazza avait déjà donné son afTectucux assentiment. M. Pottier, qui a
conservé pour votre cher Jacques une bien vive affection, uie répondit
que j'allais au-devant de ses désirs, et immédiatement nous fîmes les
préparatifs, afin de donner un grand éclat à la cérémonie.
Tous les Européens de Brazzaville, sans exce[)tion, répondirent à
notre invitation et furent heureux de montrer combien cette mort inat-
tendue avait excité chez eux de sincères regrets. Notre chapelle })rovi-
soire ne pouvait luèmc contenir tous les blancs, et les noirs (pii se
pressaient en foule à la porte admiraient les décorations funèbres qui
n'avaient encore jamais eu un pareil éclat. Tout le personnel de la Mis-
sion, ainsi que celui des Sœurs, assistait, au grand complet, à la céré-
monie, que je tins à accomplir moi-même intégralement.
M. de Brazza, en grande tenue, ainsi que tous les officiers de lAdmi-
nistration, tenait la première place avec M. Pottier qui représentait
votre famille en cette douloureuse circonstance. A l'issue de la céré-
monie, M. do Brazza voulut bien se joindre à moi pour déplorer la perte
de celui que nous pleurons avec vous, et tous les assistants chargèrent
— 31G —
M. PoUier do vous portoi- personuellomcnt l'exprossion do la plus res-
poctuouso sympalliio do toute la colouie oui'Opôouno du Ilaut-Congo.
Pour uioi, porsonnoUomout, jo u'oublio pas votre cher Jacques, qui
m'avait i»romis une correspondance suivie et })Our lequel jo prie main-
tenant, chaque jour, au saint autel. J'ai été heureux d'apprendre que
le i)réfet apostolique du Bas-Congo avait présidé lui-même aux funérailles
qui furent faites à Kabinda, et j'espère que bientôt une lettre détaillée
m'apprendra que votre cher tils a été assisté par nos missionnaires
avant de mourir. Jo vous ,ai déjà dit que le regretté duc avait fait ses
pàques à Brazzaville avant de partir pour Loango.
J'ai aussi appris que M. Nuncz Quériol, gouverneur du Congo portu-
gais (un de mes bons amis, Français par le cœur et par sa grand'mère),
s'occupait activement de faire revenir en Europe la dé})Ouille mortelle
de votre cher Jacques, (juo vous aurez la consolation de voir près de
vous. Je vous demande pardon d'entrer dans tous ces petits détails,
mais je sais que le conu" d'une mère est toujours heureux d'apprendre
les moindres faits qui regardent ceux qui lui sont chors, et, d'un autre
côté, cela nous prouvera que désormais votre nom restera, au Congo,
environné dune respectueuse vénération.
M. Pottier, qui se trouve à la mission depuis son retour, ne manquera
pas de vous donner tous les détails qui vous intéressent. Il liquide, au
mieux de vos intérêts, les objets qui no peuvent retourner en Europe
sans grands frais, et il vous prépare soigneusement des collections qui
vont partir pour la côte avec nos caravanes et qui vous feront vivre un
peu de cette vie africaine où votre cher Jacques s'était jeté avec tant de
courage.
M. de Brazza déclarait, ce matin, (juo votre expédition avait singuliè-
rement favorisé les intérêts français dans le llaut-Oubanghi, et tous, ici,
nous vous avons une vive reconnaissance. Du fond de l'Afrique, je joins
ma voix à celles qui vous ont déjà porté tant de marques de douloureuse
sympathie, et mes missionnaires me prient également de vous trans-
met lie l'expression de leurs plus sincères condoléances.
En terminant, Madame la duchesse, voudrioz-vous me permettre une
petite réflexion? J'ai vu dans les journaux certains détails fort inexacts,
— 317 —
au sujet de la mort du clier Jacques. Ils ne peuvent émaner que de
personnes jalouses ou mal renseignées. Votre fils a été partout très bien
soigné : les soins des docteurs ne lui ont pas fait défaut, et le dévoue-
ment de M. Pottier valait, certes, toutes les consultations ofilciellcs.
Daignez agréer. Madame la duchesse, l'expression des très respec-
tueux sentiments de condoléance de votre tout dévoué serviteur en
f Prosper Augouard,
Évêque de Sinita, vicaire apostolique du Haut-Congo français.
ADIEUX D'UN COMPAGNON
A Madame la duchesse d'Uzès — Paris.
Brazzaville, le 8 novembre 1893.
Madame la duchesse,
Jusqu'au 3 de ce mois, jour du dernier courrier qui me soit parvenu,
je n'avais pris aucune décision au sujet de la remise de la mission que
M. le duc d'Uzès m'avait confiée. N'ayant reçu aucun ordre de vous.
Madame, je me suis fiiit un devoir d'exécuter les volontés de M. le duc
d'Uzès. Toutefois, j'étais fort embarrassé, craignant de ne pas agir selon
vos idées. Vous savez. Madame la duchesse, que la répartition du maté-
riel, des vivres, etc., n'était pas chose facdc. Aussi ai-je pris conseil des
deux hommes auxquels je pouvais me confier.
Voici ce qui fut convenu entre M. de Brazza, Mgr Augouard et moi :
1° On ne pouvait songer à mettre en vente les objets provenant de
la mission du duc d'Uzès.
2° Il était impossible de songer à rentrer en France ces objets.
3° M. le duc d'Uzès ayant dit dans une lettre en date du mois de mai,
adressée à M. Liotard : « Je vous prie d'accepter ces neuf à dix caisses
de fer, contenant des marchandises de prix, convaincu que vous les
— 318 —
emploierez pour la gloire des intérêts français que j'eusse tant désiré
servir davantage », chacun se conforma à mon avis, qui était de répartir
en trois parts les objets existants :
r La mission Monteil,
2° La mission de Brazza,
3° La mission catholique.
M. le capitaine Derasze, fondé de pouvoirs de M. Monteil. choisit
d"abord tout ce qui pouvait lui être utile. M. de Brazza choisit ensuite.
Puis Mgr Augouard eut le reste. J'avais toutefois réservé pour la mission
catholique tous les vivres, en remboursement des frais d'hospitalité
que ^L le duc d'Uzès et moi nous avions si généreusement reçue. De
même, un tapis pour le pied de l'autel et une pièce de drap d'or pour la
chapelle.
Voici, en quelques mots, Madame la duchesse, comment j'ai cru
devoir agir. Je ne vous cacherai pas que j'eusse de beaucoup préféré me
mettre à vos ordres; mais une telle distance est entre nous que je ne
pomais plus attendre.
iM. de Brazza se charge de faire conduire les Arabes à Oran. Je aous
envoie copie détaillée des sommes qu'ils ont reçues. Vous devez savoir
que la solde a été interrompue au 1" novembre 1802. J'y joins les puni-
tions par eux encourues. Par mes lettres des 6 mai et 2 juin, adressées
à >L le duc d'Uzès, vous comprendrez qu'il serait bon de les maintenir.
Quatre hommes restent au service de M. de Brazza. Je règle leurs
comptes au 1" novembre 1893.
Parle plus prochain courrier, j'aurai l'honneur de vous remettre les
comptes de l'expédition, gardant devers moi les pièces justiticatives. Je
pense qu'il me restera de douze à quinze mille francs que je déposerai à
Brazzaville. Il n'y a pas de trésorerie ici, ni de banque, et il est très
diflicile de faire voyager cet or. Je pourrai le redescendre, lors de mon
retour.
Il était resté au service de l'expédition trois Sénégalais, un cuisinier
et deux domestiques. Je règle le com[)te de ces gens; mais je ne })uis
leur donner le montant du prix du paipiebot, vu qu'ils ne rentreraient
sans doute pas dans leurs foyers, ce qui pourrait amener des réclama-
— 319 —
lions. Je prie donc l'administrateur de Loango de les expédier au Sénégal.
Je crois avoir fait tout ce que l'honneur et le devoir me comman-
daient. A'ous voudrez bien me pardonner. .Aladame la duchesse, si je
m'attarde dans ces régions, mais deux raisons m'obligent à laisser les
beaux jours revenir : la première est (jue je crains fort la basse tempéra-
ture d'Europe : la seconde est aussi fort impérieuse ; vous com})rendrez
mon cas. L'expédition de M. le duc d'Uzès n'a pu atteindre son but.
Tant qu'un espoir me resta, je n'ai pas quitté, mais aujourd'hui je songe
à mon avenir.
M. de Brazza m'a offert de l'accompagner dans la rivière Sanga afin
d'y faire des photographies et des collections (1). Me trouvant libre,
j'accepte avec empressement: mais veuillez croire, Madame la duchesse,
que jamais je n'oublierai que c'est grâce à votre généreuse entreprise
que je dois l'amitié que m'ayait vouée monsieur votre fils et celle
dont m'honore aujuurd'iiui M. le commissaire général de Brazza.
Veuillez recevoir, Madame la duchesse, l'assurance de mon respec-
tueux dévouement.
Brazzaville, par Loango.
(Faire suivre.)
(1) Une dépêche officielle du gouverneur du Gabon, reçue par le Ministre des Colonies
le 9 novembre dernier, annonce que cette reconnaissance sur la rivière Sanga a failli
se terminer d'une manière tragique devant le village de N"Tchoumbiri , situé sur la
rive gauclie du Congo, entre Lirranga et Brazzaville. Voici d'ailleurs le texte de cette
dépêche :
« M. de Brazza est arrivé en bonne santé à Brazzaville le 30 septembre, venant de
« Koundé.
« Le Courbet qui l'amenait s'est heurté contre un rocher en face de N'Tchoumbiri, à
« trois cents mètres de terre, et a coulé à i)ic en deux minutes. Le mécanicien Latrcille,
« l'instituteur algérien Sliman et son fils, ainsi que trois Sénégalais, ont été nojés.
« M. Pottier, de Ylllmtration, et le patron de la Vedette, qui accompagnaient M. de
« Brazza, ont été sauvés, mais les papiers de M. de Brazza, le courrier de Clozel et les
« clichés de Pottier sont perdus. »
LES FUNÉRAILLES
SUR LA TOMBE
Le 20 septembre suivant, un paquebot portugais amenait à Lisbonne la
dépouille mortelle de Jacques d'Uzès dans le cercueil où il avait reposé à Kabinda,
et, le mercredi 27 septembre, le treizième duc d'Uzès était enterré auprès de ses
ancêtres, à Uzès, au milieu des témoignages d'une douleur générale de toutes les
populations de la contrée, qui entouraient sa famille, ses proches et ses amis.
Le gouvernement lui rendait ce dernier honneur, d'envoyer aux funérailles,
comme représentant officiel, un de nos plus vigoureux soldats, un de nos plus
illustres explorateurs africains, M. le commandant Monteil, qui fit entendre sur la
tombe les paroles suivantes :
DISCOURS DU COMMANDANT MONTEIL.
Le Gouvernement de la République, en m'cnvoyant pour le repré-
senter en cette triste circonstance, m'a chargé de vous apporter,
Madame la duchesse, ainsi qu'à votre famille, le témoignage de la part
très vive qu'il a prise à votre douleur, et de vous exprimer, en son nom
et au nom de tous les Français de cœur, les regrets unanimes qu'a pro-
voqués au milieu de ses concitoyens la mort de celui qui fut le duc
Jacques d'Uzès.
De toutes parts et sous toutes formes, je le sais, les marques de la
sympathie publique ont afflué vers vous; en me donnant l'occasion d'en
faire entendre ici même l'expression, le souci du Gouvernement a été
d'honorer d'une manière spéciale celui qui, rendu aujourd'hui à sa
demeure dernière, a sacrifié sa vie à la noble mission d'étendre toujours
plus loin les bornes de la patrie française.
Lourde tâche que celle qu'il avait assumée, mais combien grande et
généreuse !
Le dévouement à la patrie ne vaut que par les sacrifices que l'homme
— 324 —
s'impose pour accomplir son œuvre. Or, pour une telle entreprise il
fallut au défunt une grande force d'àme pour renoncer en un instant à
tout ce qui avait été sa vie jusque-là : vie des heureux de ce monde,
avec jouissance de la fortune, de l'éclat d'un grand nom, joies de la
famille, cortège d'amis nombreux; telle, en un mot, que la rêvent les
ambitieux de cette terre lorsqu'ils peuvent donner corps au summum
de leurs aspirations.
Ce que d'autres acquièrent pour le conserver avec un soin jaloux et se
contentent, l'ayant atteint, de veiller auprès de leur trésor, le duc
d'Uzès l'avait trouvé dans son berceau.
Un jour vint où, à peine au sortir de l'adolescence, il trouva ce rôle
au-dessous de lui-même ; l'inaction lui pesait ; il rêva d'entreprises plus
dignes d'illustrer son nom. Lorsqu'il vous fit part. Madame, de ses
projets, ses vues furent avec enthousiasme accueillies par vous. Ses
aspirations étaient si bien celles de votre propre nature. Votre seul
adieu fut do lui dire : « Va, et reviens un homme. »
Et alors commença pour lui cette terrible lutte où tout est privation,
où les facultés morales et physiques sont obligées de se développer sous
leur plus grande tension.
Pas un instant il ne fut au-dessous de sa tâche. Ce fut d'abord cette
route pénible jusqu'aux Abiras, le long de l'immense fleuve africain, le
Congo, avec les nuits d'insomnie, les soucis multiples de chaque jour
pour la conduite d'une troupe nombreuse, le transport d'un nombreux
matériel, dans une région où les moyens font presque défaut.
Puis, plus tard, la chevauchée de guerre dans les halliers vierges de
tout passage d'Européen, la poursuite et le châtiment des Boubous qui
avaient lâchement attiré pour l'assassiner un des nôtres, de Poumayrac.
La vengeance fut éclatante, la victoire complète, et pendant ces cinq
journées de combat, Jacques d'Uzès accomplit dans toute leur plénitude
ses devoirs de soldat valeureux.
Combien d'autres je connais qui se fussent déclarés satisfaits et
n'eussent eu que le souci, après plus d'un an d'absence, de revenir au
foyer! Telle ne fut point sa conduite : l'œuvre était ébauchée seulement,
il resta. Et cependant déjà la maladie l'avait atteint.
— 323 —
Son camarade et ami Julien, beaucoup plus robuste que lui, fut
terrassé et dut regagner la cote. Il crut pouvoir attendre encore. Mais
bientôt, le mal empirant, il dut à son tour prendre le chemin de
Brazzaville. Pour rentrer? Non, pour se soigner quelques jours et
repartir à nouveau rejoindre ceux qu'il avait laissés en arrière et qui
impatiemment attendaient le retour du chef.
Il avait trop présumé, il ne put exécuter son projet. Il dut alors
revenir, cette fois pour tenter dans un suprême effort de rentrer au
foyer demander à sa mère sa dernière bénédiction. Ilélas! il ne lui fut
point donné d'accomplir ce désir si cher : la mort implacable le saisit au
moment où il allait mettre le pied sur le navire qui devait le ramener
dans sa patrie.
Honneur à celui qui a su dévouer sa vie à une grande cause ! Comme
beaucoup aujourd'hui, le duc Jacques d'Uzès avait compris les vraies
destinées de la France contemporaine. Il faut que la Franco se retrempe
dans les entreprises extérieures pour agrandir le champ do son action
civilisatrice et colonisatrice.
A la tâche il a succombé, ayant jusqu'au bout accompli son devoir,
tout son devoir.
Paix à ses cendres qui vont entrer dans leur demeure dernière.
Jacques d'Uzès est mort au champ d'honneur !
Le maire d'Uzès a prononcé ensuite quelques paroles pleines de tact et de
cœur.
DISCOURS DU MAIRE D'UZES
Messieurs,
Le conseil municipal de la ville d'Uzès, dans sa séance du 27 juillet,
vota, à l'unanimité de ses membres, une adresse de sympathie à Mme la
duchesse d'Uzès, à l'occasion de la perte douloureuse qu'elle venait de
faire dans la personne de son fils aîné le duc d'Uzès, mort à l'âge de
vingt-quatre ans, pour étendre sur le sol africain l'influence de la
— 326 —
France. Mon devoir en ce jour, comme maire de la ville d'Uzès, est de
dire en ces quelques mots, sur cette tombe prématurément et si doulou-
reusement ouverte, les sentiments de la population tout entière de
notre cité, sans distinction de parti, sur cet enfant d'Uzès, mort au
service de son pays.
Nous savons tous, en effet, que lorsqu'il s'agit de la patrie française,
il n'y a plus de parti : toutes les opinions politiques s'effacent; nous
l'avons vu en 1870, où tous les Français, sans exception, ont concouru
à la défense du territoire envahi par l'étranger. Nous le reverrions
encore si, ce qu'à Dieu ne plaise, nous étions dans l'obligation de
défendre l'honneur de la France et son intégralité.
Aussi, sans crainte d'être démenti par aucun de mes concitoyens, en
présence de ce cercueil, j'adresse, au nom de la cité tout entière, à
Mme la duchesse d'Uzès, la vive part que nous prenons à la cruelle
épreuve qui vient de la frapper, et, tout en manifestant les vifs regrets
que nous cause la fin précoce de ce jeune homme enlevé, à la fleur de
son âge, à l'affection de sa famille, nous sommes heureux et fiers,
comme Français et comme Uzétiens, que le duc d'Uzès, issu de la plus
ancienne famille du pays, soit tombé loin des siens et de sa patrie, au
service de la France, en vaillant pionnier de la civilisation.
Les zouaves pontificaux vinrent à leur tour adresser à Jacques un dernier adieu
par la voix de leur colonel le comte d'Albiousse.
DISCOURS DU COLONEL COMTE D'ALBIOUSSE.
Messieurs,
Les gloires de la maison d'Uzès font partie du patrimoine national,
mais à Uzès, plus qu'ailleurs, chacun de nous a le droit d'en être fier.
C'est dans ce sentiment bien légitime de fierté locale que le maire et les
conseillers niunici[»aux républicains de la ville ont voulu apporter ici
leurs généreuses condoléances, et, avec nous, rendre hommage à la
mémoire du duc d'Uzès. Devant le patriotisme du fils et la douleur de
— 327 —
la mère, Funanimité s'est faite dans les cœurs, et, en ce jour de deuil,
c'est la ville d'Uzès tout entière qui dépose sur le cercueil de son jeune
duc le tribut de ses regrets.
Eh bien! messieurs, admirons ensemble ce noble enfant d'Uzès. Sa
vie et sa mort nous donnent la mesure de sa A^aleur. Jacques-Marie-
Géraud de Crussol d'Uzès, duc d'Uzès, était, par son nom et son titre,
l'héritier du premier duc et pair de France.
C'est dire, messieurs, qu'il fut bercé dans l'héroïsme. A l'âge
d'homme, il se sentit attiré vers cette terre d'Afrique, où, en 1370, un
de ses ancêtres, Algran, vicomte d'Uzès, avait été tué au siège de Tunis
dirigé par Louis II de Bourbon.
Et, à vingt-trois ans, le duc d'Uzès a sacrifié sa grande situation, ses
grandes espérances, et, sacrifice plus méritoire encore, un jeune homme
a renoncé à son luxe et à ses joies pour aller porter au fond du conti-
nent noir le bon renom de notre pays.
Là, pendant plus d'un an, au milieu de difficultés, de dangers de
toutes sortes, il a déployé des qualités exceptionnelles de sang-froid, de
hardiesse et d'organisation.
II s'arrête dans le Ilaut-Oubanghi, aux Abiras, dernier poste français.
L'entente fut vite faite entre le duc et le lieutenant Liotard, comman-
dant du détachement. Il fallait venger la mort de M. de Poamayrac,
l'explorateur tué et dévoré par les cannibales, faire respecter le nom de
la France, agrandir notre domaine colonial, et surtout assurer le passage
de l'Afrique de l'ouest au nord-est, par l'Egypte, but de l'expédition
préparée par le duc d'Uzès.
Les ressources furent mises en commun, ainsi que les espérances de
victoire.
Quel honneur pour nous, messieurs, et quelle joie pour le duc d'Uzès,
d'unir au drapeau de l'armée le fanion de sa famille, avec le([uel ses
ancêtres avaient associé les Uzétiens aux gloires militaires de la vieille
France !
Après huit jours de combats acharnés, le pays fut conquis [)ar (pialrc-
^illgt-deux hommes, luttant contre ciii([ uiillc noirs, et, en signe de
soumission, les vaincus apportèrent au duc d Izès le crâne de Ai. d»'
— 328 —
Poumeyrac, lugubre trophée de guerre conservé par les fétichcurs
comme une assurance de supériorité sur les blancs.
Le petit corps expéditionnaire se trouvait à peu de distance des
sources du Nil. Encore un effort, encore quelques jours, et le but de
l'expédition était atteint. Mais dans ce pays mystérieux, le climat est
meurtrier pour l'Européen. Miné par la fièvre, le jeune et hardi explo-
rateur se rendit à BrazzaviUe pour se reposer et guérir.
C'est alors qu"un de ses meilleurs compagnons, le lieutenant Juhen,
plus éprouvé que lui, dut le quitter et revenir en France. Hélas! pour-
quoi le duc d'Uzés ne l'a-t-il pas suivi? C'est qu'il avait Tâme vaillante et
fière. 11 lui en coûtait trop de laisser son œuvre inachevée, et surtout
d'abandonner ses compagnons d'armes. 11 voulait revenir auprès d'eux
et reprendre à leur tête sa place de combat. Terrassé de nouveau par le
mal, les entrailles brûlées par cette terre de feu, il put à grand'peine
gagner le port de Kabinda. C'est là qu'il est mort, loin de son pays, loin
de sa mère et de tous les siens, mais avec les consolations supérieures
que FÉghse, cette autre mère, porte à ses fds mourants.
A peine la mort du jeune duc fut-elle connue, qu'un sentiment una-
nime de tristesse étreignait tous les cœurs. De tous les points du globe
furent adressés à la famille désolée des témoignages de douloureuse et
sympathique admiration. Les chefs de la Maison de France, oubliant les
amertumes de l'exil, s'unirent au deuil de la maison d'Uzès, et la mère
de ce jeune prince chevaleresque tué au Zululand, celle qui régna sur
nous, et qui, aujourd'hui, est respectée de tous, dans la triple majesté
de son deuil d'épouse, de mère et de souveraine, l'impératrice Eugénie,
voulut prendre pari à cette grande infortune, et, sans se connaître, les
deux mères ont uni leurs deux cœurs brisés par une catastrophe iden-
tique.
Enfin, messieurs, je le dis avec un sentiment de vive gratitude pour
l'honneur qui m'est fail, un soldat vieilli dans la fidélité et, de l'aveu de
tous, bon juge en patriotisme et en courage, le général de Charette, m'a
chargé de saluer, en son nom et au nom des zouaves pontificaux, les
restes de notre cher el bien-aimé duc. Certes, après tous ces témoi-
gnages, après les honneurs rendus par les pouvoirs [»iil)bcs et si bien
— 329 —
constatés par la présence du valeureux commandant Monteil, la duchesse
d'Uzès peut être fière de son fds.
Messieurs, elle reste inconsolable, parce qu'une mère ne veut jamais
être consolée de la mort de son enfant. Les consolations des mères,
Dieu se les réserve. Qu'il les prodigue à notre bonne duchesse, qu'il la
garde et la soutienne. Et, je le demande, au nom de mes compatriotes,
que Dieu garde aussi, et pour sa mère et pour nous, Louis de Crussol,
duc d'Uzès et frère de cet héroïque dont la mort est une nouvelle gloire
pour la maison d'Uzès.
M. Coste, conseiller général, prend aussi la parole pour exprimer les regrets de
la région; puis M. Mariéton, au nom des félibres, prononce l'éloge du défunt.
DISCOURS DE M. MARIÉTON.
Voici un abrégé du discours de M. Paul Mariéton :
C'est au nom du félibrige, c'est-à-dire au nom des traditions et de la
race de la petite patrie et de l'histoire du félibrige, hautement accueilli
en cette demeure, que je viens saluer le jeune héros mort en glorifiant
le grand nom méridional d'Uzès.
Après quelques mots sur l'Afrique, meurtrière aux pionniers de la civilisation
chrétienne, et sur l'esprit de hardiesse des races méridionales, fréquent dans la
maison d'Uzès, M. Mainéton parle de l'expédition du jeune duc et de sa ténacité à
la poursuivre.
Il conclut ainsi :
Le ferment héréditaire s'étant réveillé en lui, il aima mieux mourir
que de renoncer à son rêve. Salut, jeune mort plein de gloire! Je t'ai
connu; tu fus simple, loyal et bon, avant de devenir simplement
héroïque. Rejoins au sein de Dieu Tàme immortelle des ancêtres, celle
dont nous vivons tous, mais dont toi tu as su mourir !
42
330
Enfin, M. Delonele, député, dit les dernières paroles d'adieu au milieu de rémo-
tion générale.
DISCOURS DE M. DELONCLE,
DÉPUTÉ, ANCIEN SOUS-SECRÉTAIRE d'ÉTAT.
Messieurs,
Le vœu de Aime la duchesse d'Uzès m'invite à rendre un dernier
liommage à ce jeune héros au nom du c^roupe colonial de la Chambre.
J'obéis. Sa mort a été pour nous un deuil profond, comme celle de
Crampel, de Ménard, de Crozat. Nous l'avions vu partir avec tant d'en-
thousiasme, il avait tant de vaillance, sa tâche était si noble, si gran-
diose, que nous ne doutions pas de son succès. Notre confiance le
suivait au delà de l'Oubanghi, sur ce Ilaut-Nil, prêchant notre civilisa-
tion et notre diplomatie, et nous armant fortement pour des luttes
prochaines, au seuil du Soudan égyptien.
Et il nous apparaissait déjà ceint de l'auréole triomphale des Brazza.
des Binger, des Maistre, des Alonteil. Hélas! le mirage s'est évanoui et
la réalité est là, terrible, impitoyable. La terre d'Afrique a voulu une
nouvelle victime. Quand se lassera-t-elle de nous faire pleurer?
Consolez-vous, madame, tout n'est pas perdu. Ce n'est pas seulement
son nom qui restera impérissable dans notre mémoire; son œuvre res-
tera, elle aussi. Elle engendrera dans cette jeunesse de France, fille des
pionniers africains de saint Louis et de Louis XIV, ce puissant esprit
d'émulation qui, réveillant les initiatives séculaires, jettera les plus
nobles missionnaires vers ce centre africain où il ne s'agit plus seule-
ment de conquérir des territoires, mais surtout d'assurer de précieuses
garanties pour la politique méditerranéenne. Et je dirai toute ma
pensée : peut-être qu'une Uzèsville naîtra, un jour prochain, sur cette
terre où est tombé si bravement, là-bas, le fils de tant de preux de
France.
Ce livre est achevé. Il n'est pas seulement, on a pu le voir, l'hom-
mage rendu par une mère au lils qu'elle pleurera toujours ; il est aussi
l'hommage rendu par une femme de France au jeune Français qui
risqua sa vie et la perdit pour la gloire et la grandeur de la patrie hien-
aimée.
Duchesse D'UZÈS,
née MORTEMART.
PETIT VOCABULAIRE BANZYRI
QUELQUES MOTS UECUEILLIS AU PASSAGE EN 1892
1° LE CORPS HUMAIX.
La tête, N'dzo.
Le nez, Mo.
L'œil, Dêla.
Cheveux. Zoungo (pour Dzoundgn).
Oreille, Dzégué.
Dents, Obé.
Menton, Banga.
Lèvre, Sanio.
Langue, Miri.
Barbe, Souhanga.
Moustache, Soumo.
Front, Bando.
Cou, N'Iio.
Torse, Gala.
Téton, Ka.
Épaule, Kirikoua.
Bras, Bd.
Main, Tambakouâ.
Doigt, Dékoud.
Ongle, Koutchoubo.
Ventre, N'sd.
Aine. Mou.
Jambe, Bagadza.
Pied, Tambdnou.
Doigt de pied, Dénou.
Salive, Gaissomo.
Cuisse, Kou.
Femme, iMokû.
2° ANIMAUX.
Poule, Kemo.
Chèvre, Bêlé ou M'bélé.
Chien, Dangui.
OEuf, Placoco.
Escargot, Kômou.
Puce, Bc.
Viande, Ngama.
3° LÉGUMES ET FRUITS.
Banane, N'dôn (o très long ou deux o).
Arachide, Kalako.
Maïs, Koiindâ.
Patate, Badro.
Noix de palme, M'hcté {m très doux).
Vin de palme, Sokro ou Samba.
Fève noire, Kola (haricot).
Manioc (farine), Ganga ou Karanga.
Fève jaune, Kondé.
A" ÉLÉMENTS ET DÉPENDANCES.
Eau, N'gô.
Terre, Tô.
Feu, Oaâ.
Ciel, Dakoue.
Soleil, Nna (mieux, N'na).
Vent, Pysa.
Rivière, Mbâli.
Pierre, Tchimi {ch très doux).
Paille ou herbe de brousse, M'benzé.
Fleur, M'bossé.
Cendre, Sui ou Soui.
Liane, Kousse (pour pagnes).
5° MÉTAUX, MATIÈRES PRÉCIEUSES.
Fer, Mpei ou Mbei.
Cuivre, Boukou.
Ivoire, Nambri (prononcez Ndn nbri, ou
mieux Namn'bri) ou Douri.
6° ORNEMENTS ET OBJETS USUELS DU NOIR
Collier, MalcngJiélenghé ou Lenglié lenghc.
Bracelet eu ivoire, Taire.
Couteau, M'bé (Maggyar couteau).
Fourreau, M'poko.
33^
Pifjo, N'saniho (Vn prononcé un peu comme
led).
Tabac, Mangâ.
Pirogue, Goua.
Pagaie, Kai (d'où Kair, pagayer).
Perle, A'nssi (les deux s légèrement mouillés).
Étoffe, Bongo.
Pelle en fer (monnaie d'échange), Gouinza.
Pointe de cristal que les femmes ouaddas
se mettent sous la lèvre inférieure, Bangri.
Perche pour passer les pirogues, N'Tommbô.
Lit en bambou, Kikona.
Caurie, Riva.
Bouclier, N'gô.
Marmite, Tabo.
Pilon (en bois), M'bala.
Planche (pour dormir). Conque (prononcez
Coiiqnerié).
Rond en feuilles pour porteurs (tête), Kati.
Sac, Bôkô.
Carquois, Bogbo.
Flèche, Kôlâ.
Porte de case, Moringoiiélé.
Tambourin, N'djouma.
Ornement ouadda de la lèvre supérieure,
Toûgo (signifie à peu près bouton).
Entraves pour esclaves, Songo.
Lance, Du.
Boîte, Gouhou ou Sangoiikou.
Panier, Siké ou Sikoné.
Petite coupe pour boire, Dzambo.
Calebasse coupée en deux. Solo.
Écharpe, Kio, ou pagne indigène (sert à
porter ou soutenir le sac).
Ficelle (petite), Kassa.
7° QUELQUES OBJETS PARTICULIERS AU BLAXC.
Papier, Bikanda.
Glace, Tatra.
Chapeau et tout ce qui couvre la tête, Boto.
Soulier, TâbaÇ!).
Bouteille en verre, Kanga.
Sabre, Maggja.
Fusil (cartouche), N'gommbe.
8° VERBES EXPRIMANT DES ACTES USUELS.
Dormir, Dà.
Evacuer (matières fécales), Djipa.
Uriner, Kisso.
Pagayer, Kai.
Rire, M'zozo {z comme en français).
Pousser, Tominbo.
Battre, Bobo.
Regarder, Dili.
Venir, Youkou, Dodo (vieux).
Couper du bois, Dénd.
Courir, Doumbi.
Pleurer, M'ba.
Marcher, No7io.
Chanter, Si (?).
Voir, Yéré.
Arrêter, rester, Yéké.
Tuer, Kongorongo.
S'en aller, Tcha (Ex. : Va-t'en! Nat'cha!
9° iNUMÉRATIOX.
Un, Bonka.
Deux, Bissi.
Trois, Bota.
Quatre, Dékona.
Cinq, Bôna.
Six, Selta.
Sept, Voue.
Huit, Sana.
Neuf, N'soka.
10° ADJECTIFS.
Bon, Foufou ou M'bété.
Mauvais, Loufou nini.
Grand, Gaga.
Petit, Ngikini.
Il" MESURE DU TEMPS.
Demain. Cocoriko ou Kikeriki.
12" PRONOMS.
Moi, Mi.
Toi, Mo.
13° INTERJECTION, AFFIRMATION, NÉGATION.
Non, Pl'pé.
Pas ou plus, Goni.
Oui, Yo ou Him Mm.
(Ex. : M'na yéré pépé, je ne vois pas. —
Bombo goni, la perche ne va iilus.)
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Préface 5
LETTRES DE JACQUES
I
DKPAHT.
Espérances. — Le devoir du saug. — Reptiles 11
II
EN MER.
Collaborateurs. — Dakar el Conacri. — Behanzi n 13
III
AU DAHOMEY
Relâche. — Kolonou. — .Vnarchie coloniale. — Noirs et requins. — Une réclame. . . 17
IV
AU CONGO.
A terre. — Les tirailleurs. — Mizon et Djbowski. — .V l'hùtel 22
V
A ROM A.
Un hôtel en tôle. — Une ville qui sort do terre. — Petits oiseaux. — Chez le gou-
verneur général. — L'État libre du Congo 24
VI
EN MARCHE.
Les charges. — A la messe 28
336 —
Pages.
VII
AU CAMPEMENT.
Matadi. — Le « Prince Batuloiiin ». — Le chemin de fer. — Une ancienne capitale.
— Les porteurs. — Le chêne de Slaniey. — Menu. — Photographies 30
VIII
PREMIÈRES ÉTAPES.
En file indienne. — Une Suisse africaine. — Discussion. — Les capitas. — La monnaie
d'échange. — Saison insalubre 39
IX
HALTE.
A Manvanga. — Mesui-es de rigueur. — Le 14 juillet. — Ilevue et réjouissances. —
Bousculade 48
X
SÉJOUR. --■-
Difficultés de recruter des porteurs. — Les noirs voleurs 53
XI
A BRAZZAVILLE.
Une route. — Potagei's français. — Un arbre géant. — Poules et œufs. — Une noce.
— Accès de fièvre. — Cinq cent mille pieds d'ananas. — Arrivée à Brazzaville. . . 55
XII
UNE MISSION CATHOLIQUE.
Honneurs funèbres. — Fâcheuses nouvelles. — Les Arabes soulevés. — Mgr Au-
gouard. — Les missionnaires. — Prêtres, maçons et instituteurs. — Petits anthro-
pophages 62
XIII
LE CONGO BELGE.
Fonctionnaires. — Vitraux. — Un mot du roi des Belges. — Mgr Augouard et Jules
Ferrj. — Mort d'un sergent. — Envois 70
XIV
CHANGEMENT D ' I T I N É R A I R E.
Nouveau plan de campagne. — Soldais réformés. — Nous séchons. — La quinine.
— M. Dolisie. — Messe et salut. — Voici les pluies. — Histoire de cigares. — Peu-
plades anthropophages. — Inattendus. 78
XV
rXF. I.KTTRK DE M" AIT, OUAIÎD.
Dissensions et départs. — Un ancien zmiavo ponfifiral. — Adieux 90
\ \ 1
Sl'li LE COXIJO.
Départ de lirazzaville. — Nos deux vapeurs. — Le Pool. — Vie à bord. — Le riz. —
Ln lézard. — Missionnaires protestants. — Le lard des négresses. — Chasses. —
Provisions. — Tornades. — Les moustiques. — ln cerf. — Du bois. — Villages
noirs. — Les Congolais. — Les (les du Congo. — ln concert. — La mission de
Lirrançra. — En a vani 1 OU
Chez les Pères. — Sur l'Uniiani^hi. — Xaturcls. — l/écliange du sang. — Ciel bleu.
— Toujours du bois. — Les piquets à décapiter. — ln hippopotame. — Humidité.
— La pluie. — Klégantes négresses. — Poltior. — l"n grand chef. — Les rapides.
— Le poste de P>anghi. — Bonne année ' Hii
WIII
A liAXIiHI.
Accueil charmant. — Les pirogues. — Les Belges et l'ivoire. — La question de l'es-
clavage. — -Mes vingt-quatre ans ilJT
XIX
SKJOl'R PÉXIBI.E.
Adieux à Banglii. — (iucrros indigènes. — Tribu de nains. — Voyage de Julien. —
indisposition générale 177
XX
EX PIROGUES.
Ce que c'est qu'une pirogue. — Prix des denrées. — Les Banzyris. — A coups de
tlèche. — Nos pagayeurs. — Aux Ouaddas. — La pèche. — Dictionnaire banzyri. 184
XXI
LE KWAXGO.
Demande de médicaments. — Tâche l'acilitée. — Tout marche bien 202
XXII
CHEZ LES BAXZYRIS ET LES BAXGAKAS.
Bembé. — Marché. — En route pour les Abiras. — Le 1" janvier 18i):j. — \n milieu
43
.388
(les siinlcrcllos. — lue lurnade. — l.e poste de M(j|iaï. — Ihius les ln'umes. —
Arrivée îiux Aiiinis 204
XXIII
A i; X AiniiAs.
Al. Lidliinl. — Lu cdiMiuèle <le {■Oubangiii. — Les liouhoiis. — l^xpédilion. — l.a
colonne. — A couiis de l'usil. — Au liivouac — M. de l'oiiuiavrae. est ventjé. —
Une lettre de .M^r Au:,nniard -IM
\ \ I \
Ai.vr V A isKs .N orvKi. r, Fs.
Dépari de Julien — Déiiérisscnient. — Kaililcsse. — Uclour au Pool 236
\ X V
Dans un fauteuil. — 11 laut ehani^er d'air. — Kii retraite. — A bord d'un vapeur
hollandais — Uelour à Brazzaville. — Les tirailleurs. — Triste expérience. —
Les Belges en A Iriquo 2;!.S
X \ \ 1
I I. I'.\ IT H KVKN I n.
Sur la roule de l'iMirope. — hi]|iossible de résister. — Vériliealion des eoni]iti
Hospitalité à la Mission de Brazzaville
LK CAUNET DE .JAGOIJES
Inaction Ibrcée 233
Expédition contre les Boubous 203
Retour aux Abiras 270
Belour 278
LA MORT
Le dernier témoin 303
Une l'eniuie à une mère 308
Lettres de .Mgr Augouard 3H
Adieux d'un compagnon 317
330
LES FUNERAILLES
Pages.
Discours du commandant Monleil 3;23
Discours du maire d'Lîzés 325
Discours du colonel comle d'Alhiousse 32(1
Discours de M. MariéLon. 32Î)
Discours de M. Delonclc 330
l'ETlT VOCABULAIRE BAMZYHl
Uuelqucs mots recueillis au passage en 1892 333
TABLE DES GRAVLKES
nous TEXTE
Portrait du duc Jacques d'Uzès Frontispice
Fac-similé d'une lellre du duc Jacques d'Uzès 12
L'expédition à l)(ird du Tajijicte 14
La véifélalion à Conacri 16
Nous avons vu beaucoup de crocodiles 30
Entrée ilans la nu-ct 40
Une niarcluuule de polcrie à .Nsékélol.o 4l>
Canipenienl au hurd de la Ldiiliui 44
Passage d'une rivière à dos d'IinuiMic 46
Le 14 juillet au poste de Manyanga-Nurd 50
Arrivée à Brazzaville 60
Itinéraire du voyage sur le Congo et le haut Uuhanglii "8
Plan général de Brazzaville 92
Départ de Brazzaville 100
Les noirs débarquent pour l'aire le bois nécessaire 102
Poste de Lirranga sur l'Oubanglii 122
L'cndjarquenuMit par l'orage 132
ils étaient stupélails de nos gants 140
Arrivée au poste de Baugbi inondé 160
Départ de Banghi 184
Nous longeons la rive l'rançaise sous de grosses branches 186
Passage des rapides 188
Navigation à la perche le long des bancs de sable 204
Le poste de Kwango '208
.M. liiollot tue plusieurs canards 212
A notre approche, ils arborent le drapeau tricolore 214
Un immense nuage de sauterelles passa au-dessus de nos tètes 216
— U2 —
La Dur.heise Anne rranchissanl les rapides de Céléma ±2i
Kos alliés les Nzakkaras 226
Le carré se l'orme rapidement 228
Les Boubous en nombre considérable essajenl de nous envelopper 232
Jacques d'I'zès trouve les crânes de M. de Poumayrac et de ses huit hommes 234
Armes congolaises — collection du duc d'Uzès 252
Armes congolaises — collection du duc d'L'zés - 272
Armes et instruments divers du Congo — collection du duc d'Uzès 288
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